Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XII

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 225-236).

Chapitre XII.

la Signification de la Création mosaïque.


Le judaïsme repose sur la théorie de la création. le principe de cette théorie fondamentale, son signe caractéristique est plutôt l’égoïté, l’égoïsme, que la subjectivité. Cette théorie ne peut naître que là où l’homme veut dominer la nature en l’exploitant pour son usage ou pour son bon plaisir, là où par conséquent il la dégrade en quelque sorte pour en faire un simple instrument, un produit de sa volonté. Il s’explique l’univers en t’expliquant d’après son entendement humain ; la question « D’où vient l’univers ? » est pour ainsi dire la suite de cette autre question : « Je suis étonné qu’il existe, pourquoi existe-t-il ? » Or, cet étonnement à propos de l’existence de la nature n’entre dans l’esprit que là où l’homme avait déjà commencé à faire scission avec elle, la où il l’a déjà déprimée au point d’en faire un simple objet de son bon plaisir. L’auteur du Livre de la Sagesse dit avec raison, que les païens admirent tellement la beauté de la nature qu’ils ont oublié par là de s’élever à l’idée de son créateur. Quand on regarde la nature comme un objet rempli de beauté infinie, on la conçoit indubitablement comme un objet nécessaire ayant en elle-même la cause motrice de son existence, et on ne pense jamais demander pourquoi elle existe ? Aux yeux de cet admirateur de l’univers, il existe parce que et puisque il existe ; une tautologie qui lui suffit parfaitement. Dans l’esprit cet homme, il y a fusion et identité des deux notions nature et Dieu ; le monde tel qu’il se meut devant ses yeux, lui parait bien être un produit, mais nullement créé dans le sens particulièrement religieux de ce mot, nullement un produit arbitraire.

L’homme ne dit ici rien d’irrespectueux en l’appelant un monde engendré, produit, né ; il ne déroge pas à l’admiration qu’il porte pour la nature, car les notions d’engendrement, de production, de naissance lui sont si peu choquantes qu’il appelle ses divinités même des êtres produits. La force génératrice de la nature[1] lui est la force primitive, l’homme se croit par là fondé à supposer la base de nature une force réelle, toute présente. C’est l’homme dans son intuition esthétique (l’esthétique est la véritable philosophie première ; le goût et le dégoût, la sympathie et l’antipathie forment le fonds des rapports que l’âme de l’homme primitif a avec le monde) qui adore ce monde comme le vrai mundus et kosmos c’est-à-dire, l’ornement par excellence ; sous ce point de vue l’univers est pour lui la divinité. Certes, ce n’est que là qu’un Anaxagore a pu prononcer ce mot immortel[2] : « L’homme est né pour regarder et contempler l’univers ; » thèorein, horân, thèos, templum.

Une joie pure et presque indicible fait tressaillir l’âme du philosophe critique des temps modernes, quand il jette son regard en arrière dans les profondeurs des époques anciennes, et qu’il y rencontre ces héros antiques de la pensée qui eux aussi avaient largement ouvert leurs nobles cœurs au respect que la nature universelle inspire ; dans biogène Laërce on lit (II, 3, 6) que les mortels sont nés pour contempler le soleil, la lune, les astres ; d’autres penseurs, par exemple, les stoïciens, disent : Ipse autem homo ortus est ad mundum complandum et imitandum (Cicéron de nat. d.). Aux yeux des chrétiens et des juifs le bien moral n’existe pas par et pour lui-même, leur Dieu l’ordonne, donc il est bon ; de même la beauté universelle n’existe pas pour eux, par et pour elle-même, leur Dieu l’a faite, donc elle est belle. Il en doit être de même chez les mahométans : dans leur religion si grandiose et si monotone toute la dialectique compliquée du christianisme et du mosaïsme est tellement réduite, qu’il n’y reste plus que l’unité une et indivisible :« J’aurai toujours ce qu’il me faut (dit l’émir Saladin, dans Nathan le sage de Lessing) : un cheval, un glaive, un seul Dieu. » Ne nous arrêtons pas ici à quelques poètes mahométans, à Saadi l’immortel, par exemple, car ce n’est point l’islam qui parle par leur bouche divine, c’est la philosophie panthéiste, qui est plus grande que lui. La philosophie, ou si vous voulez, la théorie, c’est le centre duquel vous découvrirez l’harmonie de l’univers ; là vous pouvez sentir l’imagination matérielle comme votre unique activité subjective ; là, la nature universelle et le moi subjectif vivent en harmonie : il ne se construit ses beaux châteaux enchantés qu’avec des matériaux naturels, il appelle cela faire des cosmogonies.

