POLONAISES !

Sur le front russe de Pologne.

Cette retraite d’Augustowo me restera comme une vision de rêve. Rien n’y manque, ni les martyres, ni les anges de pardon.

Déjà les journaux ont dû vous apprendre les faits militaires. Le général allemand von Hindenburg attaquant soudainement avec des forces très supérieures en nombre.

Les troupes russes se repliant en vitesse pour atteindre des lignes d’arrêt aménagées en arrière.

Bref, une retraite stratégique prévue par les états-majors ; mais qui, vu les conditions de rapidité imposées par les événements, prenait, pour les non initiés comme moi, une apparence de déroute, de désastre.

En pleine nuit, dans une clairière de la forêt d’Augustowo, cet ordre du quartier général apporté par un cosaque, dont le cheval en sueur fumait dans l’atmosphère glacée.

Vingt-deux degrés au-dessous de zéro ; c’est dans cette température cinglante qu’il fallut se lever, absorber un thé bouillant, se mettre en marche.

Oh ! ces verstes interminables sous les sapins aux branches hérissées d’aiguilles de givre, les glissades sur des flaques d’eau couvertes d’une carapace de glace ; le pas gymnastique dans les espaces découverts ; les chocs, les culbutes dans l’obscurité des futaies !

Nous atteignons Pleisk, une bourgade à la lisière des fourrés. Il y a là un relai de poste.

La poste est sensible à l’harmonie tintinnante des roubles.

Nous obtenons un traîneau, grâce auquel nous pouvons traverser les derniers lacs Mazures gelés et filer à travers la plaine vêtue d’un suaire de neige durcie.

La bise coupante siffle à nos oreilles, que le froid cingle de mille piqûres ; la neige pulvérisée s’enlève sous les patins, en brouillards blancs ; la clarté des lanternes plaque un disque de lumière dans un tunnel de ténèbres… Dans ce disque passent, en formes imprécises, telles des illustrations de légende, des arbres dépouillés, aux branches noires, tendues tragiquement vers le ciel, des poteaux télégraphiques, supports de fils métalliques qui vibrent douloureusement dans la nuit, des clôtures rustiques, des masures abandonnées.

Parfois une forme sombre se dessine sur la neige. Un soldat, rompu de fatigue, est tombé. Le sommeil du froid l’a pris, et, sans en avoir conscience, il a passé de la vie au néant.

On ne s’arrête pas ; faire halte, c’est vouloir ressembler à ces morts jalonnant la ligne de retraite. Le repos n’est admis qu’à l’arrivée au village où l’on cantonnera.

Et fourbu, gelé, les yeux pleurant sous la morsure du gel, j’aperçois l’agglomération espérée, follement, je puis le dire, et quiconque a exécuté pareil voyage de nuit, comprendra que l’adverbe n’a rien d’exagéré.

Pilsk… ; cette appellation de village s’est gravée dans mon cœur.

Un bienveillant inconnu, M. Solski, m’offre une hospitalité gracieuse autant que large. Il possède deux filles, Mlles  Nèje et Sonia, qui veulent servir elles-mêmes le voyageur exténué que je suis.

Les charmantes et douces créatures ! Deux ravissantes petites fées polonaises de seize ou dix-sept ans. Des visages de saintes icônes sous l’or pâle de leurs cheveux blonds ; des améthystes brillant sous leurs paupières, fleurs vivantes en des corolles nacrées.

Les exquises et empressées serveuses volontaires !


Bref, je dînai comme… un roi. On me conduisit au premier étage, dans la plus belle chambre du logis, et tout ce qui n’était pas ma fatigue écrasante fut oublié ; je m’endormis comme… un pope.

Le jour, le grand jour m’éveilla.

Les idées encore brumeuses, il me fallut un instant pour reconnaître la chambre tiède, les murs tendus d’étoffe claire, le vieux lit à baldaquin.

