Feuerbach - Qu'est-ce que la Religion ?/L’essence du Christianisme. — Chap. XIV

Traduction par Hermann Ewerbeck.
Ladrange, Garnier frères (p. 242-251).

Chapitre XIV.

Le Mystère de la Foi et du Miracle


La croyance à la puissance de la prière est celle de la puissance du miracle. Il faut qu’on lui attribue une puissance réelle, objective, autrement la prière ne serait plus une vérité religieuse. Qu’est-ce que le miracle, sinon un exemple palpable et vivant de la force de la foi ? Plus l’âme croyante est transcendante, plus le miracle le sera aussi. Transcendance, voilà le mot de la foi : {{lang|la|« Resurrexit Christus, absoluta res est, dit Augustin avec justesse ; ostendit se ipsum discipulis et fidelibus suis, contrectata est soliditas corporis… Confirmata fides est non solum in cordibus, sed etiam in oculis hominum (Serm. ad pop. 242, 1 ; 361. 8. — Melanchth., Loci de resurr.) » « Les philosophe, dit Luther, ceux qui sont les meilleurs, ont cru à l’affranchissement de l’âme, qui sort de la prison du corps pour monter libre et légère à l’assemblée des dieux. Mais ils n’ont jamais réussi à !e prouver ; tandis que la sainte Écriture enseigne tout au long la résurrection et la vie éternelle, et cela avec tant d’assurance que nos yeux n’en doutent plus (I, 459). » Aucun doute, en effet, ne saurait inquiéter une vraie et solide foi. Le doute ne naît que là où j’ai déjà franchi les limites de ma subjectivité, où je fais des concessions à ce qui n’est pas moi, où je daigne m’occuper du monde extérieur en reconnaissant sa réalité et son droit d’exister indépendamment de moi ; pour douter, il me faut donc me savoir comme un être subjectif ou limité. Dans la foi, il n’y a pas de place pour le principe du doute ; dans elle, la subjectivité est regardée comme objectivité, comme l’Absolu même. Nous disons donc, que la foi religieuse consiste dans la foi à la réalité absolue de notre propre subjectivité.

« Par l’incrédulité, dit Luther, vous changez Dieu en Démon (XV, 282 ; XVI, 491). » « La foi. c’est le courage et la conviction qu’on a de Dieu, qu’il nous portera toujours et partout du secours. Moi le Seigneur, dit-il, je suis ton Dieu à toi et pour toi… c'est-à-dire, qu’il se charge tout seul de nous aider. Nous n’avons donc pas besoin de chercher un autre Dieu. Il est tel que nous le croyons ; nous le croyons en colère, et il l’est ; nous le croyons miséricordieux, et il l’est encore. Telle croyance, tel Dieu. Et si nous le croyons Démon, il est Démon et une flamme dévorante. » Cette explication, traduite en langage moderne, signifie ceci : la foi en Dieu est le Dieu de homme, en d’autres termes : l’essence de notre Dieu est l’essence de notre foi. Or, tu ne trouveras jamais un Dieu qui soit bon pour toi, si tu n’es pas bon pour toi-même, ou si tu désespères de l’homme au point de le jeter de côté ; l’être de ton Dieu est donc évidemment l’être de l’homme. Et quand tu crois que Dieu existe pour toi, tu crois par là que rien pourrait être contraire ; cela veut dire, tu crois que tu es Dieu toi-même. « Dieu est tout-puissant, et un individu croyant, est lui-méme Dieu, » dit Luther (le Christ et l’Histoire universelle, p. 11, par Chr. Kapps) et XI. 161, il appelle la foi directement la Créatrice de Dieu. Luther ajoute en se reprenant : « Je veux dire que la foi crée Dieu en nous, et non qu’elle peut créer Dieu, cet Être divin et éternel ; » cette restriction n’appartient qu’au point de vue théologique de Luther, et ne contredit en rien notre thèse dialectique.

Dieu est regardé comme un être différent de l’homme ; mais c’est là une pure illusion, tandis que l’identité complète de ce Dieu et de ton être est déjà constatée par ton aveu que Dieu est un être pour toi.

