L’HÉRITAGE


Un jour, quelqu’un demandait à Danton :

— Pourquoi la France est-elle si féconde en héros ?

Il répondit :

— Parce qu’elle a ce qui les fabrique.

— ?…

— Les circonstances.

— Capitaine, voici que commence notre dernier jour de repos à l’arrière, me ferez-vous le plaisir d’accepter à déjeuner après la messe ?

— Comment donc, mon cher aumônier, la messe… gastronomique a toute ma dévotion.

Je taquinais l’aumônier du régiment où je venais d’être promu capitaine.

Un brave homme et un homme brave, cet abbé Canet, semeur grisonnant d’énergie. Mes fantassins adoraient ce prêtre qui, sous l’averse des « marmites » allemandes, venait dans les tranchées de première ligne, voir si personne n’avait besoin de lui pour bien mourir.

La soutane retroussée en culotte, l’ample manteau à capuchon flottant sur ses épaules, le bonnet de police aux trois galons d’or (notre aumônier était assimilé au grade de capitaine) penché sur l’oreille, il rit de ma boutade.

— Permission de l’état-major, ma petite sœur Francine passe la journée avec son vieux frère… Et avec des provisions de bouche… des rillettes, entre autres, à forcer votre dévotion, capitaine, positivement. Donc, à midi…

— Tapant.

Tant bien que mal, plutôt mal, l’abbé Canet s’était installé dans une chaumière à peu près indemne, auprès du clocher décapité.

Avec l’exactitude la plus militaire, je me présentai à midi sonnant, à ce… presbytère temporaire. Dans la salle à manger au carrelage rouge déteint, une jeune fille disposait des fleurs dans un pichet de grès ébréché.

— Ma petite sœur Francine, présente l’aumônier.

Ah ! elle lui ressemble bien, avec en plus toutes les grâces, tous les tendres coloris du teint ; mais le visage charmant est sérieux, les grands yeux bleus distillent de l’énergie.

Cette enfant de vingt ans m’intimide un peu. Elle est si différente de toutes celles dont je me souviens.

On se met à table. Mademoiselle Francine prononce à mi-voix le bénédicité. Elle remarque mon indifférence polie et gravement :

— Excusez-moi, j’aurais dû prier plus discrètement.

Sur un geste de vague dénégation, elle insiste :

— Si, si, l’ostentation est blâmable en toute chose. Elle semble vouloir marquer une supériorité.

Étrange jeune fille !

Au dessert, un planton du colonel, le rengagé Lacquin, m’apporte un ordre confidentiel, à lire tout de suite.

J’obéis ; mes yeux parcourent ces lignes :

« Vers huit heures, la nuit noire, occuper sans bruit les tranchées de première ligne. À deux heures matin, bonds par section sur ceux d’en face. Surprise possible d’après renseignements. »

— Capitaine, prononce M. Canet, vous ne pouvez évidemment pas me confier le contenu d’un pli confidentiel ; mais sera-t-il utile que j’accompagne la compagnie ?

— La présence d’un ami est toujours utile.

— Compris.

Et s’adressant à la jeune fille :

— Francine, tu regagneras seule la gare. La voiture régimentaire te prendra ici. Tu te rends compte…

Elle l’enlace tendrement et murmure :

— Je me rends compte que le prêtre est le médecin des âmes que Dieu appelle à la liberté éternelle. Il doit être là.

— Il y sera, Francine.

— Oui, frère, il y sera.

Huit heures ; tout est noir, d’un noir d’encre. Le vent passe par rafales gémissantes que suivent des silences pesants.

La compagnie se rassemble sans bruit.

Près de moi, l’abbé Canet embrasse sa jeune sœur.

— Rentre, Francine… À quoi bon prolonger la petite tristesse de l’adieu…

Je veux couper court à l’émotion que je devine en eux. Je plaisante :

— À l’amende, mon cher aumônier. Adieu est un mot prohibé à l’armée.

C’est elle qui répond d’une voix grave :

— D’autant plus prohibé que nous sommes sûrs de nous revoir… ici ou là-haut.

Satanée petite fille. La foi qui s’exprime ainsi dans la nuit, en face de l’ennemi, est impressionnante.

Mais l’appel a été fait à voix basse. Personne ne manque. En route.

Cinq kilomètres parmi des sapins, que l’infernal arrosage de l’artillerie a martyrisés, nous amènent à nos tranchées.

Sans incident d’ailleurs. Le vent siffle trop dans les arbres ; les Allemands n’ont pas repéré notre arrivée, bien que leur terrier soit à moins de cent cinquante mètres.

Le petit sous-lieutenant Jargue et l’adjudant Dubair sont en avant, avec les sections qui tenteront la surprise. Je reste en soutien avec les deux qui complètent la compagnie.