Mais la reconnaissance opérée, quel bien-être ! Je pense que je n’aurais jamais songé à me lever si des bruits extérieurs n’avaient brutalement chassé ma quiétude.

Des chevaux s’ébrouent, frappent le sol de sabots bruyants. On crie, on échange des paroles en un idiome barbare…

Je saute à terre. Je cours à la fenêtre dont les contrevents^ par bonheur, sont clos ; j’entre-bâille, je glisse un regard dans la rue…

L’orteil de Satan est sur mon cœur ! Le village a été occupé par les Allemands. Aucun citoyen anglais ne tient à tomber entre les mains de ces candidats au hard-labour.

J’y tiens moins qu’un autre. Comme correspondant de guerre, j’ai eu mainte occasion d’exprimer dans mon journal ma façon de juger les barbares de Germanie, les deutsches mauvais garçons (voleurs) ; reconnu par eux, je suis assuré qu’ils me manifesteraient leur gratitude par quelqu’un de ces odieux procédés dont ils ont le secret.

Je m’habille comme si le feu était à la maison. Je ne sais pas ce qu’il va m’arriver ; mais un homme totalement vêtu fait meilleure figure devant l’adversité qu’un homme moins nanti de vêtements.

On frappe à ma porte. Cela m’ennuie véritablement, seulement cela ne doit pas se voir. Après tout, si la conversation aigre que je redoute se produit, j’ai mon revolver… Où est-il donc ?… Le feu grégeois sur les cervelles distraites ! J’ai laissé mon arme en bas, hier soir.

J’ouvre tout de même… Ces deutsches n’auront pas la satisfaction d’effrayer un reporter anglais.

Non, certes, je n’avais pas peur ; cependant, je respire en reconnaissant mon hôte, M. Solski.

Il chuchote d’une toute petite voix, si légère que, sans être dur d’oreille, je l’entends à peine.

— Des officiers allemands vont déjeuner chez moi. Leur bataillon fait la halte dans le village. Après le repas, ils continueront leur route. Donc, ne vous montrez pas, ne faites pas de bruit.

All right ! le conseil est droit. C’est entendu.

Je m’installe devant les provisions copieuses que cet excellent homme m’a montées, afin de faciliter ma tâche.

Est-ce l’émotion ? Je sens une faim canine. Mon estomac a totalement perdu la mémoire de mon souper d’hier soir.

Tandis que mes mâchoires travaillent assidûment, mes oreilles curieuses se tendent à tous les bruits, et mon esprit cherche à en déduire ce qui se passe en dehors de la chambre où je suis reclus.

Je perçois le choc des lourdes bottes sur le plancher, le cliquetis des sabres accrochés aux patères, le bruissement des verres, des assiettes.

Bon, les deutsches mangent.

Ils mangent longtemps. Puis des chaises sont remuées, les bottes martèlent de nouveau le plancher. Il m’est aisé de suivre leur itinéraire dans le logis Solski.

Ces reîtres ne doutent de rien. Ils passent au salon. Sans doute, ils y ont fait dresser le samovar ; ils vont prendre le thé.

À travers le plafond, leurs voix rauques me parviennent.

Ils sont en gaîté… ; la cave de mes hôtes polonais a dû souffrir de la soif inextinguible des héros teutons.

« L’Allemagne, nous disait-on à l’Université, possède le plus grand tonneau et le plus vaste estomac du monde. »

Ah ! un accord de piano.

J’y suis. Miss Nèje et Sonia sont musiciennes. On les a conviées à régaler les envahisseurs d’un dessert d’harmonie.

Je me trompe… ; cet air qui commence ?… Mais non ; c’est bien lui, le Deutschland über alles, l’hymne national allemand !

La légère plaisanterie tudesque se donne carrière. Les officiers ont trouvé spirituel d’imposer à une Polonaise l’exécution de l’hymne ennemi.

Au surplus, la pianiste se venge, peut-être exprès. Elle écorche cruellement le chant de Prusse.