Mais quand l’homme se place obstinément sur le point de vue pratique, pour contempler delà le monde en faisant un point de vue théorique de celui de la pratique, alors l’homme se sépare de la nature, il en fait l’humble servante de ses intérêts égoïstes. Il y a une formule suprême pour cette manière de voir et d’agir : Toute la nature est nulle. Dieu dit : Que le monde soit, et le monde fut ; cette obéissance illimitée signifie que le monde n’a pas la moindre valeur intérieure : « Hebræi numen verbo quidquid videtur efficiens describunt et quasi imperio omnia creata tradunt, ut facilitatem in eo quod vult efficiendo summamque ejus in omnia potestatem ostendant. (Psalm., 33, 6.) Verbo Jehovæ cœli facti sunt. (Psalm., 148, 5) Ille jussit eaque creata sunt, » dit fort bien déjà le vieux J. Cléricus (Commen. in mos. gen., I, 3). En effet, l’utilisme appartient spécialement au mosaïsme ; c’est là que nous pouvons étudier à notre aise la connexité entre la Providence et le miracle, qui à son tour a pour fondement l’égoïsme tout pur.

L’eau se sépare en deux ou se consolide, la poussière se métamorphose en vermine, un bâton devient un serpent, une rivière roule des flots de sang, le roc devient une fontaine, il y a jour et nuit à la fois, le soleil s’arrête, le soleil rebrousse chemin, une ânesse parle en langue humaine : tous ces miracles contre nature se font pour le salut d’Israël et sur le commandement de Jéhova, qui ne pense qu’à Israël. Jéhova, c’est l’intolérance absolue en personne, l’égoïsme national personnifié : c’est le monothéisme dans sa plus simple et dans sa plus forte expression. Les chrétiens reprochaient cet orgueil à la nation juive, mais ils avaient tout à fait les mêmes sentimens exclusifs : « Sache, dit Luther, que Dieu prend soin de toi, tes ennemis sont aussi les siens (VI, 99). » « C’est à cause des chrétiens que Dieu pardonne au monde entier. Le Père céleste laisse briller les astres et tomber la pluie sur les têtes des justes et des injustes, des bons et des méchants : mais il ne le fait qu’à cause des chrétiens peu reconnaissants (XVI, 506). « Qui dit du mal de moi, le dit de mon Dieu (XI, 538). » « C’est dans notre personne que Dieu est méprisé et poursuivi dans nous (IV, 577). » Tout ceci, il me semble, est une série d’arguments ad hominem qui prouvent l’identité de Dieu et de l’homme. Les Hellènes contemplent la nature avec leurs sens théoriques, c’est-à-dire par l’ouïe et la vue ; ils entendent de la musique céleste dans le cours des astres, ils voient Vénus Anadyomène qui surgit de l’écume de l’Océan universel. Les Hébreux ouvrent à la nature principalement leurs sens gastriques : il leur faut de la manne à manger pour s’apercevoir de leur Dieu ; « Vous aurez à souper avec de la viande, et le matin vous déjeunerez jusqu’à la satiété avec du pain, et vous verrez ainsi que je suis le Seigneur votre Dieu (Moïse, II, 16, 12). » Et Jacob fit un vœu en disant : « « Si Dieu veut être avec moi et me garder du pain à me nourrir et sur mon chemin de voyage, et me donner des vêtements pour m’babiller, et me reconduire en paix chez mon père, alors le Seigneur sera mon Dieu (Moïse, 1, 28. 20). »

Manger, voila l’acte le plus solennel, ou du moins l’initiation, dans le judaïsme. En mangeant, l’homme prouve en effet la nullité de la nature objective, il se la soumet, et plus encore, il se l’assimile : « Les soixante-dix chefs montèrent la montagne avec Moïse, et ils y virent Dieu, et après l’avoir vu, ils mangèrent et burent (Moïse, II, 24, 10, 11). » Tantum abest ut mortui sint, ut contra convivium hilares celebrarint (Clericus).

