CONVERSION PAR QUATRE

(Premier héroïsme teuton.)

Au cœur des alliés, il faut parfois, au moins comme repoussoir, opposer le cœur des ennemis (?). Voici pourquoi je conte cette histoire vraie :

« Massacre le plus de Français que tu le pourras. N’épargne pas les femmes, sataniques et frivoles, qui songent à séduire les vertueux guerriers allemands.

« Reçu le salon, tapisserie Beauvais, que tu as eu la délicatesse de prélever, à Lille. Il est très bien. Maintenant pense aux bijoux. Si tu me trouves surtout, chez ces damnés de la Babylone moderne, des diamants et émeraudes, tu feras plaisir à celle qui est fière de se dire, du hauptmann victorieux Hermann, la pure et fidèle fraü.

« Walkure Batifolhafen. »

« P. S. — Bien entendu, ne dédaigne pas les autres pierres précieuses. »

Fraü Walkure relit sa lettre, dans son boudoir de Berlin. Elle n’a rien oublié de ce qu’elle souhaitait marquer à son tendre et cher époux, capitaine de réserve dans l’armée qui opère en France ; dans le civil, fabricant de lunetterie, appareils optiques, etc.

Puis elle a un regard vers le miroir ovale, provenant de « l’envoi de Lille », un regard triomphant qui semble dire :

— Que peuvent les femmes ennemies sur le cœur du guerrier qui possède un tel trésor ?

Elle est jolie (cela arrive même en Allemagne) avec sa taille mince, son visage poupin, rose et blanc comme celui d’un enfantelet, casqué d’une chevelure au blond cuivré, qui lui fait comme une auréole métallique.

Elle se sourit, cachète sa missive, sonne sa domestique, et l’expédie à la poste pour la jeter dans la boite.

— Pas vous, ajoute-t-elle gaiement, la lettre.

Elle se félicite de l’observation, peut-être utile ; les serviteurs sont si bêtes.

Et le facteur passe… une chère lettre du hauptmann. Quel envoi ce doux lapin aux pruneaux annonce-t-il encore ?

Tiens, c’est de son oberst. Que veut le colonel ? Elle lit :

« Hauptmann Hermann fait prisonnier avec quelques hommes en avant de Craonne (France). »

À Zurich, fraü Batifolhafen séjourne depuis quinze jours. Pourquoi a-t-elle quitté Berlin ? Pourquoi vit-elle dans la cité suisse, se mirant dans son lac aux rives dentelées ?

C’est qu’un ami lui a indiqué l’office Urania, d’Helvetia Platz, naturalisations, rectifications d’état civil, etc. Célérité, discrétion, satisfaction de la clientèle.

Elle veut devenir citoyenne suisse, c’est-à-dire neutre, pour pouvoir pénétrer dans la France maudite (que le monsieur Dieu punisse la France impie) et apporter le réconfort de sa présence à son cher Hermann, aimé comme une saucisse de poulet, interné près de Concarneau, en Bretagne.

L’agence Urania a promis les papiers nécessaires, moyennant finances, cela s’entend. Elle a d’ailleurs stipulé que les honoraires et débours seraient acquittés en numéraire suisse, pas en monnaie allemande. Ah ! ils vénèrent le mark d’argent, et les coupures de l’emprunt de guerre de la Deutschland, mais ce sont là monnaies belligérantes…, et vous comprenez les principes de la totale neutralité.

L’épouse considère qu’elle marche au devoir, le devoir über alles ! Elle a admis les scrupules neutralistes, bien qu’elle les juge stupides. Est-ce que l’on ne devrait pas placer les pfennings même über alles ? Enfin ! il s’agit de rejoindre Hermann dans le lieu lointain où il gémit captif, ainsi qu’un Hermann séparé de sa Dorothée. Réjouis-toi, Hermann, Dorothée-Walkure, ta jolie crevette rose au sucre, est en route vers toi.

En route, oui. Dès le seizième jour, Urania a terminé, légalisé, enregistré. Des papiers bien en règle confèrent à la blonde fille de Berlin (lunetterie, optique) la qualité neutre de Suissesse.

Le train l’emporte vers Bâle, de là vers Délémont. Douaniers et gendarmes font la haie pour laisser passer la dame suisse.

Ah ! ces Français ! méprisables comme de la choucroute avariée. Ce n’est pas à la gendarmerie allemande que l’on ferait avaler pareille neutralité !

Elle roule maintenant sur les routes de la France abhorrée. Surprise. On disait qu’il n’y avait plus d’hommes ; mais c’est plein de soldats… On mange bien dans les buffets, dans les hôtels ; on a du pain blanc, un vrai gâteau, ma chère, et à discrétion.

Ah ça ! la France ne meurt pas de faim. Personne ne désire la paix. On parle d’écraser l’Allemagne. Qu’est-ce que cela signifie ?

Paris, Angers, Nantes, Vannes, Rosporden, Concarneau.

