UNE SERBE


C’est un de nos marins, séjournant en Serbie, depuis la défense du mont Lovcen, qui m’adressa le billet suivant. Ce brave est « un de Belleville ». Ses récits empruntent à cette origine une saveur que je crois bon de conserver. Donc, je me borne à recopier la lettre que j’ai sous les yeux.

Voyez-vous, dans tous les pays, en temps de guerre, il y a des soldats et des civils. Parbleu, que vous dites, c’est couru, ça ; attendu que tout le monde ne peut pas être militaire, et que quand on n’est pas militaire on est inscrit civil… Eh bien, vous faites une trompe qu’un éléphant s’en contenterait. En Serbie, on a beau ne pas être militaire, on est tout de même soldat.

Ne vous excitez pas, j’allume le phare. Tous les hommes en état de poser pied devant patte, manient le flingot ou les « petites françaises » (c’est ainsi qu’ils désignent les canons).

Les services du train, du ravitaillement, enfin tous les services d’arrière, sont assurés par les femmes ou les vieillards impotents. Vivres, munitions, relève et transport des blessés, femmes, et anciens s’en chargent.

C’est épatant, dans cette contrée de montagnes, dans la boue, dans la neige, dans le froid ou sous l’averse, de voir passer ces vieux aux barbes blanches en broussailles, ces femmes graves et silencieuses, escortant les convois. Escortant, je dis bien, les demoiselles serbes sont armées du mousqueton et elles savent s’en servir.

Ce que je veux vous faire entendre, c’est que la Serbie a mobilisé jusqu’au dernier gosse ; les plus petits font les courses, c’est des estafettes, et puis je veux vous refiler l’avis d’un gars qui est dans le patelin. On n’admirera jamais assez cette petite nation serbe, où tous, jusqu’aux petites filles, aux ancêtres infirmes, font front contre l’ennemi.

Il n’y a plus de villes, plus de villages. Il n’y a désormais que des cantonnements pour défenseurs de la patrie menacée par les Boches d’Autriche.

En ce moment, j’ai encore le cœur tout chaviré par… Tenez, zyeutez-moi le parce que du naufrage.

La batterie était près de Chabatz, au repos. Un repos mérité, car, la veille, on avait arrosé les Austro-Boches sans discontinuer.

Ils avaient pris l’indigestion de shrapnells confits dans la mélinite.

Le colonel, un gars solide d’une trentaine d’années, pas plus, se trouvait avec nous. Il a suivi la laïque militaire en France… Il ne rêve que de Paris et de Saint-Cyr ; alors on est copains, malgré la différence des grades : il a cinq galons ; moi j’étale seulement les deux sardines de laine.

Mais il n’est pas fier. C’est un officier d’aplomb qu’a profité de ses études. Il jaspine l’argot comme un vrai poteau.

Il s’était arrêté près de moi, disant de sa bonne voix sonore :

— Ça va, frangin ?…

— Ça biche, colonel ; sauf que je rêve d’un bifteack aux pommes et d’une brillante chopine.

Il rit comme un bienheureux.

— Ça ne pousse pas sur les routes de Serbie…, mais l’intendance t’offrira un beau biscuit et un quart d’eau… l’hygiène, quoi.

Il n’y a pas à faire la tête, le menu est le même pour tout le monde. Au reste, la seule chose importante est que nos 75 ne soient pas à court de pruneaux… Les hommes peuvent se mettre la ceinture : les canons ne le peuvent pas.

— Qu’est-ce, lieutenant Mir ?

Le colo s’est détourné de moi. Il fait face à un officier qui s’est arrêté à trois pas, la main droite à la visière, les talons réunis, l’attitude de service.

— Mon colonel, c’est une femme…

— Une femme ?

— La grand’garde l’a arrêtée au moment où elle se faufilait entre les factionnaires.

Le colonel fronce les sourcils, il serre les lèvres… ; ça va barder.

— Amenez la prisonnière… Si c’est une espionne, ici ou ailleurs, peu importe.

Sa main, crispée inconsciemment sur l’étui-revolver qu’il porte en bandoulière, complète sa pensée.

Et moi, mon cœur bat comme après un cavalier seul.

À Belleville, on est sensible… ; ça n’empêche pas d’aller jusqu’au bout du devoir, seulement ça le rend un peu plus difficile.

C’est une coquetterie et un orgueil de le constater. Nos amis serbes, d’ailleurs, le jugent ainsi.

Mais le lieutenant revient. Deux artilleurs, sabre au clair, encadrent la prisonnière annoncée.

Je la regarde.

Une jeune paysanne, une vraie. Ses frusques ne sont pas un déguisement.

Je vois à l’air du colonel qu’il se fait une réflexion du même comptoir, car sa figure se détend.

La femme est immobile, fixant devant elle des yeux de folle. Une carapace de boue couvre ses vêtements. Elle a bien sûr rampé par principes pour arriver à nous.

Et avec tout ça, elle est jolie, malgré les mirettes de maboul et les taches de rousse qui sèment des confettis de son sur sa figure pâle.