Le monothéisme, c’est l’égoïsme divinisé : l’égoïste adore son moi, et devient indifférent envers ce qui ne se rapporte pas directement à ce moi. Le polythéisme, au contraire, est le père des beaux-arts et des sciences, il a toujours les yeux ouverts pour le bien et le beau, pour l’univers tout entier. Salomon, il est vrai, dépasse tous les peuples vers le Levant en intelligence et sagesse, il parle même des arbres et arbrisseaux, du cèdre du Libanon jusqu’à l’hysope qui croît sur des murs, il parle des animaux, des oiseaux, des poissons, des vers (Liv. d. Rois, I, 4, 30) mais ce prince n’était guère un bon serviteur de Jehova, témoin son idolâtrie [3] et son harem étranger, il avait plutôt des tendances polythéistes, qui. je le répète, sont toujours et partout la base des sciences et des beaux-arts.

À cette signification de la nature répond nature répond l’origine de la nature. La manière dont on se représente la naissance d’un objet, doit être la même pour son essence. Les anciens et les hommes du moyen-âge, peu naturalistes comme on sait, dérivent l’origine de la vermine d’animaux morts et d’autres objets dégoûtants : ils font cela parce que l’essence des insectes et des vers leur paraît dégoûtante, et il serait erroné de croire qu’ils les trouvent dégoûtants parce qu’ils leur supposent cette origine méprisable. De mémo, aux yeux des Hébreux la nature universelle n’est qu’un simple instrument du bon plaisir, de l’égoïsme le plus capricieux, ils lui donnent donc une origine qui exprime ouvertement le peu d’estime qu’ils ont pour la nature. Un égoïste par exemple est aigri quand, pour satisfaire ses besoins, il se voit obligé de recourir a autrui, quand il y a une scission entre la réalité et le désir, ou entre le but imaginé et le but réel ; il voudrait que sa volonté fit des miracles. Et le mosaïsme, en effet, fait créer l’univers par voie de miracle, par le simple sic volo, par la volonté absolue et arbitraire de Jéhovah, par un Impératif catégorique, tandis que les philosophes païens voyaient dans la nature une réalité ; ils parlaient par conséquent d’une matière éternelle. Il y avait chez eux des opinions diverses la-dessus, il est vrai, mais la différence était peu importante, puisque l’être créateur à leurs yeux est plus ou moins un être cosmique. Les païens étaient des idolâtres en contemplant la nature mais des nations ultra-chrétiennes le sont aussi, en observant et recherchant les lois générales de la nature. Les païens adoraient des objets naturels : entre adorer et contempler il n’y a pas beaucoup de différence ; le naturaliste chrétien lui aussi s’agenouille devant la nature, quand il découvre, au péril de sa vie. un cristal, un lichen, un insecte, pour les glorifier dans la lumière de l’intuition et pour les éterniser dans la mémoire scientifique de l’humanité. Étudier la nature n’est pas loin de l’adorer, et cela s’appelle idolâtrie dans le sens du Dieu israélite et chrétien. La religion n’est rien autre chose que l’intuition primitive que l’homme se fait de la nature et de lui-même ; elle est par là naïve et populaire, ou plutôt enfantine, mais en même temps opposée à la liberté. Tout le développement historique des religions devient clair quand on le considère sous ce point de vue.

