UNE HÉROÏQUE SAXONNE

(Deuxième héroïsme teuton.)

I


Un minois blanc et rose, avec beaucoup de poudre de riz ; de grands yeux ahuris de ton pervenche, lacs d’amour du pays de la tétralogie, où le ciel allemand vient certainement chercher le « ton » de son maquillage azuré ; des lèvres écarlates, auprès desquelles les cerises pâliraient de dépit, et une chevelure fauve, dont la couleur semblait avoir été ravie au manteau de la cheminée d’hiver. Telle était Grafen Téolis, beauté sensationnelle de Stuttgard, en Wurtemberg.

Démarche ondulante et robe claire ; fleurs au chapeau, au corsage, à la main, elle traversait à petits pas les cours de l’hôpital des fous d’Altraüs. Un ange, avait dit le doktor Fralinzar ; non, plus que cela, une femme.

Dans l’asile d’aliénés, elle venait voir son mari, ex-magistrat dont la raison avait sombré.

Et les infirmiers, la voyant passer mélancolique et parée comme un cœur, saluaient Mme Grafen Téolis.

Ah ! la pauvre douce créature. Elle demandait à être mise en présence de son dément époux, lequel se répandait en insultes, en hurlements de colère. Elle supportait tout sans un murmure, gazouillant d’une voix, harmonieuse pour des oreilles tudesques :

— Mon ami, revenez à vous ; c’est Téolis, votre tendre fraü, qui vous rend visite, et non la méchante femme que vous invectivez.

Le fou redoublait de violences ; fraü Téolis s’en allait avec des airs navrés. Le doktor Fralinzar qui, par prudence, assistait aux entrevues, se disait :

— Elle ne reviendra plus.

Erreur ! Chaque jeudi, chaque dimanche, à 2 heures exactement, Téolis franchissait le seuil de la maison d’aliénés.

Malheureuse femme, disait-on. Comme elle avait dû souffrir. Comment avait-elle pu conserver sa beauté en vivant auprès de l’être violent, exaspéré, que l’on domptait seulement par la camisole de force ?

Et le docteur l’admirait ainsi qu’une héroïne, une sainte. Les amis communs, auxquels il parlait d’elle, ne tarissaient pas en éloges. Jamais personne n’avait entendu Téolis se plaindre ; en tout, sur tout, partout, elle était un modèle de résignation attendrie, de convenance parfaite. C’était l’épouse allemande enfin !

L’amour, perfide tirailleur qui, suivant la loi du progrès, a remplacé son arc par un mauser, profita de l’occasion et décocha… une petite balle nickelée, dans le cœur du herr doktor.

Fralinzar se prit à adorer fraü Grafen Téolis, et…, détail incroyable…, il en vint à quereller le dément, lorsque celui-ci apostrophait, violent et grossier, l’exquise visiteuse.

Alors c’étaient des scènes burlesques et terribles, où le fou, le doktor, rivalisaient de rage, tandis que Téolis, très ennuyée de ce vacarme, se tournait alternativement vers l’un et vers l’autre, en susurrant d’un ton alangui, peureux :

— Mon ami… ; herr doktor… ; de grâce !

Peut-être ces querelles hebdomadaires eussent dégénéré en pugilat, si la mort, ce gendarme de la nature, n’avait prévenu le délit en jetant un beau soir l’insensé dans les prisons de l’éternité, mieux gardées même que les prisons de la patrie allemande, car les journaux eux-mêmes n’y ont jamais constaté une évasion.

II


Pour un bel enterrement, ce fut un bel enterrement ! Fleurs, couronnes, écussons, caparaçons, rien n’y manqua. Rien, pas même la veuve qui, avec un courage méritoire, voulut accompagner le défunt jusqu’à sa dernière demeure. Un énorme mausolée en pierre dure des Karpathes, éclairé par des vitraux de couleurs criantes, avec, sculpté sur la porte à jour, le flambeau incliné des éternels regrets.

Fraü Téolis fit sensation. Il était impossible de se montrer plus véritablement inconsolable, plus sincèrement désespérée, même dans un pays comme la Deutschland, où tout est véritable et sincère, où l’on ignore la contrefaçon, le vol, la cruauté. Son long voile noir était un poème ; il semblait prolonger ses cheveux fauves, être lui-même une chevelure flottante. Téolis représenta pour tous l’image de la désolation XXe siècle, une sorte de Dorothée insoupçonnée encore après l’exhibition universelle de l’Exposition de 1900.

