L’ŒIL DE VERRE


Gabriel avait rencontré Laurence sur la plage de Brinquenailles-sur-Mer, et de suite il avait ressenti un grand mal de tête, accompagné de fièvre.

— Coup de soleil, déclara le docteur.

— Coup de foudre, se dit in petto Gabriel. De fait, Laurence était ravissante. Pudique et voluptueuse, elle apparaissait comme l’idéale incarnation de la jeune fille à marier. Sa robe simple, de coutil, avec col et poignets imprimés (trente-neuf francs cinquante centimes dans les magasins de nouveautés), acquérait un prix inestimable à mouler sa taille.

Oh ! cette robe de coutil ! Elle semblait enfermer deux femmes : une vierge chaste, honnête… et une autre. C’était le monde et le demi-monde enfermés dans les mêmes lés.

Certes, Gabriel connaissait le demi-monde, ainsi nommé par des statisticiens superficiels, imbus de l’idée qu’il représente cinquante pour cent de l’humanité féminine ; comme tout jeune homme, il avait été conquis temporairement par les cabinets particuliers, écrevisses, truffes, Champagne. Mais, tout cela le lassait ; blasé, il était prêt à brûler ce qu’il avait adoré, quand l’Amour plaça sur son chemin la troublante et virginale Laurence.

Dans un jet d’éclair, le mépris du célibat lui poussa. Il entrevit un avenir conjugal pétri de félicité… ; la confiance dans la tendresse, la « bombe » illicite devenue permise : le cabinet particulier nuptial, l’écrevisse honnête, la truffe respectueuse, le Champagne légitime.

On le voit, Gabriel, de même que beaucoup de ses contemporains, considérait le mariage comme un moyen de se procurer des sensations neuves, d’amalgamer le vice et la vertu, la vie de bâton de chaise et l’existence bourgeoise. Il rêvait l’épouse, la gardienne du foyer fusionnée avec Nini Patte-en-l’Air, ensemble délirant, bouleversant, qui se peut exprimer par ces mots : Une cocotte honnête.

Sur ces réflexions judicieuses, il précipita le mouvement. Mais la hâte n’exclut pas la prudence. Il alla aux renseignements.

Moyennant la modique somme de dix francs, demeurant acquise en tout état de cause, une agence « célérité, discrétion » lui fournit la fiche signalétique suivante :

« Laurence Balbijois, vingt-trois ans, douce, rêveuse ; barbouille l’aquarelle, tape du piano. Réputation intacte, aucune tache.

« Madame Balbijois, quarante ans, cent soixante mille francs de dot. Espérances. Conduite irréprochable. On n’a jamais parlé d’elle que pour dire : « Il est étrange que cette femme de bien, ornée de toutes les vertus théologales et autres, soit laide comme les sept péchés capitaux. »

« Monsieur Balbijois, ancien chef d’une droguerie-herboristerie de la rue des Lombards, ancien juge au tribunal de commerce, ancien juré, membre honoraire de la Caisse des écoles de son arrondissement, sollicite les palmes d’officier d’académie, en faisant valoir que ses titres n’ont rien d’académique. Probité commerciale de premier ordre ; s’est retiré après fortune faite.

« Nota. — Un seul ami intime fréquente chez les Balbijois : c’est M. Discrétan, ingénieur-opticien, près le pont Royal. Cette relation peut, d’ailleurs, s’expliquer par ce fait, que l’ancien droguiste porte un binocle de myope, et sa femme, des « conserves » aux verres légèrement fumés. »

Gabriel s’avoua qu’il faudrait avoir un fichu caractère pour n’être pas satisfait d’une telle fiche, et sans hésiter davantage, il demanda la main de Laurence.

On lui accorda les deux, plus la robe de coutil et son contenu, et il nagea dans un océan de félicités.

Tout ceci se passait en mai 1914. En juillet on partit à la campagne, près de Saint-Quentin. En août, Gabriel mobilisé comme lieutenant de réserve, laissa dans la coquette villa et la femme adorée et ses parents.

On sait la retraite de Charleroi, la bataille de la Marne.

Gabriel fut partout ; on eût cru qu’il cherchait la mort ; mais la mort ne voulait pas de lui.

À Paris, des amis interrogés par lettres, lui avaient déclaré que Laurence n’avait plus reparu.

Elle était donc restée à Saint-Quentin, dans la cité occupée par les Allemands. On juge des pensées sombres de l’officier. Reverrait-il sa jeune femme si tendrement aimée, et s’il la revoyait, n’y aurait-il pas entre eux de cet irréparable, comme en a tant créé la guerre horrible inaugurée par une race de bandits.

Il n’écrivait plus. Il y avait de l’ombre sur lui.

Brusquement en novembre, au fond d’une tranchée des environs de Reims, il reçut une lettre de Laurence.

La jeune femme avait réintégré l’appartement de Paris. Son père, sa maman et elle-même, envoyés comme otages en Allemagne, venaient d’être renvoyés chez eux par la voie de Suisse.

Tous se portaient bien et n’avaient eu à se plaindre que de la nourriture peu agréable dont se contentent les teutons.

Gabriel fut si content qu’il oublia le danger de se dresser, pour un entrechat, dans une tranchée à cinquante mètres de l’ennemi.

Une balle dans le bras, une autre, traversant l’omoplate, furent la punition de cette chorégraphie intempestive.

Évacué sur un hôpital du Midi, il entra bientôt en convalescence, car Laurence, doublée de M., de Mme Balbijois et de M. Discrétan, l’oculiste, accoururent auprès de lui.

Les premiers jours de convalescence furent délicieux. Concerts, promenades, parties fines, se succédaient, telles les fleurs sur un rosier. Laurence était bien le type rêvé par Gabriel.