La foi ne se borne pas à l’idée d’un univers, d’une nécessité d’une grande totalité dont l’homme n’est qu’une minime particule. Aux yeux de la foi il n’y a que Dieu, c’est la subjectivité sans bornes et sans limites. On peut dire quand le soleil de la foi religieuse se lève dans l’âme humaine, le soleil du monde existant va se coucher, ou plutôt il est déjà couché. La croyance à la destruction matérielle et prochaine d’un monde qui déplaît souverainement aux pieux désirs chrétiens, est par conséquent un phénomène psychologique qui, loin d’être paradoxal, est un signe intégrant de l’essence intrinsèque de la foi chrétienne. Vous ne pouvez le séparer des autres croyances chrétiennes, sans renier le christianisme et sans méconnaître le sens biblique de bien des passages. Ainsi saint Pierre (II, 3, 8) ne se prononce point contre une fin prochaine du monde : « Le ciel et la terre sont encore épargnés par la parole du Seigneur, afin qu’ils restent jusqu’aux flammes du jour où se fera le jugement et la condamnation des impies. » —  « Il faut cependant vous dire une chose, chers amis, c’est que devant le Seigneur un jour est comme mille années, et mille années sont un seul jour ; » car, comme d’après ce célèbre verset un seul jour est égal à mille années, l’univers pourra très bien s’écrouler dans vingt-quatre heures. Le Nouveau Testament, sans en préciser l’heure, s’attend à une fin très prochaine, cela ne saurait être nié que par un homme qui ne peut ou ne veut le lire (voyez les écrits de M. Lützelberger). Des chrétiens véritablement religieux ont donc toujours cru à la destruction prochaine : Luther aussi dit (XVI, 26) souvent que le dernier jour n’est plus loin ; d’autres, tout remplis qu’ils étaient du désir de voir le plus tôt possible disparaître cet univers, préféraient par prudence de ne pas préciser d’avance la date (saint Augustin, De fine sæculi ad Hesych. c. 13).

Foi, charité. espérance, voilà la trinité chrétienne. Cela veut dire que l’espérance nous remplit de voir réalisés nos désirs transcendants et les promesses divines ; que l’amour est dû à cet Être personnel qui nous a fait des promesses, que la foi enfin nous garantit l’accomplissement déjà fait de quelques-unes de ces promesses. Ces trois notions embrassent toute la subjectivité de l’homme tel qu’il est compris dans le christianisme. La disparition du monde est une partie intégrante de cet ensemble de désirs ; le monde existant n’est point très propre au libre essor de l’âme qui aspire vers le bonheur sans bornes, donc il devra cesser d’exister. Tout ce que cet homme souhaite, immortalité, toute-puissance, omniscience, il le réalise dans la foi ; lui-même vivra sans fin, son Dieu peut tout et fait tout. L’essence de la foi est donc que les désirs soient accomplis.