Fralinzar, très troublé, vint au cimetière lui renouveler ses compliments de condoléance.

Elle lui serra longuement la main.

— Oh ! doktor, le plus ami des amis n’aurait pu faire plus que vous… Ma reconnaissance a gravé votre nom dans mon cœur, comme sur une plaque de marbre de cent marks.

— Alors, bredouilla-t-il haletant, permettez-moi d’être l’ami et de m’enquérir de temps à autre de vos nouvelles.

— Il y aurait ingratitude à vous refuser, doktor. Venez. Nous causerons de lui.

Et d’un geste plein de douleur, une douleur visant à l’élégance, elle désigna le monument funéraire.

Puis elle remonta en voiture, et se fit reconduire chez elle, ayant refusé l’hospitalité consolatrice que lui offraient des amis en pleurs, par ces paroles qui furent déclarées si admirables que les carnets mondains les publièrent dans plusieurs zeitungs et blatts.

— Non, je veux être chez moi, parmi les choses qui lui étaient familières !… Peut-être son âme voudra-t-elle entretenir mon âme dans ce décor du bonheur passé, ainsi que les amants des Syrènes du Rhin allemand.

Pendant six mois, elle ne reçut personne, sauf herr Fralinzar ; mais le médecin, elle le lui avait avoué ingénument, faisait partie d’elle-même. N’avait-il pas assisté l’époux regretté jusqu’au dernier moment !…

Dominé par l’amour ou quelque chose d’approchant, l’homme de science acceptait tout. Que lui importait la cause qui le faisait recevoir, pourvu qu’il la vit. Il lui était bien égal qu’elle célébrât les vertus du mort, pourvu qu’il se grisât de la musique de sa voix.

Et elle lui disait sa pensée, ne celant rien. Comment le malheur l’avait amenée à douter de la vérité des religions. Avouer cela était lui donner une preuve inestimable de confiance ; elle l’avait caché, même à ses amies de pension. Rougissante, elle avouait n’avoir trouvé de consolation que dans le spiritisme.

Le doktor déclarait cela très bien, puisque cela venait d’elle.

Téolis s’enhardit alors. Elle tira d’un coin où il était dissimulé un petit guéridon à trois pieds.

— C’est mon confident, minauda-t-elle d’un air embarrassé… ; le guide et le conseil de ma vie. Il s’appelle Siegfrid.

Fralinzar affirma que nul conseiller ne lui apparaissait plus digne de confiance. On est niais lorsque l’on est épris.

De plus en plus encouragée, fraü Téolis proposa au doktor de faire parler Siegfrid.

— On place les mains sur la tablette, dit-elle avec un regard irrésistible de ses yeux de pervenche ahurie. L’esprit familier accourt et le guéridon se met en mouvement. Un pied se lève. Frappe-t-il un coup sur le plancher, cela signifie : oui. Deux coups pour nier. S’agit-il d’une phrase, la table indique chaque lettre par un nombre de chocs indiquant la place du signe dans l’alphabet, trois… C…, sept… G, vingt-quatre, Y.

Tous deux, les mains étendues sur le meuble, se touchant par les petits doigts, passèrent des heures à converser avec Siegfrid. Le médecin était enchanté… ; par les auriculaires en contact lui arrivaient les vibrations du système nerveux de fraü Téolis. Son cœur battait, ses artères se gonflaient à se rompre. Il avait des envies de rire et de pleurer.

Avec cela, Siegfrid le traitait en enfant gâté. Siegfrid lui racontait que la jolie veuve possédait à peine dix-huit mille marks de rentes… une misère.

— Ah ! glissait le soupirant… Il vous en faudrait au moins cinquante mille. Justement j’en ai quarante…, qui, ajoutées aux vôtres… Hélas ! que ne puis-je vous les offrir ?

Un jour, enfin, Fralinzar pensa tomber en pamoison.

Siegfrid avait exprimé avec son pied.

— Téolis… se remarier.

La jeune femme eut un mouvement d’impatience, élégant comme tout ce qui est purement allemand. Elle fit mine de quitter le guéridon.

