Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. VI

Librairie nouvelle/Tissier (p. 46-52).

VI

Ancien style arabe. — Appréciation d’actes moraux de la femme. — Le poète Find ; ses deux filles ; légende.


Voila, certes, de la sagesse pratique. Mais il ne faut pas, pour l’apprécier, oublier que l’auteur de ces maximes est une femme de la vieille Arabie, qui ne trouvait rien de plus beau dans le grand et sérieux désert, que « de vrais Arabes des sables, accompagnant une troupe de chameaux et défilant sur des hauteurs au loin dans l’horizon. »

Je dois déclarer, avouer que je ne puis réussir à donner à de traduction cette antique sagesse, la couleur et le cette sang qui animent et composent la physionomie de l’original. Le langage arabe de ces récits respire une dignité et une fermeté que je ne réussis pas à refléter comme je le voudrais ; il y a dans ce vieux style arabe d’avant l’Islamisme, une allure magistrale dont les derniers restes se représentent encore dans le Koran ; mais depuis, ce n’est plus-cela. Dans cette antiquité païenne de la langue arabe, je trouve un œil de grandeur, de sévérité austère et rude, d’attitude décidée et résolue, que je ne rencontre plus que dépoli, terne, dépaysé dans les écrits des temps islamiques. Dans cet ancien langage souffle l’air des solitudes imposantes, vastes, pure atmosphère impossible à faire passer dans des régions où parlent des hommes qui ne vivent pas sous la tente et sur les sables étincelants des feux du soleil, qui n’ont pas le ciel transparent du Hédjâz et de l’Yémen. L’Arabe est bien loin, par Dieu ! des langues de l’Europe ; c’est une nature à part, qui s’est élevée sur un sol toujours chatoyant de mirages inabordables, toujours mouvant et fuyant sous le pied, enveloppé à chaque moment de tourbillons étourdissants. Comment rendre, avec une tournure française, cette vieille prose scandée, ces rimes, ces allitérations et assonances qui bruissent d’une si piquante harmonie, ces mots si gonflés de sens, si réfractaires à toute version ? Parfois cela donne le vertige. Mais j’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai pensé qu’il était bon d’exhumer, du désert, des physionomies caractéristiques d’un ancien peuple qui est à peine connu autrement que de nom. Je copierai de mon mieux quelques esquisses des femmes de cette antique presqu’île qui a jeté sur le monde tant d’agitations, qui a été le point d’origine d’un tremblement de terre dont les secousses prolongées pendant des siècles, ont ébranlé, menacé et en partie englouti les peuples de trois grands continents.

Il y avait de riches espérances pour le développement futur de la femme arabe ancienne, si l’Islamisme avait cru devoir la monter à une hauteur morale convenable. Il n’en a relevé et réglé que la position familiale. Jadis la femme arabe avait de beaux enthousiasmes elle savait parfois et osait électriser ses contribules par des actes dont la température de nos mœurs et de nos idées répudierait, condamnerait les intentions et plus encore l’exécution. Ces actes furent rares, il est vrai ; car les résolutions extrêmes et les faits passionnés, disons exagérés et excentriques, sont rares partout. Mais ils ne montrent pas moins que les femmes d’avant l’Islamisme avaient la conscience du pouvoir et de l’immense influence de leur sexe, et qu’elles n’hésitaient pas à recourir aux moyens les plus vifs, les plus entraînants, lorsqu’il s’agissait de la gloire, de l’intérêt, du salut de la tribu. Qui ne se rappelle les sacrifices de cœur et de vertu auxquels se sont résignées des femmes de dévouement et d’âme dans nos grandes époques révolutionnaires ? Les courageuses Lucrèces sont de tous les temps, et sous vingt formes de résignation, ou de résolution, ou d’enthousiasme.

Chez les nations qui sont restées dans la simplicité des mœurs primitives, certains actes qui, à la mesure de nos mœurs, nous semblent tenir d’une débauche de vertu, d’une sorte de folie d’impudeur, ne sont en réalité que des élans et des inspirations de dévouement, des sacrifices de désespoir dans des jours de crises et de périls. Chaque époque a ses genres de mérite, et aussi ses sentiments pour juger la valeur des œuvres. Ce que je dis là est surtout applicable à un fait singulier transmis par une courte légende antéislamique que je vais traduire. Je ne sache pas que beaucoup d’autres nations aient un exemple semblable dans leur histoire. Cette légende est celle du poète Find et de ses deux filles. Elle est extraite de l’immense compilation arabe nommée l’Arâny, mot que rappelle et traduit le nom de romanceros. Je laisse le récit tel qu’il est disposé dans l’Arâny ; tous les autres récits de cet ouvrage arabe d’un auteur persan, sont dans la même forme ou à très peu près ; ce sont des biographies et de l’histoire, à propos de chansons.

ARIETTE.

« Nous avons pardonné et oublié les torts des Béni Zohl, nous avons dit : Les Zohl seront nos frères.

« Le temps, nous l’espérons, les ramènera à être des hommes comme ils l’étaient.

« Quand leur méchanceté fut dévoilée et mise à nu,

« Qu’il n’y eut plus qu’à leur rendre le mal qu’ils nous avaient fait, nous les payâmes de leur propre monnaie. »

Les vers de cette ariette sont de Find, poète guerrier de la tribu des Zimmânides ou Bénî Zimmân, et se chantaient autrefois sur un air de la composition d’Abd-Allah, sur le rhythmc ramel léger et sur la tonique de la corde du doigt annulaire. Le reste de la petite kacîdeh ou pièce de vers, dont l’ariette qui précède est détachée, n’a que les six vers suivants :

« Nous les assaillîmes, comme le lion dans sa colère assaille sa proie ;
« Et nos coups de sabre en les abattant ont fait bien des veuves et bien des orphelins.
« Nos coups de lance ouvraient des blessures béantes comme des bouches d’outre d’où le vin se précipite à flots.
« Un ennemi, il faut l’humilier, il faut l’écraser.
« Pardonner un outrage, c’est marcher au mépris et à l’avilissement.
« Vengeance est salut, quand la générosité ne peut servir de rien. »

LÉGENDE DE FIND.