Le miracle, dit un poète allemand, est l’enfant le plus chéri de la foi. Celle-ci est le sommet de la félicité intérieure, sur lequel l’âme se trouve dans la plénitude de sa liberté fantastique ; les miracles et tous les autres objets dont la foi s’occupe, sont donc également imaginaires, ils contredisent au plus haut degré la nature universelle, et la raison qui représente la nature. « Quid magis contra fidem, quam credere nolle, quidquid non possit ratione attingere ?… nam illam quæ in Deum est beatus papa Gregorius negat plane habere meritum, si ei humana ratio præbit experimentum, » dit Bernard contre Abélard (Ep. ad dom. Papam Innocentium). Ainsi, point de concession : tu dois croire sans t’appuyer, même furtivement, sur ta raison. « Partus virginis nec ratione colligitur, nec exemplo monstratur ; quod si ratione colligitur, non erit mirabile, » décident les Pères du concile de Tolède (XI. artic. 4. Summa. Carranza), et ils ont cette fois raison contre la raison. « Quid autem incredibile, si contra usum originis naturalis peperit Maria et virgo permanet : quando contra usum nature mare cedit et fugit atque in fontem suum Iordanis fluenta remearunt ? Non ergo excedit fidem, quod virgo peperit, quando legimus, quod petra vomuit aquas et in montis speciem maris unda solidata est. Non ergo excedit fidem, quod homo exivit de virgine, quando petra profuit, scaturivit ferrum supra aquas, ambulavit homo supra aquas (Ambrosius, Epist. X, 81 edit. Basil. Amerbach. 1492 et 1516). » Et Bernard « Mira sunt, fratres, quæ de isto sacramento dicuntur… Hæc sunt quæ fidem necessario exigunt, rationem omnino non admittunt (de cœna Dom.). » « Quid ergo quæris hic naturæ ordinem in Christi corpore, cum præter naturam sit ipse partus ex virgine ? » dit Pierre Lombard (IV, dist. 1O. c. 2). « Laus fidei est credere quod est supra rationem, ubi homo abnegat intellectum et omnes sensus (Add. Henric. de Vurimaria, ibid., dist. 12, c. 5). » « Tout article de notre foi est ridicule et absurde aux yeux de la raison… Oui, nous sommes chrétiens, et devant le monde nous sommes de grands fous, qui croyons que Marie, une vierge pure et Immaculée, puisse être la véritable mère d’un enfant. Cela contredit non-seulement notre raison, mais aussi la création naturelle, car Dieu avait à Ève et Adam : Soyez féconds, et multipliez-vous, dit Moïse ; mais il ne faut jamais demander si une chose est possible ou si elle ne l’est pas ; Dieu l’a dit, cela suffit, il la rendra possible, voilà tout (XVI, 570). » « Qu’y a-t-il de plus merveilleux qu’un Dieu qui est a ta fois Dieu et homme ? Il est le fils de Dieu et de Marie, et en même temps Dieu ; il est homme, il est à la fois créature et créateur: personne ne le comprendra jamais (VII, 128). » Pour sortir de cette difficulté Luther en appelle hardiment à la puissance miraculeuse de ce Dieu, c’est-à-dire, il explique le miracle par le miracle. Le protestantisme lui aussi croit à la perpétuité non-interrompue de cette puissance, à cette restriction près, dit-il toutefois, qu’elle n’a plus besoin de se manifester aujourd’hui par des signes matériels dans un but dogmatique : « Car enfin, l’Évangile du Dieu trinitaire a été répandu par les Apôtres et publié au monde, il n’est donc plus nécessaire de faire des miracles comme au temps des Apôtres ; mais si le besoin se faisait sentir, si l’Évangile était mis en danger, alors nous devrions prendre en main sa sainte cause et faire des signes (XIII, 642). » Le miracle est aux yeux de la religion identique avec la nature, la confusion est complète : « Dieu a dit au commencement : Que la terre fasse naître de l’herbe et des plantes, etc. Cette parole divine, toujours la même, produit encore aujourd’hui les cerises du rameau sec et ligneux de l’arbre, cette même parole fait naître le cerisier d’un peut noyau. C’est la toute-puissance divine qui change tes œufs en poulets et en oies. Dieu prêche encore tous tes jours la résurrection des morts, il donne de cet article de foi tant de preuves et d’exemples qu’il existe des créatures (X, 432 ; III, 586, 592. —  Augustin, par exemple, Enarr. in Ps. 90. Serm. II, c. 6). » En un mot le mouvement vital de l’univers est pour le vrai croyant une fantasmagorie permanente la sainte mascarade, la comédie divine : « Dieu, s’il le voulait, pourrait très bien nous créer comme il a créé Adam et Ève, sans père ni mère ; il pourrait nous gouverner sans des princes, nous donner de la lumière sans le soleil et sans la lune, nous fournir notre pain sans le travail aux champs, mais il ne le veut pas (XVI, 614). » « Il aurait pu soutenir aisément Noah et toux ses animaux sans aliments pendant toute une année, comme il a soutenu Moïse, Élie et le Christ sans nourriture pendant quarante jours. » Ainsi, ce que ce Dieu thaumaturge a fait une ou plusieurs fois, il peut le faire tant qu’il lui plaira. Un miracle n’est qu’un exemple isolé, une demonstratio ad oculos… « Le passage d’Israël à travers la mer rouge n’est qu’un exemple, pour nous démontrer clairement ce qui pourrait arriver à nous (III, 596). » « La foi change l’eau en pierre, le feu en eau et l’eau en feu (III, 564). » Le miracle est le vrai terme technique de la foi religieuse, et sa puissance est celle de l’imagination.