— Votre nom ? interroge le colo.

Elle tressaille à sa voix, hausse les épaules, murmure quelque chose que personne n’entend.

Et puis, elle défait la blouse de laine brune qu’elle a enfilée comme un paletot sur son corsage.

On n’a pas le temps de lui demander à quoi rime cette toilette. Elle a rejeté la blouse et nous restons tous babas.

Un drapeau autrichien est enroulé autour de son corps.

Un drapeau de régiment, un réel ; pas un fanion de bataillon… Le drapeau aux trois bandes perpendiculaires à la hampe, rouge, blanc, rouge, avec l’écusson et la couronne impériale.

Elle le déroule, le laisse tomber aux pieds

de l’officier… Deux grosses larmes s’écrasent entre ses paupières, et elle gémit d’une voix rauque :

— Le rachat de ma honte !

Elle a failli tourner de l’œil. On l’a fait asseoir sur un affût. Le colonel la soutient, il l’encourage :

— Voyons, ma petite fille, on ne parle pas de honte quand on apporte un drapeau…

Mais elle secoue la tête avec un entêtement colère.

Et puis, tout d’un coup, elle parle :

— Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi ; faut que je vous renseigne pour que notre roi… — elle s’incline dévotieusement — accepte le drapeau. Je suis du village de Barjevo, de mon état lingère… pour vous servir.

Elle s’aperçoit qu’elle vient de lâcher la formule habituelle de politesse commerciale. Sa pauvre figure se crispe dans un sourire agacé, elle a un roulement rageur des épaules.

— Je ne suis qu’une ouvrière, je parle comme je sais, n’est-ce pas… Il n’y a pas d’offense. Donc, le père et moi on vivait à Barjevo ; on chantait, on était heureux.

« Alors les Autrichiens sont venus, avec leur général Potiorek.

« Un lieutenant porte-drapeau s’est présenté chez nous.

« Avant la guerre, il était marchand de vins de Hongrie ; il traversait le pays quatre ou cinq fois par an… Je lui avais plu, mais lui ne me disait rien, si bien que je l’avais refusé.

« À présent, dans son uniforme ennemi, il ne roucoulait plus des choses de parfait amour.

« — Esclave serbe, me dit-il, jadis j’étais un simple négociant ; je suis devenu un vainqueur. Sois donc prudente, montre-toi aimable, ou sinon…

« J’ai crié mon dégoût pour les Autrichiens. Je lui ai montré la porte.

« Oh ! il est sorti.

« Seulement, il est rentré un peu après,

avec quatre grands escogriffes, baïonnette au canon. Il a fait emmener le père. On l’a attaché au pilier de la halle et on lui a cinglé le dos à coup de fouet.

« Le sang giclait, et comme je demandais grâce, le bourreau dit :

« — On ira jusqu’à la mort de la bête… à moins…

« Oh ! la brute ! Il riait comme les diables des vieilles gargouilles de Semlin…

« Je ne suis qu’une pauvre fille. J’aimais le père ; je n’avais que lui… Alors… »

Elle se tait un moment. Pauvre gosse. Elle devient plus pâle encore… Elle est blême comme une lune d’hiver, et d’un ton de désespoir, d’abandon de tout, elle achève :

— Alors, quoi… j’ai été ce qu’il a voulu.

— Vous serez vengée, ma brave enfant, commence le colonel…

— Pour sûr, que je dis…

Mais on boucle tous les deux. Elle nous a regardé et elle rit, elle rit silencieusement, horriblement. Pleurer serait moins triste que rire comme ça.

— Attendez, attendez, qu’elle reprend. Ah ! ah ! en Autriche, on donne des galons aux assassins… Le lieutenant s’est moqué de moi, le jour même. Il a ricané :

« — Ton obéissance, esclave serbe, a retardé ton père, mais ne l’a pas sauvé. Il aurait fallu commencer comme tu as fini. On va revenir au fouet.

« Le père, du coup, a sauté sur son vieux fusil de chasse… Une détonation… et la tête éclatée, il roulait par terre.

« Mourir sans souffrir, il a eu raison. »

Elle chancelait, comme si elle allait tomber. Le colonel, qui avait de grosses gouttes d’eau dans les yeux, la baisa au front :

— Courage, courage…

— Merci, murmura-t-elle, merci… J’ai vengé la maison… Le poison… Le lieutenant mort, j’ai volé le drapeau pour vous l’apporter à travers leurs lignes… Je crois que ça vaut le mal qu’ils nous ont fait.

— Oh ! cria le colo, je signalerai au grand quartier général, et la croix de Kara-Georges…

Elle lui coupa la parole.

— Sur mon cercueil, alors… je suis empoisonnée aussi… Il me faisait goûter tout avant lui.

Doucement, sa tête se renversait en arrière.

Elle eut un regard attendri sur nous tous ; enfin, dans un murmure :

— Ça finit au mieux comme ça.

Et puis ses mirettes tournent ; elle exhale un soupir douloureux et elle se raidit.

C’est fini, la petite Serbe est partie… là-bas.