Find est un sobriquet du poète Chahl, et signifie quartier de montagne, gros bloc. Ce surnom qui n’était d’abord qu’une allusion à la robuste corpulence de Chahl, finit par demeurer comme le nom propre de ce poète. Chahl était fils de Cheïbân, de la sous-tribu des Zimmânides, branche de la grande tribu des Bekrides, issus eux-mêmes de la tige ou souche première des Rabîah.

Find fut un des cavaliers les plus célèbres et les plus renommés parmi les tribus des Rabîah. Dans une guerre où il fut envoyé à la tête de soixante-dix cavaliers au secours des Cheïbànides, on fit dire à ceux-ci : « Nous vous envoyons mille hommes ; » c’est-à-dire Find avec sa petite troupe vaut une armée de mille hommes. Il assista et se signala aux guerres qui pendant si longtemps divisèrent et agitèrent les Bekrides et les Tarlabides. Il était alors plus que centenaire, et néanmoins, dans les luttes acharnées de ces deux puissantes tribus, il fut le fléau des Tarlabides. À la rencontre qui fut appelée la Journée de la coupe des toupets[1], il avait avec lui ses deux filles, lutins endiablés, comme ces lutins pétulants qui courent le monde et se réjouissent à taquiner, agacer, berner tout être qui vit. Au fort du combat, et lorsque le succès semblait chancelant, une d’elle se déshabille, jette ses vêtements, se met presque toute nue ; et, soudain, se précipitant au milieu de la troupe des Bekrides, elle crie de toute sa voix ces vers improvisés :

« A l’ennemi ! à l’ennemi ! à l’ennemi !
« Chauffez la bataille, serrez la mêlée.
« Les hauteurs sont inondées de leurs escadrons.
« En avant donc ! honneur ! honneur
« A qui, en cette matinée, s’habille du matin de cette bataille (c’est-à-dire qui en cette matinée fonce au milieu de l’ennemi) ! »

L’autre fille de Find, se dépouille aussi de ses habits, et presque toute nue se précipite devant la troupe, en criant ces vers que lui inspire le fracas de la bataille :

« Allons, nos guerriers ! fondez sur eux, et nous vous embrasserons à pleins bras ;
« Et nous vous préparerons une couche aux coussins moelleux.
« Si vous fuyez, nous vous fuirons
« Comme des hommes indignes d’amour. »

La mêlée devint furieuse. — Un appelé Aûf fils de Mâlik aida encore au succès de ses compagnons par une résolution énergique ; il plaça sa fille sur un chameau et gravit à la hâte le défilé de Kindah ; arrivé au milieu, il coupe les jarrets de son chameau et s’écrie :

« C’est ici que je mets pied à terre, moi ; je descends et m’arrête là où l’ennemi peut m’atteindre ; qu’il ose venir. »

Puis, du ton de la menace et de la colère : « Je le jure par le Dieu de tous les serments, et je vous le dis : le fuyard qui s’avisera de chercher à passer le défilé tombera ici, ici sous la lame de mon sabre. À chaque bataille penserez-vous donc toujours à fuir ? » dit-il à ses Bekrides. Et un nouvel enthousiasme fit bouillonner l’ardeur de la troupe, l’acharnement redoubla ; les Bekrides remportèrent la victoire. Les Tarlabides prirent la fuite.

Dans cette même rencontre, Find se précipita sur un ennemi appelé Mâlik fils de Aûf, qui i’fin coup de lance venait de tuer un jeune enfant bekride dont il emportait le cadavre au haut de la pointe de sa lance, en répétant d’un ton de pitié ironique : « Pauvre mère de ce pauvre petit ! » Find atteint Mâlik qui fuyait à grande course en croupe d’un cavalier lui alonge un coup de lance, traverse et embroche ensemble les deux fuyards. Soudain notre poète s’exclame en ces vers :

« Quel beau coup, pour un vieux, un vieux décrépit, usé, comme moi !
« Un coup de jeune homme, de la main d’un vieux tel que moi, dans l’âge où l’on a horreur de toucher des armes.
« Ce coup là va faire pousser des cris de désespoir, de douleur, de désolation.
« La blessure, large, ressemble à l’ouverture du vêtement flottant d’une folle en folie qui revient courant après avoir fui. »

Comment juger, aujourd’hui, avec nos idées et nos mœurs européennes, les deux filles du chevalier barde Zimmânide ? On a vu maintes fois-des officiers, des généraux, des souverains, jeter leur épée, leur drapeau devant l’ennemi, au milieu de l’ennemi, afin de soulever tout à coup un élan, une sorte de courage, d’engager, au prix de la honte, l’honneur d’une troupe de soldats, de ravir une victoire incertaine ou compromise ; mais combien a-t-on vu de jeunes filles improvisant un cri poétique de guerre, jeter pour ainsi dire tous leurs charmes, toutes les promesses de l’amour, sur un champ de bataille, afin d’exalter les guerriers et de les lancer sur l’ennemi ! Oui certes, comme le dit Lamartine, « Les femmes sont naturellement enthousiastes comme les poètes, courageuses comme les héros. »

  1. La plus grande humiliation qu’on pouvait faire subir aux prisonniers, était de leur couper le toupet et de les renvoyer, libres, montrer leur défaite à leurs contribuless, etc.