« La religion Israélite, dit Boetticher (Idées sur la Mythol. des beaux-arts)[4] fut regardée par les païens de l’antiquité comme un culte sidéral très spiritualisé : Juvénal appelle les Juifs cœlicolœ, adorateurs de la voûte du ciel. Les années célestes, dont la Bible et le Talmud parlent si souvent, en sont une preuve. En Égypte, ils étaient des fétichistes. En Cananée, ils adoptaient souvent le sabéisme dégénéré des habitants. Dans l’exil, ils étudiaient Zoroastre, et ce n’est qu’alors que la Thora, ou Bible, fut conservée, comme objet trois fois sacré, par les soins d’Esra, cet autre Moïse, qui probablement est le seul et véritable Moïse. En général, il faut placer à droite les religions de la lumière et du feu ou le sabéisme, à gauche, le fétichisme, ou les religions des images. Les religions sabéennes, ou célestes, ou sidérales, vont se spiritualiser en Zoroastre, et se matérialiser étrangement chez les Phéniciens dans le culte de Baal-Moloch-Saturne ; les religions fétichistes commencent, en Grèce, par exemple, par l’adoration du serpent, du bouc, du hêtre, d’une pierre, et arrivent à l’adoration de la figure humaine. Les Grecs ne représentent plus comme les Hindous leurs divinités composées de mille attributs ; les hardes des cercles d’Homère et d’Hésiode regardent plutôt les rapports humains que ceux des dieux, et pour dignement décrire les rois du ciel, ils les comparent au roi hellénique, avec son château fort, sa cour, sa famille, ses passions ; ils font des théogonies et des cosmogonies. Après eux vient Platon, l’interprète allégorique (en hypnoïa), et fait beaucoup par la pour soutenir les croyances déjà un peu délabrées, à ce qu’il paraît, aux mythes populaires et poétiques. Arrive la Stoa avec sa fameuse physique, elle allégorise aussi. Mais, remarquez-le bien, ni le platonisme, ni le stoïcisme, ne font plus beaucoup changer le cœur de la religion nationale ; elle semble même se préoccuper très peu de tous ces philosophismes, mais elle se révolte chaque fois qu’elle croit voir un essai de démonisation ; elle ne veut point qu’on lui démonise ses dieux nationaux. Alexandre le Macédonien mêle davantage les systèmes occidentaux et orientaux ; des Israélites hellénisés, domiciliés par toute l’étendue de l’empire, vont spiritualiser les religions fétichiste et sabéenne, la prêtraille du Sérapis va les matérialiser. La démonisation est désormais le point central : Platon déjà avait proclamé un idéalisme oriental, et démonisait la mythologie homérique ; il appelait ce poète un homme impie, asebès (Repub. II) : les stoïciens allégorisent en trouvant toute la géogonie dans la fable du Protée : les néoplatoniciens proclament la theoria ou l’intuition du divin, avec de la théurgie et de la démonisation des divinités et des puissances qu’ils avaient rencontrées dans l’ancienne foi hellénique, et ils déclarent par la bouche de Saccas, Porphyre, Plotin et Jamblique, que les divinités de l’antiquité nationale sont de pures manifestations du logos ou du démiurge ; tandis que Macrobe, par son panthéisme cosmique, protège les païens pieux contre les moqueurs païens (Lucien) et les déclamateurs galiléens (Pères de l’Église et autres) c’est ainsi que le néoplatonicien Julien l’Apostat croit confondre les chrétiens en rattachant (de rege sole) le magisme oriental aux mythes nationaux de l’antiquité hellénique. Viendront après cela les allégoristes alchimistes (Fabric. Biblioth. græc. IV), qui diront que la toison d’or des Argonautes n’était rien autre chose qu’un livre alchimiste griffonné sur du parchemin ; viendront les allégoristes moraliseurs dans les Académies de la Grèce, le texte d’Homère à la main (Strabon, I, 36) ; mais les Péres de l’Église se tiennent de préférence à l’interprétation historique d’Euhemère (dite athée, avec plus de raison symbolique) et à l’interprétation sophistique (voyez Sext. Empiric), qui explique les dieux d’une manière réaliste : du vin, c’est Bacchus ; du pain, c’est Cérès, etc. Contre Euhemère éclate la fureur religieuse de Callimaque et de Plutarque (de Isi) ; Ennius le latinise, et Lactance s’en empare avec empressement… Il faut absolument se rappeler tout ceci quand on veut comprendre le mosaïsine, qui occupe évidemment la place au milieu, entre la gauche et la droite, entre les sabéens et les fétichistes. Les sabéens orientaux adorent des corps naturels des astres, les éléments) et des forces naturelles (génération, conservation, destruction, ou Trimurti indienne ; changement des saisons, ou Thammuz Adonis en Phénicie et Attis en Phrygie) : dans tous ces cas, le sens intérieur restait un mystère presque jamais expliqué, et la figure humaine n’y était qu’un symbole, elle dégénéra par conséquent scandaleusement, tandis que, chez les idolâtres ou fétichistes civilisés de la Grèce, la forme de l’homme, dans toute sa beauté et dans toute sa force, était regardée comme fétiche suprême. Les Hellènes ont donc pour dieux des hommes élevés à la dernière puissance : les passions y sont aussi au plus haut degré, et le culte divin est tout composé de manifestations humaines : théâtre, musique, danse, course, lutte. Mais, remarquons-le bien, jamais ils ne posent leurs dieux comme des modèles, ni en vertu ni en vice ; tandis que le christianisme arrive avec ce commandement : Tu dois ressembler à ton Dieu et aux anges. Or, comme ceux-là sont des esprits, le chrétien est tenu à se spiritualiser. Les mystères religieux en Grèce païenne, les Orphiques et les Éleusinies avaient prêché une apothéose orientale des puissances naturelles et des abstractions de la nature, sans s’occuper en même temps d’anthropologie : on y avait les trois puissances de la Trimurti, des cosmogonies, la fin du monde, la vie éternelle, l’agriculture ; on voit bien que Schelling (Phil. de la Relig. 1804) se trompe quand il croit que le christianisme a toujours existé dans l’intérieur du paganisme classique, d’où il serait sorti a l’époque de la vulgarisation des mystères païens, et quand il les appelle les centres de la vertu publique : c’est exagérer. Mais dans le christianisme se sont conservées toutes les sectes païennes, et toutes les sectes païennes, depuis l’an 3000 avant Jésus-Christ, ont eu quelque chose qui se manifesta plus tard dans le christianisme ; les spéculations des philosophes, le Nous d’Anaxagore, les mystères païens dévoilés, le mysticisme des platoniciens et pythagoriciens, l’atomisme de Démocrite et d’Épicure, l’allégorisme des stoïciens, le messianisme judaïque, le démono-magisme des Perses, tout cela conflua peu à peu, et il en naquit le christianisme. Le dogme principal du christianisme l’Homme-Dieu, appartient à toute religion théocratique, despotique ou cléricale, tandis que les religions populaires, celles qui s’occupent des choses divines sans l’intermédiaire d’une caste, ont des apothéoses (voyez l’ouvrage éminent de Benjamin Constant, de la Religion, 1824). Ce qui reste désormais avéré, c’est que la lutte entre le jeune christianisme et le vieux paganisme n’était rien autre chose que celle entre la démonologie ou angelologie orientale, et le culte des images ou fétiches : de là la douceur des césars romains natifs de l’Orient envers tes chrétiens. Constantin organise la staurolâtrie, l’adoration de la croix qui était un fétiche comme tant d’autres, et depuis il y a en quelque sorte fusion du fétichisme et du démonisme (ou angélisme) sons le nom chrétien ce qui n’empêche pas la vieille haine de l’un contre l’autre, d’éclater dans des conditions données. Mais j’insiste avec force sur ce que le culte des astres, culte sabéen ou céleste, produit enfin le Moloch et la Melitte-Astarte, les orgiasmes du Dionyse Sabazios, de la Cybèle avec des bellonaires, galles, hiérodoules ou fakirs tandis que le culte des images, culte terrestre, conduit insensiblement à l’adoration du Mithras-Ormuzd, du médiateur divin. Le culte des astres et du feu dégénère en spadonisme (l’empereur Héliogabale, la nésos theleïa des Scythes d’après Hippocrate, la fable de l’Attis réalisée dans les galles et les fakirs devenus eunuques il s’idéalise en Ormuzdisme. Le culte des images commence par un culte des animaux, il s’idéalise en hellénisme[5].