Mais le doktor supplia :

— Votre confident, votre conseil… Il serait mal de lui infliger pareil affront… Votre devoir est de l’écouter jusqu’au bout.

Elle se résigna avec peine, et lui, d’une voix enrouée par l’émotion, demanda :

— Se remarier, dites-vous, mon bon Siegfrid… et avec qui ?

Siegfrid répondit :

— Avec toi.

Et le médecin aliéniste, laissant le meuble un pied en l’air, s’agenouilla devant ceux de Grafen Téolis.

III


Des cloches : ding, ding, don — des orgues triomphales, la multitude scintillante des cierges parmi les fleurs, l’assistance qui s’étouffe dans la nef d’une « catholic kirch ».

Ding don… C’est le mariage de Fralinzar et de fraü Téolis.

Tin, tin, tin, c’est le lunch dans une superbe brasserie, louée spécialement pour cet usage, avec service par les kellerines.

Il paraît bien que, pendant ce temps-là, le kaiser a déclaré la guerre ; mais cela n’a pas d’importance. L’Allemagne est sûre de vaincre, n’est-ce pas ?

Les bourdonnements du carillon matrimonial s’éteignent. Les nouveaux époux se sont glissés dans le traditionnel coupé qui les emporte vers leur logis.

Les y voici. Un lit riche, doré, moelleux, capitonné, tout plein de pénétrantes senteurs.

— Enfin, seuls ! clame le médecin, les bras étendus vers Téolis.

Mais celle-ci se recule.

— Vous froisseriez mes dentelles, vous ébourifferiez mes cheveux.

Elle est froide, quoique souriante. Et comme il l’interroge du regard, son élan brisé par cette résistance imprévue, elle lui montre une porte à droite.

— Votre chambre.

Puis une autre, à gauche :

— La mienne.

Et preste, onduleuse comme une vipère, elle disparaît, suivie d’un bruit de clefs actionnant la serrure, de verrous poussés. Adieu, paniers, vendanges sont faites… Toute la nuit, Fralinzar enragea.

Le lendemain, il attendit le lever de Téolis. Au déjeuner seulement, il lui fut permis de lui parler. Il tenta de se plaindre, de se faire expliquer le supplice immérité qui lui avait été imposé.

Elle lui ferma la bouche d’un adorable :

— Siegfrid ne veut pas, à cause de la guerre, et Siegfrid est un héros.

Satané Siegfrid ! En quoi ce meuble avait-il à se mêler d’une question qui… que… enfin qui… presque jamais n’intéresse les guéridons. Tendresse et guerre, est-ce que cela le regardait ?

Mais l’ex-fraü Téolis était si rondelette, son teint reposé était si pur, que le doktor s’apaisa, espérant bien que sa réserve aurait sa récompense.

Hélas ! Siegfrid était d’un caractère volontaire : quand il avait une idée, il ne la quittait plus. Ni ce soir, ni les jours suivants, ni jamais, il ne voulut changer son arrêt.

Fralinzar avait d’abord prié, supplié, conjuré ; puis, la colère gronda sur ses lèvres. Téolis, aux premiers éclats de son courroux, sonna la femme de chambre, demanda son manteau, son chapeau, ses gants, et sortit gentiment avec un placide :

— Au revoir.

Médusé, embarrassé par la présence de la soubrette, le médecin la laissa partir.

Par exemple, il se promit d’avoir à son retour une explication sérieuse.

Elle ne s’y refusa pas :

— Ami, lui dit-elle, je suis jolie. Vous m’aimez, tout le monde m’aime pour cela. Que je me fane, que les rides déparent la transparence de ma peau et les tendresses, oiseaux caressants épris de la seule beauté, s’envoleront pour toujours. Délicate je suis ; un rien me trouble, me bouleverse. Ces émotions dont vous êtes altéré, seraient mortelles pour moi. Siegfrid ne me l’a point caché. « Si tu veux rester adorable ; si tu veux en ton miroir considérer une délicieuse personne, évite les luttes ardentes de l’amour, renonce à être mère, cela déforme et alourdit. »

— Comment, gronda le doktor abasourdi, vous avez la prétention de m’infliger cette douleur de vous voir et de renoncer à vous ?

