LA GOSSE ALSACIENNE


J’étais bonnetier à Mulhouse quand les Allemands eurent l’idée stupide de m’arrêter comme otage, moi, Kasper, homme si pacifique que (les gens d’Alsace sont guerriers) mes compatriotes me jugeaient poltron.

Au vrai, je n’aimais pas les coups et j’étais disposé à beaucoup de concessions pour n’en pas recevoir.

Je fus d’abord interné en Bavière, puis ramené dans le duché de Bade, à quelques kilomètres au sud de Fribourg-en-Brisgau.

Dans un vaste enclos de ronces artificielles, renforcées d’un cordon de factionnaires, fusils chargés, des baraquements assez confortables nous abritaient.

Le logement était acceptable ; mais la nourriture… Oh ! la nourriture… exécrable et insuffisante !…

La cantine d’Odan Storf, obèse Saxon, eût pu nous fournir des suppléments ; seulement, le commandant militaire du cantonnement nous interdisait d’avoir de l’argent.

Odan Storf, avec ce génie particulier des Schwobs à dépouiller les autres, obvia à cet inconvénient. Renseignements pris sur chacun de nous, il nous offrit le crédit le plus large, et aussi le plus usuraire.

Une choucroute surie, avec une saucisse moisie, se facturait 5 marks (6 fr. 25). Bref, je regrettais amèrement Mulhouse, mon magasin de la place du Marché et la petite brasserie de la porte du Miroir, où j’allais vider une chope en devisant des affaires de la cité.

Si j’avais eu du courage, j’aurais abrégé la durée de ma souffrance, comme dit la légende de la ruine du Honeck… N’en possédant pas assez, je continuai à vivre.

Au nombre des otages figurait une fillette de treize à quatorze ans, blonde de ce blond d’Alsace que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Pourquoi cette enfant parmi nous ? Je ne l’ai jamais su. On la nommait Gredel.

Les circonstances nous mirent en sympathie.

Évidemment, elle craignait, comme moi, la douleur inutile, car, au lieu de faire la fière, ainsi que tant d’autres, elle accepta le poste de petite servante à la cantine d’Odan Storf.

Ce fut un scandale. Tous les otages lui reprochèrent sa bassesse d’âme.

Seul, j’approuvai sa résignation, et même, quand un de mes compagnons lui jetait un mot dur, dont ses grands yeux bleus se remplissaient de larmes, je la remontais avec de bonnes paroles :

— Laisse aboyer, petite Gredel, tu es dans le vrai. Il faut vivre avec le moins de désagréments possible.

Vous devinez qu’on était devenu camarades. Tout naturel, n’est-ce pas ? Dans le cantonnement, nous deux seuls n’étions pas des lions de courage.

Voilà qu’un matin, en me servant un plat de pommes de terre, orné d’une saucisse et de confitures de myrtilles, elle me chuchote à l’oreille :

— Je me sauve ce soir.

Je manquai lâcher l’écuelle de fer battu qu’elle me présentait.

Sans paraître s’en apercevoir, elle continua :

— Je peux en emmener un autre… Si vous voulez, ce sera vous.

Quelle journée ! J’aimais l’idée d’être libre ; mais entre la liberté et moi, il y avait les ronces barbelées du camp ; les factionnaires, fusils chargés ; la poursuite probable ; des balles dans le corps, ou, à tout le moins, le cachot d’une forteresse.

Ces choses-là font réfléchir un homme raisonnable, voyez-vous !

Toutefois, aucune réflexion ne tint contre la volonté de Gredel. Cette gamine avait une façon de vouloir… irrésistible.

Elle reprend l’entretien en enlevant le couvert.

— Venez à 5 heures à la cantine. Odan Storf garde volontiers ceux qui font de la dépense… Vous jouerez à l’ivresse.

— Mais…

— Chut !

Odan Storf s’est rapproché. Il invective lourdement la petite Alsacienne.

— Plus vite que ça, cancrelat d’Alsace. Si j’étais le kaiser, j’exigerais de tous les wackes de là-bas quatre heures de pas de parade chaque jour.

Il rit comme meugle un bœuf. Eh ! eh ! c’est de l’esprit boche, ça.

Cet esprit me semble terrible, comme tout ce qui vient des Schwobs. Par sainte Odile, risquerai-je l’évasion ?

Tout l’après-midi, je me réponds : « Non. » 5 heures sonnent. Je cours à la cantine.

Je mange, je bois les chopes que Gredel remplace de temps à autre. Je demande une bouteille de Champagner, sur l’ordre de la petite. J’en offre à Odan, qui engloutit les verres, à croire que leur contenu tombe dans un abîme. Je le regarde, car Gredel m’a fait signe de ne pas boire.

Qu’est-ce qu’il a ? Il tombe le nez sur la table. Il ronfle.

Je cherche la jeune servante pour qu’elle m’explique… Elle a disparu. Ah ! la voici qui rentre avec, à la main, une bouteille vide.