— Allez à la mairie pour le permis de séjour, indique un sous-officier de planton à la porte de la gare.

Elle a un geste agacé. Cela l’ennuie d’obéir à un unteroffizier français.

Bah ! c’est pour Hermann ! Et puis il a été aimable, le sous-officier…

Ce sont des athées, ces Français, mais ils sont aimables… C’est une nation pourrie, les nations saines et fortes ne sont pas aimables. Ainsi l’Allemagne…

Soliloquant, elle gagne le quai d’Aiguillon, a un regard amusé pour la Ville Close, ceinturée de sa vieille muraille, atteint la place d’Armes, longe les Halles et se trouve devant l’Hôtel de Ville.

C’est un enseigne de vaisseau qui la reçoit, tout jeune, avec des yeux noirs superbes (elle les remarque, ils sont si doux ; on ne croirait jamais que ce sont des yeux français). Il l’interroge, l’écoute, sourit :

— Bon, madame, j’ai compris. Vous êtes momentanément Suisse, avec le désir de voir un prisonnier de guerre.

Et comme elle balbutie, stupéfaite d’être démasquée, l’officier reprend avec cette urbanité qui caractérise la marine :

— Vos papiers sont en bonne forme, je ne veux me souvenir que de cela. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes… Voici le permis de séjour.

Puis gracieusement :

— Vous n’avez sans doute aucun logis arrêté, et la ville est encombrée. Je vous indique une chambre libre place de la Croix, vue sur la mer, et aussi vue sur les prisonniers qui passent là, quand on les conduit au travail sur le port.

Il n’y a pas à discuter, le Français possède une amabilité attirante… En Allemagne on ne recevrait pas une Française de cette façon… Penh ! politesse de race pourrie. Pourtant une race pourrie peut-elle avoir des yeux noirs comme ceux-là !

De sa fenêtre, place de la Croix, fraü Walkure regarde passer la longue théorie des prisonniers allemands que des territoriaux paternes ramènent du travail. Elle distingue Hermann, marchant en serre-file, transmettant aux soldats les ordres des gardiens. Et au même instant, elle reconnaît aussi l’enseigne de vaisseau qui, son service fini, regagne sa demeure, sise dans la maison même… C’est pour cela qu’il savait la chambre libre… Oh ! il a été charmant, rempli de délicatesse envers une faible femme. Et véritablement un garçon élégant, distingué… Une idée dont elle rougit se dresse dans son cerveau. Hermann paraît lourd, banal, presque commun en regard de l’officier de marine.

— Oh ! mon bon monsieur Dieu, c’est l’air corrompu de France qui souffle dans mon cœur pur germanique. Balayez d’un saint plumeau cette poussière microbienne.

Invoquer le plumeau léger, quand existe le dur balai de genêts, est une première faiblesse… Et la première faiblesse ouvre la porte à toutes les autres.

C’est ainsi que les yeux noirs pénétrèrent dans l’âme vertueuse de fraü Walkure Batifolhafen, et leur propriétaire dans son intimité. Elle cessa d’invoquer le vieux Dieu allemand, et elle se déclara, sans rosir à présent, qu’Hermann était résolument laid.

Il fallut renforcer les fusiliers marins sur l’Yser. L’enseigne Oscar, aux yeux noirs, fut désigné. Il partit arrosé de larmes par fraü Walkure, qui se jugeait inconsolable.

Mais le ciel ne saurait abandonner une vertueuse fraü d’Allemagne.

Le lendemain Oscar était remplacé par un collègue, Armand, aux yeux de bluets.

Avec étonnement, émoi, trouble, la tendre Walkure reconnut qu’en France, ce pays curieux (elle n’aurait plus voulu dire : pourri) le charme des yeux sombres réside aussi dans les yeux bleus.

Ah dame ! quand on a tenu un magasin d’oculiste, les études comparatives sont extrêmement attachantes.

Walkure s’attacha à Armand.

Nouvel envoi de renforts sur l’Yser. La chambre d’Armand est reprise par un lieutenant de vaisseau, au teint bronzé, aux regards gris d’acier.

Et la Berlinoise découvre, cela est providentiel, qu’un éclair gris et une face brune constituent des couleurs, sinon complémentaires, du moins complimenteuses.

Ces couleurs s’appelaient Pierre.

Et Walkure, éperdue, se souvint d’avoir écrit naguère au balourd Hermann (son âme prononça l’épithète sans hésitation), de lui découvrir des pierres précieuses. Jamais ce mari disgracieux ne lui aurait fait présent de pierre semblable.

Pierre s’éclipsa à son tour, et l’élu de la studieuse opticienne devint Jacques, Jacques à l’iris d’or.

Et le soir, ses cheveux de cuivre dénoués, fraü Walkure murmura :

— Je me trompais, et l’on nous trompait sur la France. C’est un pays habité par une population sérieuse, avide de s’instruire. Moi-même j’y ai appris bien des choses qu’un sot et égoïste mari ne m’avait pas révélées.