L’abbé Canet se partage, passant d’un groupe à l’autre.

Que le temps est long sous ces sapins qui pleurent dans la bise !

Deux heures ! Un ordre transmis par un homme de liaison. Les sections d’attaque se glissent hors de leurs tranchées, où je les remplace avec les unités de réserve… Et j’attends.

Les nôtres se sont fondus dans le noir. La nuit les a engloutis. On n’entend rien… ; des minutes passent rythmées par les battements impatients de mon cœur.

— Rien, Bravo ! Toujours rien !

Si ! Paf ! Paf ! des coups de fusil, des éclatements de grenades, puis le coup de sifflet aigu, le signal qui dit : « Tout va bien, les sections de réserve à la rescousse. »

— En avant !

Un rugissement de joie, un bond furieux ; les hommes galopent aux ennemis ; des balles passent, fauchant des branches. Quoi ? ce gémissement… ? C’est la voix de l’aumônier.

Juste, une fusée éclairante tombe à vingt pas. Dans son halo lumineux, je vois mes « poilus » s’aplatir sur le sol, et là, en arrière, renversé sur le talus de la tranchée, l’abbé Canet livide, les mains crispées sur la poitrine. Je fais un pas vers lui.

— Touché ?

— Faites votre affaire, répond-il ; après vous songerez à moi.

C’est juste. En avant !

Le coup de main a réussi. Les tranchées conquises sont retournées face aux Allemands ; cela a pris une heure ; une heure durant laquelle je n’ai cessé de penser à M. Canet.

— Lieutenant Jargue, prenez le commandement de la compagnie. Je retourne là-bas.

Il n’y a pas besoin d’autre explication. Tous savent que l’ami dévoué est demeuré en arrière, et ils me regardent partir avec de l’anxiété plein les yeux.

Je les perds de vue. Je suis seul, dans le noir, sous ces sapins qui se lamentent toujours. Pourtant le ciel a dû se dégager quelque peu. Les choses sont vaguement perceptibles dans une apparence de clarté diffuse.

Je marche. Des corps m’apparaissent étendus sur l’épais tapis d’aiguilles de pin… : la rançon de tout combat !

Mais qu’est-ce ? On marche sous bois. Je me jette derrière un tronc d’arbre.

Surprise ! Je reconnais l’aumônier. C’est lui avec son grand manteau, son capuchon abritant sa tête. La blessure a dû être légère. Je veux lui dire ma joie…

Attendons. Il s’arrête auprès d’un de ceux qui sont couchés sur le sol… Il ne faut pas troubler cet ultime entretien. Et les mots chuchotés glissent, dans le silence nocturne, jusqu’à mes oreilles, tel un bruissement d’espérance.

J’entends le blessé haleter :

— Vous m’reconnaissez pas, m’sieu le curé, dans cette nuit de cirage ; je suis Lévy, l’juif.

— Et tu appelles Dieu, Jéhovah, répond le prêtre d’une voix douce autant qu’une caresse… Sous tout nom, il demeure l’Infini ; tous les hommes sont ses fils. Frère, prions-le ensemble.

Une émotion extraordinaire me pénètre. Pour la première fois j’assiste à la conduite d’un mourant jusqu’au seuil de l’Inconnu. Je me surprends à envier la foi qui console, qui fait entrer dans la mort comme dans une apothéose.

Aïe. Une « marmite » arrive sur nous, précédée par son ronflement caractéristique.

Écimant un sapin, l’obus tombe à quelques mètres, éclate, projetant en un vacarme assourdissant une nappe de flamme, de fumée, de fragments métalliques.

Et avec un cri de douleur, l’aumônier a roulé sur le sol.

J’oublie tout. Je me rue vers lui. Au risque de me faire repérer par l’ennemi, j’actionne ma lampe électrique, et il me semble que la réalité se dérobe, que le rêve m’emprisonne.

Le capuchon est tombé, et j’ai sous les yeux, la figure pâle, immobile, paupières closes, de Mlle  Francine.

Elle en est quitte pour une blessure bénigne ; un simple éclat dans le bras gauche. Elle revient à elle, me voit, rougit, s’explique.

— J’avais peur ce soir… J’ai suivi de loin la compagnie… Mon frère mort dans la tranchée… ; je le pleure à présent ; mais avant, il fallait tenir sa promesse… ; les soldats comptaient sur lui pour bien mourir… ; j’ai cru que je pouvais recueillir l’héritage de charité.

Je viens de faire conduire la jeune fille au poste de secours.

Inconnue hier, elle m’apparaît maintenant comme la fiancée souhaitable au-dessus de toutes, et elle le sera, si le Dieu qu’elle prie m’accorde la grâce de revenir.