Sans doute, l’activité miraculeuse poursuit un but ; la résurrection de Lazare était motivée par le désir de ses parents. Et c’est ici que nous voyons nettement l’origine humaine du miracle ; Lazare est ressuscité pour l’honneur de Dieu, il est vrai, afin que le Fils divin en soit honoré, mais n’oublions pas que tes sœurs du mort out envoyé chercher le Seigneur : Regarde, celui que tu aimes, est tombé malade, et les larmes que le Christ verse à cette occasion, sont encore une preuve du but humain. Le sens est : une puissance qui est capable de ressusciter un cadavre, peut réaliser tout désir humain : « Le monde entier ne saurait faire un pareil miracle, mais le Seigneur l’a fait sans la moindre difficulté : que cela nous soit donc un signe de notre résurrection future ; il la fera infailliblement au jour dernier (XVI, 518). » Voilà par conséquent Dieu un sauveur de l’homme, c’est-à-dire un être essentiellement humain, et toujours prêt à répondre aux désirs de l’homme. En d’autres termes, la signification positive du miracle est l’identité de Dieu et de l’homme.

Il y a toutefois une remarque à faire sur le rapport du but et des moyens. L’action ordinaire, qui poursuit une tendance naturelle décrit, on le sait, un cercle : elle prend pour point de départ le but et elle y retourne, la périphérie qu’elle parcourt, c’est la réalisation à l’aide des moyens. L’action miraculeuse au contraire réalise son but sans employer des moyens, elle effectue une identité immédiate du désir et de son accomplissement ; cela signifie qu’elle décrit aussi un cercle, non curviligne, mais en ligne droite. C’est là en effet la figure mathématique du miracle, figure impossible, mais ni plus ni moins impossible que de vouloir construire le miracle par déduction philosophique. Un cercle sans périphérie, un fer de bois ou un bois de fer, sont aussi contraires à la raison que le miracle. Avant de discuter la possibilité pratique du miracle, il faudrait d’abord prouver sa possibilité théorique ou idéale, c’est-à-dire, prouver que l’idée du miracle peut être pensée. Cela serait penser ce qui n’est pas susceptible d’être pensé, ou donner sens au non-sens.

On se laisse égarer par la présentation du miracle comme fait physique accompli, et cela fait croire à la possibilité de le penser. On s’imagine le miracle, mais on ne le pense pas pour cela ; l’imagination n’est pas la pensée, une chose imaginable n’est pas pour cela même pensable. On intercale des représentations matérielles pour remplir la lacune de la contradiction, et cette intercalation séduit notre intelligence. Le miracle de l’eau métamorphosée en vin, par exemple, ne dit rien autre chose que : de l’eau, c’est du vin ; voilà l’identité de deux sujets, ou de deux attributs, absolument contradictoires qui s’excluent l’un l’autre car dans la main du faiseur de miracles il n’y a pas la moindre différence entre ces liquides, et la métamorphose n’est que la manifestation matérielle de cette identité absurde. Mais, remarquez bien que la métamorphose couvre ici la contradiction, parce que l’imagination y interpose la notion du changement. On oublie cependant que ce changement n’est pas organique, mais brusque, absolu, immatériel, une véritable creatio ex nihilo. Dans l’acte mystérieux qui constitue le miracle, l’eau est en même temps et au même endroit du vin, ou — ce qui revient au même, du fer est du bois.

De l’eau est un objet pour nos sens, du vin l’est aussi ; nous voyons là de l’eau, plus tard nous y voyons du vin, mais le miracle n’est pas un procédé de la nature, c’est un simple temps parfait sans être précédé d’un temps imparfait sans modus, sans milieu, sans expérience. C’est à cause de cela qu’il flatte tant notre imagination, qui est une force sublime et irrésistible ; mais plus encore exemple, il affecte doucement notre âme. notre rêverie. Voyez, par exemple, Lazare : au moment où il est ressuscité, ses amis frissonnent, il est vrai, à l’aspect du pouvoir inouï qui leur rend tout à coup un frère bien-aimé, mais dans le même moment (l’action miraculeuse est indivisible et rapide comme l’imagination) où le grand miracle est fait, et Lazare se lève, ses parents le serrent dans leurs bras et le conduisent joyeusement chez eux, pour lui donner une fête de famille. Ainsi, le ton de cette narration évangélique est également doux et tranquille, on ne se douterait presque pas qu’il s’agit d’un miracle sans exemple. C’est là le ton caractéristique des légendes catholiques, qui, quand elles ont quelque valeur (ce qui ne leur arrive pas toujours) ne sont que l’écho du ton fondamental qu’on aperçoit dans ce récit biblique. Le miracle en général peut être regardé comme de la jovialité religieuse, et c’est principalement le catholicisme qui l’a cultivé de ce côté-là.