Elle a fini. Un silence. Puis un bourdonnement de voix.

Tout à coup, je reste interdit. Les notes enflammées de la Marseillaise, vôtre chant sacré, chers et vaillants alliés de France, éveillent tous les échos de la vieille maison.

Qu’est-ce que cela signifie ?

J’ai eu l’explication plus tard.

L’officier le plus gradé, un commandant, a dit :

— Une politesse en vaut une autre ; Mlle  Nèje a joué notre Allemagne par-dessus tout ; nous prions Mlle  Sonia de jouer l’hymne qu’elle préfère.

Un dernier accord plaqué ponctue le : Qu’un sang impur abreuve nos sillons.

Ils vont partir à présent, délivrer mes hôtes de leur désagréable présence.

Quoi encore ? Des clameurs dans la rue… Je me précipite à la fenêtre. Les volets sont demeurés entr’ouverts… Je puis voir au dehors sans être vu.

Il est vrai que, durant un bon moment, le sens de ce que je vois m’échappe.

Un commandant, tête nue, la tunique déboutonnée, gesticule sur le seuil.

Il hèle des soldats qui passent, les pousse dans la maison.

Ces hommes reparaissent, traînant au milieu d’eux Nèje et Sonia. Les deux sœurs sont livides.

Et le commandant hurle cet ordre infâme à un sous-officier accouru :

— Sloug !… À la boucherie ! Que l’on coupe le poignet gauche à celle-ci, pour avoir dénaturé le Deutschland über alles ; et le droit à cette autre, qui a trop bien joué la Marseillaise !

Oh ! si mon revolver n’était pas resté en bas, je crois que j’aurais terminé les jours de ce bandit, ce qui eût inévitablement amené la clôture des miens.

À ce moment, un médecin-major traverse la chaussée. La brute l’appelle :

— Major, je suis obligé de punir ; mais un Allemand ne saurait être inhumain. Accompagnez les coupables… Vous ferez les pansements.

Quelques heures plus tard, les Allemands éloignés, je quittais Pilsk à mon tour. J’avais été admis dans la chambre des pauvres petites ladies… Pâles, haletantes de fièvre commençante, elles trouvèrent la force de me sourire, en murmurant :

— Que le Christ de Pologne soit avec vous !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quinze jours plus tard, l’armée russe avait brisé l’offensive allemande.

Elle repoussait l’ennemi en Prusse orientale… À une journée de marche, je suivais les troupes victorieuses : le canon guidant ma marche ; des cadavres jalonnant ma route.

Nous atteignons un village… Oh ! Oh ! on s’est battu avec acharnement ici. Maisons éventrées, entonnoirs creusant les rues de précipices ; des morts, des armes brisées.

Mais je reconnais cette bourgade ; c’est Pilsk… Et voici la demeure de M. Solski. Qu’est-il advenu de lui, des pauvres Nèje et Sonia ?… Je m’approche. Stupeur ! Le piano se fait entendre. Je m’étonne. À travers une fenêtre du rez-de-chaussée, je glisse un regard dans le salon.

Les deux sœurs mutilées sont assises devant le clavier. L’une exécute la main droite, l’autre la gauche… ; et elles jouent, impeccablement cette fois…, Deutschland über alles

Je rêve : elles, les vaillantes Polonaises… ce chant de leurs bourreaux !

Mais à terre, quel est ce rectangle clair ?… Un matelas sur lequel est étendu un blessé, un mourant… Ah ! justice immanente, le commandant qui a ordonné le supplice est venu expirer chez ses victimes, et les sublimes filles de pardon versent sur l’angoisse du départ le baume du chant national !

L’air s’arrête brusquement. Nèje et Sonia se sont levées, un émoi sur le visage. Elles s’inclinent devant la couche de l’ennemi et quittent le salon. Leur bourreau n’est plus.

Quand, tout à l’heure, j’ai salué les douces martyres, j’ai été sur le point de ployer les genoux.