LA FOLLE DE SOISSONS


Nous avions passé seize jours dans les tranchées. Notre tour de repos nous ramena à Soissons. L’homme des terriers que j’étais devenu, reporté à la surface du sol, s’était promis de se soigner.

Aussi je pris logis à l’hôtel de la Croix-d’Argent : tout le confort moderne, la moitié seulement en ayant été rasée par le bombardement ; cuisine soignée, vin supportable et puis aération de premier ordre : il ne restait pas un carreau.

Avec cela, la vue sur l’altière silhouette de Saint-Jean-des-Vignes, bombardée en 1870, ruine sur laquelle s’acharnaient les Huns de 1914-1915.

Que pouvait désirer de plus le simple lieutenant que je suis ?

L’hôte seul, M. Mesral, m’apparut insuffisant, distrait, absent. Je m’en ouvris à la fille de service qui, à ma grande surprise, rougit copieusement, murmura cette phrase sybilline :

Ils ont emmené Mme Mesral avec ses fillettes, Louise et Marie, douze et onze ans.

Son geste embrassa les hauteurs de la rive droite de l’Aisne, vers Saint-Médard, Saint-Paul, Saint-Gergues et Laon, puis elle me planta là, sur cette excuse :

— On m’appelle.

De nouveau, je suis enfoui dans la tranchée.

La nuit de relève et le lendemain, nous jouissons d’une tranquillité parfaite. Aucune attaque, pas de fusillade de l’ennemi. De temps à autre seulement, un vol d’obus, à destination de la malheureuse ville, passe au-dessus de nos têtes, avec un chant de sirène enrouée.

Dans des rafales d’ouest commence notre seconde nuitée. La pluie tombe. On n’entend que son bruissement. Le canon s’est tu.

Je crois bien que je somnolais, lorsqu’une main me prit à l’épaule.

— Mon lieutenant !

— Quoi ?

Ils viennent.

C’est vrai. Par la meurtrière d’observation je distingue un grouillement à une centaine de mètres.

Vite, un ordre à voix basse, qui se transmet de proche en proche :

— Silence ! Immobilité ! À bout portant, feu précipité ! Le magasin vidé, à la baïonnette !

L’averse a cessé. À travers les nuages peu épais, la lune se trahit par un halo opalin. On voit un peu. Tant mieux.

Rrrra ! La tranchée crache des éclairs. Les Allemands, surpris alors qu’ils croyaient surprendre, détalent, laissant des morts, des blessés en arrière.

Avec un couac formidable, le clairon Lebègue entame la charge.

— À la baïonnette !

J’ai bondi hors du trou. Mes lascars se ruent à la poursuite. Aie ! ma satanée sciatique me tord la cuisse gauche. Impossible de faire la course avec cela. Je suis forcé de rester en arrière.

Soudain, j’ai la perception confuse qu’un corps, étendu au pied d’un buisson, se soulève, marque un geste. Un coup de feu claque. À la tête, je sens comme un coup de marteau, et je perds connaissance.

Je rouvre les yeux. Que ma tête est lourde, lourde !…

Au-dessus de moi, une large figure blafarde semble me narguer. Je grogne, et puis je reconnais la lune.

L’ébranlement du coup reçu a troublé ma vision.

Autre chose qui me fait frissonner. On a gémi tout près de moi. La première plainte en éveille d’autres. Ici, là, tout près, là-bas, on dirait que, par cent bouches, la terre se lamente.

Je comprends. Des blessés. Sont-ils Français ou Allemands ? Je ne distingue pas.

Et pourtant, je voudrais savoir si ce sont des nôtres… ou des autres.

Je tente de soulever ma tête pour regarder. Je me procure ainsi une douleur intense, un éblouissement qui me fait passer une véritable aurore boréale devant les yeux. Je ne m’entête pas : je ne bougerai plus.

Ah ! qu’est-ce encore que cela ?

Une grande forme se meut, s’avance. La lune coule un rayon curieux entre deux nuages et éclaire la forme, la forme d’une femme.