Le judaïsme n’est certes ni du fétichisme ni du sabéisme : Deuteron, IV, 19. Clément l’Alexandrin dit « Licet enim ea quæ sunt in cœlo, non sint hominum artificia, at hominum tamen gratia condita fuerunt : ne quis igitur solem adoret, sed solis effectorem desideret (Coh. ad gent.). » La création tirée du néant n’est point un objet digne de la philosophie, on n’y trouve aucune matière pour agiter la pensée, tout y est vide, vide comme la doctrine de l’utilisme ou de l’égoïsme dont elle est l’expression systématique et métaphysique. Qu’y-a-t-il de plus vide qu’un commandement simple et absolu ? D’un autre côté, plus cette sorte de création est dépourvue de sens pour la philosophie naturelle, plus elle est chère à la spéculation rêveuse. Il en est des dogmes comme de la politique : une institution, après avoir perdu toute valeur et signification, reste encore longtemps debout, et les faux avocats de la pensée arrivent qui démontrent que ce qui était bon dans un temps donné, l’est pour toujours, et que la signification intrinsèque de cet objet est éminemment profonde. Ils disent cela parce qu’ils ignorent la véritable ; et remarquez-le bien, ils se prononcent à cet égard en même temps très dédaigneusement sur toute autre religion non-chrétienne : au lieu de comprendre que, si le Parse ou l’Indien boit de l’urine de la vache sacrée, il n’y fait point une chose plus ridicule que si le catholique adore le peigne de la Sainte-Vierge : dans les deux cas l’homme cherche également la rémission des péchés, et c’est toujours très sérieux. La spéculation théologique contemple les dogmes en les isolant les uns des autres, elle détruit maladroitement leur connexité et les rend ainsi incompréhensibles. Elle ne les réduit jamais à leur origine intérieure, qui est la seule vraie ; elle n’est pas critique, elle fait un primitif du secondaire, un secondaire du primitif, elle renverse l’ordre et la cohérence des idées. Elle dit que l’homme ne vient qu’après Dieu, au lieu de dire le contraire. Incapable de contempler la nature, elle s’égare aussi quand elle veut définir l’homme. D’abord, n’oublions pas cette vérité fondamentale, l’homme sans le vouloir, sans le savoir, se crée Dieu d’après son image humaine : plus tard ce Dieu créé crée, en le voulant, en le sachant l’univers et l’homme. »