Elle voulait ce qu’il voulait, se plaisait où il s’amusait, déclarait « mortels » les endroits où il éprouvait de l’ennui. Elle ne lui résistait en rien, se disait son humble servante, semblait ressentir une reconnaissance infinie de ce qu’il la trouvait jolie.

Bref, elle était aguichante comme la plus adorable des filles de Vénus et enveloppante comme une femme laide qui aime.

— Sortons-nous ?

— Oui, mon ami.

— Cela te plaît-il ?

— Il me plaît d’être auprès de toi.

Tel était le perpétuel dialogue de ces époux, décidément bien assortis.

Sur un seul point, Laurence s’était montrée intraitable.

Elle avait refusé obstinément qu’une veilleuse fût placée dans la chambre de la villa, où le blessé avait été autorisé à achever sa guérison.

Et Gabriel s’était incliné avec un respect souriant devant cette exquise manifestation qu’il attribuait à une angélique réserve.

Son bonheur était trop grand… car il est de règle ici-bas que chaque jour doit amener sa peine.

Un beau matin, quand Gabriel se leva, il fut stupéfait de voir Laurence errer, inquiète et nerveuse, à travers l’appartement. La jeune femme était pâle, agitée ; un bandeau cachait l’un de ses yeux.

— Que t’arrive-t-il ?

Elle eut un sourire mélancolique :

— Un coup d’air, sans doute, qui me fait beaucoup souffrir.

— Laisse voir.

Laurence étendit les bras avec épouvante :

— Non, non ! … Je viens d’envoyer chercher M. Discrétan. Il m’a toujours dit qu’en cas d’inflammation de l’œil il faut éviter le contact de l’air.

Gabriel s’inclina, vaguement inquiet. Qu’allait dire M. Discrétan ?

Celui-ci arriva bientôt ; mais sa visite redoubla les transes de l’époux. Il s’enferma avec la malade. Gabriel, excusé par l’amour, écouta à la porte. Il entendit des mots étranges, dont le sens lui échappa :

— Couleur peu commune… Une quinzaine au moins.

Et quand il ressortit, à toutes les interrogations du mari, il se contenta de répliquer, en hochant la tête :

— Grave, mais non désespéré. Le bandeau est de rigueur. Éviter, le contact de l’air. Pas de curiosité intempestive.

Dans la journée, M. et Mme Balbijois arrivèrent à leur tour. Eux aussi se verrouillèrent dans une chambre, avec leur fille. L’oreille collée à la serrure, Gabriel perçut ces paroles, dont il frissonna ainsi qu’un roseau secoué par un vent d’orage :

— Oh ! perdre son œil… quelle maladresse !


Ah ! ça, ces parents n’avaient pas de cœur. Laurence était menacée de devenir borgne et ils appelaient ce désastreux accident une maladresse.

Du coup, le jeune homme courut chez son médecin et le ramena au logis conjugal.

Nouvelle surprise. Laurence ne consentit à recevoir le docteur qu’à la condition expresse que son mari n’assisterait pas à l’entretien. Gabriel se plia à cette fantaisie de malade.

Bouleversé, se promenant comme ours en cage, il attendit que le praticien quittât la jeune femme. Horreur ! À ses questions, celui-ci murmura :

— Un œil perdu, un œil perdu…, comme vous y allez… Je crois que tout se réparera.

— Ah ! donnez-moi la certitude, docteur.

— Eh bien, je vous la donne… Soyez prudent.

La confiance s’impose, mais ne se commande pas. Le ton du médecin manquait d’assurance. La perplexité de Gabriel ne fit qu’augmenter.

Et comme il restait là, attristé, ne sachant à quel parti se résoudre pour combattre le mal inconnu dont Laurence était atteinte, il eut un cri de frayeur.

Sous un meuble, au ras du plancher, un œil brillait, et dans cet œil il lui semblait retrouver le regard de sa femme.

Laurence, attirée par son exclamation, courut à lui :

— Qu’as-tu ?

— Regarde, fit-il en désignant l’étrange objet.

Elle aussi laissa échapper un gémissement :

— Pardonne-moi ! Pardonne-moi !… J’aurais dû te dire. Je n’ai pas osé… J’ai eu peur que tu ne m’aimes plus.

Et arrachant son bandeau, elle lui montra une orbite vide sous la paupière aux longs cils bruns.

Pais parlant hâtivement, bredouillant presque, pressée maintenant d’expliquer : — À Saint-Quentin… Un officier de ces brutes me trouva jolie… Il me le dit… Un soir, il pénétra de force dans ma chambre… J’étais perdue. Une inspiration du ciel m’a sauvée… Mes ciseaux à broderie se trouvèrent à portée de ma main, je me suis crevé l’œil, puisque je ne pouvais me blesser davantage… Le sang, la surprise, dégrisèrent le misérable. Il s’en alla en jurant.

Mais te dire cela ! Ajouter à la peine de chaque jour… Non… non, je ne voulais pas. Et puis M. Discrétan m’avait promis un œil de verre qui ne se verrait pas…

Est-ce que je sais… Quand on aime, on se fait des idées… Et maintenant, maintenant, tu vois que je suis laide.

Gabriel se baissa, ramassa l’œil de verre, le tendit à sa chère femme, et avec une douceur qu’il ne se connaissait pas, une ferveur presque religieuse :

— Ah ! petite Laurence. Ta blessure est plus glorieuse que les miennes. On dit, vois-tu, que l’œil est le miroir de l’âme… Tu prouves que cela est vrai même d’un œil de verre. En lui comme en l’autre, j’aime ton âme de courage et de vertu.