J’ai le délire. Que ferait une femme, ici, entre les tranchées françaises et les carrières de Saint-Gergues, où sont terrés les Allemands ?

Tiens ! Une branche a craqué sous le pied de l’apparition. Mais alors ce pied n’appartient pas à un fantôme.

De nouveau l’on gémit tout à côté de moi. Le blessé, l’autre, a aussi aperçu la femme.

Elle vient à lui. Elle s’agenouille près du malheureux. Elle parle. Ah ça ! mes oreilles me trompent. Je perçois ces paroles bizarres :

— Un beau soldat du kaiser !

Puis un rire contenu et terrifiant. Elle poursuit :

— Oui, ton casque, je le reconnais. Je l’ai vu si souvent dans les carrières de Saint-Gergues… avec mes petites Louise et Marie.

Mon sang se glace. Louise, Marie, les prénoms des petites Mesral, que les Allemands ont entraînées avec leur mère, en évacuant Soissons.

Que dit-elle encore ? Que fait-elle ?

— Elles sont sous la terre. Elles s’ennuient dans la tombe. Va les rejoindre.

Un cri étranglé. Un grand silence.

La femme s’est redressée. La lune frappe en plein son visage, aussi blafard que sa clarté. Oh ! ces yeux de fièvre ; cette chevelure dont les mèches fauves se tordent ainsi que des serpents.

C’est une folle, une folle que je vois là.

Elle prononce tendrement, avec un geste dans le vide :

— Patience, petites. Je vous en enverrai d’autres, beaucoup d’autres sous la terre.

Tout me devient clair. Les Allemands ont causé la mort des enfants, et dans le naufrage de sa raison, Mme Mesral a conservé l’idée fixe des vengeances.

Sapristi ! Elle m’a vu. Elle marche vers moi. J’ai peur, Vais-je mourir de la main de cette victime française ?

Quelle minute effroyable ! Elle se penche sur moi… comme sur l’autre.

Ma bouche est incapable de prononcer une parole.

La démente ramasse mon képi, dont les deux galons sont voilés sous le manchon déteint par ces mois de campagne.

Combien doux le regard qu’elle repose sur moi.

— Tu es des tranchées de là-bas, fait-elle d’une voix tendre… Tu es de ceux qui m’aident à envoyer des casques à mes petites… Il ne faut pas rester ici… Ils sont si brutes !

Je reprends la faculté de parler.

— Blessé… incapable de marcher…

Elle caresse ma blessure.

— Oui, oui, je vois… Du sang. Attends, je te traînerai près des tiens.

Ses mains se glissent sous mes omoplates, ses doigts se recourbent sous mes bras. Elle me soulève, appuie ma tête à ses genoux, et lentement, à reculons, avec des précautions maternelles, elle me traîne vers ma tranchée.

Diable ! mes hommes sont méfiants. Ils vont nous canarder. J’appelle, pour les avertir, et cinq minutes après je suis à l’abri, dans le trou, entouré de ma section qui se réjouit de mon retour.

Un instant j’ai oublié celle qui vient de me sauver. Je la cherche. Un caporal me répond :

— Elle est partie vers les Boches, mon lieutenant. Elle a dit comme ça : « Je vais en envoyer à mes petites, sous la terre… Regardez cette nuit vers Saint-Gergues, vous en verrez partir beaucoup, beaucoup, beaucoup… » Elle vous avait ramené, je l’ai laissée aller.

Deux heures, trois heures sonnent à une église de village que, par hasard, les Allemands n’ont pas ruinée.

Et comme le dernier coup s’envole dans la nuit, tout s’embrase vers Saint-Gergues. Une haie de flammes relie un instant la terre et le ciel, puis arrive sur nous, dans un coup de vent furieux, un grondement de tonnerre.

Au matin, à l’hôpital temporaire où l’on me pansait, j’appris que les Allemands avaient accumulé des munitions dans les carrières de Saint-Gergues.

La folle avait vengé ses fillettes et elle-même.