La théologie dit alors : voilà Dieu qui crée l’homme d’après son image divine.

Cette vérité se manifeste principalement dans le développement de l’israëlitisme. La théologie, qui fausse tout et ne reconnaît les choses qu’à moitié, dit alors que la révélation divine marche toujours a pas égal avec le progrès du genre humain ; ce qui n’est juste dans notre sens que quand nous disons la révélation divine est la révélation, ou la manifestation spontanée de l’essence humaine. L’israélite, créant son Dieu créateur et archi-égoïste, y révèle son propre égoïsme national. Il était cependant homme, et ne pouvait donc pas se refuser à toute contemplation théorique de la nature. Il l’admire, il chante la grandeur incalculable de Jéhova en chantant celle de l’univers. Cette grandeur de Jéhova se montre au comble quand elle se rapporte aux israélites par des miracles sans nombre : voila donc encore le regard de l’israélite tourné vers lui-même. Le soleil s’arrête pour lui ; la terre tremble, d’après Philon, pendant la publication de la loi de Sinaï. Dieu donne, d’après Philon, à Moïse le pouvoir sur toute la nature, et chaque élément lui obéit comme à un maître (Gfroerer : Philon). Jéhova c’est le salut du peuple, (salus populi suprema lex) le salut suprême, devant lequel tout doit disparaître. Jéhova, c’est la flamme dévorante de la colère, qui jaillit des yeux d’Israël quand il frémit d’impitoyable fureur, quand il se lève comme un jeune lion mugissant de Juda pour se ruer sur les ennemis avec son glaive exterminateur. « Que Dieu soit béni ! Jéhova est notre force il obéit au héros Josua, il combattit pour Israël ; Jéhova est le Dieu de la guerre (Herder). » Plus tard ce Jéhova se radoucit, il étend son amour aussi sur d’autres peuples, comme dans le livre Jona ce n’est plus là le véritable Dieu patriotique et national[6].