Les Apôtres étaient des hommes du peuple, le peuple ne vivait alors que dans une rêverie enfantine, et par conséquent dans un contraste on ne peut plus tranchant avec l’esprit civilisé. Les évangélistes étaient loin d’être des hommes scientifiques, et facilement le proverbe se réalisa qui dit : Vox populi vox Dei ; le christianisme plut au peuple, mais il déplut au philosophe, au poète, à l’historien classique. Les philosophes qui l’embrassaient, on l’a déjà remarqué, étaient des gens excellents, mais ils n’excellaient guère dans la philosophie ; tout homme qui avait encore un peu du génie classique de l’antiquité, se détourna de la nouvelle doctrine ou se tourna contre elle. Le triomphe du christianisme était identique avec la défaite de la civilisation et de la culture. Et cela devait être ; l’esprit classique, l’esprit de la civilisation est objectif, un esprit qui ne se détermine pas d’après des lois capricieuses, mais bien d’après des lois vraies, basées sur elles-mêmes, par la nécessité de la nature des choses, un esprit qui discipline rigoureusement ses sentiments et son imagination. Il fut supprimé par l’esprit chrétien, qui arbora comme principe la subjectivité illimitée, exaltée, extravagante enthousiaste, rêveuse, sans contre-poids et sans mesure, bref supranaturaliste. C’étaient deux antipodes comme l’histoire du monde n’en avait pas encore vu. Je n’ai pas besoin, du reste, de dire ce que j’entends ici par culture et civilisation ; j’aurais voulu ajouter mondaine, si ce mot n’eût pas déjà reçu une signification suspecte ; mais ce qui est essentiel, c’est que le style évangélique, cet idiome si peu correct et précis, si insoumis aux règles de la langue hellénique, a été proclamé jusqu’à ce jour le langage de la révélation divine ; celui de Sophocle et de Platon, en effet, s’y serait mal accommodé : dans le christianisme l’homme perdit la faculté de se répandre avec sa pensée dans la nature de l’univers, et il y suppléa par l’exaltation, souvent sublime, mais aussi souvent vaporeuse et fantastique, d’un sentiment transcendant, c’est-à-dire par sa subjectivité sans bornes.

Remarquez en outre que l’homme, arrivé à cet état intérieur, ne distingue point une activité spirituelle supérieure à son imagination ; celle-ci crée des images, il la croit donc sincèrement créatrice réelle, et il se construit d’après elle son Dieu créateur de l’univers. Cet homme ne vit que par et pour l’imagination rêveuse, il ne peut distinguer entre une intuition subjective et une intuition objective ; l’imagination est pour lui une activité essentielle involontaire, tandis que pour nous, enfants disciplinés de la civilisation, loin de s’identifier avec notre être. elle constitue une puissance particulière, subordonnée à notre volonté ou du moins à notre conscience du moi. Peut-être cette interprétation du miracle paraîtra-t-elle superficielle à beaucoup de mes lecteurs ; je les prierai alors de se placer dans le premier âge de notre ère, où la réalité des objets naturels n’était pas encore un article sacré de la raison, où la croyance au miracle vivant et présent subsistait encore dans sa vigueur, où les hommes s’attendaient tous les jours à la fin de la création, où ils vivaient par conséquent dans une retraite théorique absolue des affaires du monde qu’ils touchaient, pour ainsi dire, sans le sentir, où ils appelaient enfin par tous les désirs de l’âme enthousiaste la réalisation de leurs espérances célestes : et on ne me trouvera plus que mon explication soit insuffisante. Quant aux miracles faits en commun, en présence d’une assemblée, la psychologie et la psychiatrie y donnent encore une réponse aussi rationnelle que réelle. Quelques-uns de ces miracles avaient probablement en outre une base physique et physiologique ; je ne m’en occupe pas ici, mon point de vue doit être celui de la critique religieuse. Si cependant mon explication était vraiment superficielle, la cause en serait, non à moi, mais à l’objet ; le miracle n’étant rien autre chose que la puissance déréglée de l’imagination.