Elle rit sans bruit, découvrant ses dents blanches, blanches même dans sa figure claire et rose de robuste fillette d’Alsace.

— Arrivez, me dit-elle.

Ah ! mon cœur bat. J’aimerais certainement mieux autre chose. Et je la suis, cette gamine endiablée.

Nous sommes dehors, nous passons l’enceinte des ronces. Je regarde partout. Je tremble d’entendre la voix du factionnaire.

La nuit est noire, c’est vrai ; mais ces gueux de Schwobs sont de fins renards quand il s’agit d’ennuyer les autres.

Gredel devine mon anxiété. Elle me tire vers la droite, m’arrête près d’un corps étendu sur le sol.

— Je lui ai offert du bon schnaps. Quand on relèvera les factionnaires, qu’est-ce que son unteroffizier lui offrira ?

Elle m’ahurit, cette jeune Gredel. Elle me tire en avant. À quelques centaines de mètres commencent les futaies du Schwartzwaldt, la Forêt-Noire, ainsi que disent ceux de France.

Presque à la lisière, une cabane de bûcheron, avec le traîneau-schlitte accroché à la muraille.

Gredel a tout prévu, brave cœur ! Des vêtements nous attendent. Nous serons différents du signalement qu’enverront nos geôliers quand ils s’apercevront de notre évasion.

Comment a-t-elle pu tout préparer ? J’interroge. Elle me coupe net :

— Plus tard ! À présent, il s’agit de faire du chemin.

Et puis c’est la course dans le noir.

Gredel me guide. On dirait qu’elle voit à travers l’obscurité, comme les petits gnomes du Honeck.

Moi, je bute, je trébuche, je suis en nage, quoique la nuit soit froide. Il gèle fort.

Je n’en puis plus quand je m’aperçois que le noir devient gris. C’est l’aube qui s’annonce.

Au pied du mamelon boisé qui nous porte, la vaillante fillette me montre une route.

— La frontière suisse.

Sauvés ! Nous sommes sauvés ! J’en ai les larmes aux yeux.

Baoum !

Un coup de canon résonne dans le silence matinal.

— Ça doit être pour nous, fait paisiblement la petite.

— Pour nous ! Pour signaler notre fuite ! Oh ! sainte Odile, rendez-nous invisibles aux Schwobs.

La fillette ne tourmente pas les saintes de vains discours. Elle m’a pris la main ; elle m’oblige à dévaler la pente vers la frontière, vers le salut.

Quoi ? Un arrêt brusque. Un avertissement, léger comme un souffle :

— Couchez-vous !

— Quoi ?

— Le poste-frontière.

Je vois. En bas, sur la route, un peloton d’uniformes qui vient d’apparaître en travers du chemin que nous devons suivre.

Je m’aplatis sur la mousse roussie par le gel.

— Je vais les entraîner à ma poursuite. Le passage libre, filez à la douane suisse. Je vous rejoindrai.

C’est Gredel qui a susurré cela. Je veux la retenir. Trop tard. Elle s’est déjà perdue dans les arbres.

Des cris, des appels rauques. Les soldats schwobs ont vu l’enfant. En tirailleurs, ils se précipitent. L’exploit est digne d’eux. Dix hommes armés pourchassant une gamine sans défense.

Mais les sapins serrés masquent les poursuivants, la poursuivie.

La route est libre, comme l’a voulu Gredel. Courons à la douane suisse. J’ai confiance. Ma petite sœur d’Alsace m’y rejoindra. Elle est si adroite, si décidée.

Je descends la côte à toutes jambes. En trois bonds je franchis la route. Je passe le poteau-frontière.

À dix pas, une maisonnette, quelques fantassins helvétiques. J’arrive en trombe au milieu d’eux. Je halète :

— Otage, non combattant, évadé !

Un gradé me pousse dans la cabane. Je suis sauvé.

Quoi encore. Des bruits lointains auxquels répondent des clameurs toutes proches !

Je me précipite à la fenêtre.

Bravo ! Gredel, dans une course éperdue, franchit à son tour la frontière. La brave petite est en sûreté.

Hélas ! Le Schwob ne respecte rien : Traités, frontières, humanité, honneur, sont pour lui des mots vides de sens.

Le sous-officier allemand a commandé :

— Feu !

Une nappe de balles passe avec un sifflement aigu, et, sans un cri, arrêtée en pleine course, Gredel roule foudroyée aux pieds des soldats de Suisse.

Il y a là-bas une modeste tombe où dort ma petite amie Gredel, en attendant que je puisse la ramener au pays.

Moi, j’ai gagné Belfort et je me suis engagé pour venger la blonde, blanche et rose fillette d’Alsace.

Suis-je moins poltron que je ne le croyais, ou bien la petite âme héroïque soutient-elle la mienne ? Je ne saurais pas vous le dire.

Mais quand les balles passent en vols siffleurs, quand les marmites éclatent, eh bien ! je pense à Gredel ; je vise avec soin, et… et ça va.