  1. Lingame, Yone, Phalle, etc. dans des symboles de toute sorte depuis l’amulette en miniature jusqu’à la colonnade d’obélisque de cent vingt pieds de hauteur dans la cour du temple à Babylone, depuis la pauvre idole rustique du Priape jusqu’à l’emblème en or et perles, et cela pendant des milliers d’années depuis l’Inde jusqu’à l’Espagne. En promenant sur tout ceci l’anathème et le fer, le christianisme primitif avait parfaitement raison, car les temps étaient accomplis, c’est-à-dire l’époque des religions naturelles et naïves était passée, elles étaient devenues scandaleuses ; l’esprit, longtemps heureux et sain dans ces langes innocents, avait grandi et il sortit du berceau païen : ceux qui ont voulu l’y retenir, furent frappés du jugement dernier de l’histoire, et même des césars romains, hommes admirables sous tous les rapports, ont dû être marqués du coin éternel devant l’Humanité comme persécuteurs du christianisme. Mais ce christianisme a triomphé, et il a employé sa victoire à nous donner deux fléaux au lieu du fléau païen détruit : la chasteté factice et la prostitution légale.  (Note du traducteur)
  2. Le christianisme n’a rien proféré de plus sublime : Aimez-vous les uns les autres est son parallèle, c’est la hauteur morale et pratique vis-à-vis de la hauteur théorique et intellectuelle.  (Le traducteur)
  3. Il brûla des enfants vivants entre les bras de l’idole Moloch ; voyez : Le Culte du Feu chez les anciens Hébreux, par M. Daumer (Le traducteur)
  4. Cette intercalation est du traducteur.
  5. Mieux serait peut-être, au lieu de diviser toutes les religions en sabéennes et fétichistes, de les classer en sabéennes et phalliques ; celles-ci se rattachent les idées de la mort d’un dieu et de sa résurrection ; le phallisme ou lingamisme n’est rien autre chose que l’expression naïve de l’étonnement immense, dont l’homme barbare était saisi en considérant l’engendrement, la naissance, la mort et la réapparition, c’est-à-dire les générations suivantes. Là où le lingamisme entre comme élément principal dans la religion, la castration religieuse et la prostitution sacrée deviennent inévitables. L’eunuchisme religieux fut conservé par le christianisme sous une forme tant soit peu idéalisée ; la prostitution sacrée fut maudite par la religion nouvelle, mais point abolie au contraire, elle y fut légalisée à l’aide du dogme de l’inégalité humaine (prédestination). Le molochisme y fut aussi conservé sous une forme moins âpre.  (Le traducteur.)
  6. Ce Dieu est grandiose, il faut l’avouer, et le talmud en fait plusieurs descriplons qui sont sublimes : dans le livre Rafiel (non imprimé) qui a été donné à Adam pat l’ange de ce nom, ou lit « Metatron, le grand archange, a dit rabbi Ismael, m’a dit ce qui suit : Je témoigne Je Jéhova ceci : sa barbe a une longueur de 11,500 lieues ; de sa prunelle gauche à sa prunelle droite il y a 300,000 lieues ; la hauteur de sa taille est de 2,360,000 lieues ; il est assis sur un trône, et de ce trône à sa tête il y a 1,180,000 lieues et autant à ses pieds ; les couronnes sur sa tête ont une hauteur de 600,000 lieues ; de son talon au genou il y a 191,004 lieues. » Le livre Othiolh de rabbi Akhiva (fol. 16. vol. 3) ajoute : « La lieue de Jéhova est de 1,000,000 aunes, son aune est de 4 1/2 longueurs de main, une longueur de main va d’un bout de l’univers jusqu’à l’autre, comme a écrit Isaïe : Qui est celui qui mesure les cieux sa main ? qui est celui qui prend toutes les eaux dans le creux de sa main (40, 12) ? » L’homme se fait son Dieu d’après son image humaine ; ainsi Israël se le représente comme l’idéal d’un pieux et savant docteur de la loi : le livre Avoda du Talmud (fol. 3, 2) dit par la bouche de rabbi Jehuda Sara : « Jéhova étudie la loi qu’il donna à Moïse pendant les 3 premières heures du jour ; dans les 3 suivantes il garde le monde ; dans les 3 suivantes il gouverne le monde ; dans les 3 suivantes il joue avec le léviathan, » (c’est-à-dire, il s’occupe du règne animal et végétal en prenant une récréation de ses études) « et dans les 12 heures de la nuit il étudie le talmud. Il porte une robe blanche. » Cela est naïf et gigantesque ; si vous en riez ne restez pas pas non plus sérieux en face du Dieu engendrant de la Trinité chrétienne, qui engendre son Fils physique d’une façon évidemment physique, bien qu’il le fasse per immissionem spiritus, et non per emissionem seminis liquidi ac materialis : comme disent les théologiens de l’antiquité avec une naïveté bien pardonnable, et les modernes avec un cynisme pédantesque.  (Le traducteur)