— Voir n’est-il pas le but en ce monde ? Des musées sont ouverts en tout lieu. Quelles recommandations y sont faites ? Une seule, celle-ci : regardez, mais ne touchez pas. L’être épris d’art, l’homme à l’esprit sublime, possède par les yeux ; le surplus n’est que brutalité.

Et dogmatique, mille fois plus philosophique que lui-même.

— Devenez artiste, ami. Ne demandez à la fleur qu’un parfum, à l’étoile qu’un rayon, et nous vivrons heureux, en bons camarades. Si votre nature, moins poétique que la mienne, ne se peut contenter des spirituelles extases, mon amitié vous accordera des vacances.

IV


Longtemps Fralinzar conserva l’espoir de conquérir le cœur de sa femme. Siegfrid s’y opposa toujours.

Quelles douleurs, quels orages se heurtèrent dans le cerveau de cet homme, qu’affolait l’attitude invraisemblable de Téolis ? Nul ne le sut. Car à qui aurait-il confié sa situation navrante et ridicule ?

À chaque instant, on le complimentait sur le charme de son adorable compagne, et chacun des mots élogieux s’enfonçait en son esprit comme un trait empoisonné.

— Un ange, chuchotait-on en la voyant passer.

Lui songeait avec rage :

— Un ange… non pas, une femme, une femme qui s’aime, dont le boudoir devient un temple, le miroir un autel, une femme prêtresse cruelle de sa propre beauté, prête à sacrifier tout et tous à la fraîcheur de son teint, aux succès mesquins où se complaît sa coquetterie.

Comme devise, Téolis aurait dû prendre :

« Aimante ne puis, maman ne daigne, poupée je suis, et poupée de Nuremberg. »

Tandis que chaque jour elle apparaissait plus suave en sa parure d’idole allemande, le doktor pâlissait, maigrissait, consumé par une pensée sans cesse présente :

— Elle ne m’aimera jamais.

Le nom de Siegfrid, ironique et grandiloquent, sonnait comme un grelot à ses oreilles. Des idées folles lui traversaient le cerveau : briser Siegfrid, le brûler, ce fatal guéridon… Mais il renonçait bien vite à ces procédés violents, car le mal n’était point en la tablette de Siegfrid, mais bien dans la sécheresse de cœur de Téolis.

Dans les soirées, les bals, les concerts où orgueilleusement elle promenait sa silhouette, il errait de groupe en groupe, préoccupé, distrait, répliquant, sans en avoir conscience, à tout ce qu’on lui disait, par ce prénom : Siegfrid.

La surprise de ses interlocuteurs l’avertissait de son « impair ». Alors il s’irritait contre lui-même, se jurait que plus jamais ce nom patronymique ne jaillirait de ses lèvres. Mais, situation affreuse, il ne trouvait plus rien à dire.

Siegfrid ! Siegfrid ! Le mot devenait le fond de sa conversation, tournant insensiblement à l’idée fixe.

Il devint fou, fou de l’égoïsme inconscient.

Dans un transport de rage, il dépeça Siegfrid avec son couteau. Les domestiques épouvantés appelèrent la force publique, et malgré les instances de sa gentille épouse, Fralinzar fut interné à l’hôpital qu’il dirigeait autrefois.

De nouveau, dans l’asile d’aliénés, on revit le minois blanc et rose, avec beaucoup de poudre de riz, les grands yeux ahuris au ton de pervenche, lacs d’amour du pays de la Tétralogie, où le ciel allemand vient certainement chercher le « ton » de son maquillage azuré, les lèvres écarlates, auprès desquelles les cerises pâliraient de dépit, et la chevelure fauve dont la couleur semblait avoir été ravie au manteau de la cheminée d’hiver.

Démarche ondulante et robe claire ; fleurs au chapeau, au corsage, à la main, elle traversait à petits pas les cours de l’hospice des fous.

Un démon ? Non, pis que cela, une femme teutonne.

Dans l’asile, elle venait visiter son mari, ce pauvre Fralinzar, dont le tête n’avait pu résister au bonheur.

Et les infirmiers, la voyant passer, mélancolique et gracieusement jolie comme un cœur allemand, saluaient Mme Fralinzar, autrefois fraü Téolis.

Au demeurant, elle possède cinquante mille livres de rentes et, rebelle à tout devoir, elle se délecte dans son égoïsme de dilettante. Cela ne lui a coûté que deux maris. C’est de la kultur.