Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. VII

Librairie nouvelle/Tissier (p. 52-62).

VII

Le droit du Seigneur. — Imlyk. — Hozeïlah et son mari. — Ofayrah-les-Soteils ; son frère ; révolution ; massacre. — Fuite. Arrivée des Tayïdes. — Mort du frère d’Ofayrah.


Ce fut une femme qui, par une généreuse et noble indignation, par une vertueuse colère, affranchit les antiques tribus des Djadîs de l’infâme droit du Seigneur. Toutefois, la révolution suscitée alors aboutit à la destruction sanglante des deux tribus. — Je suis obligé de voiler dans la traduction certaines paroles ; la langue arabe ne se gêne pas, elle appelle chat un chat… — La légende est consignée dans l’Arâny.

ARIETTE.

« Est-il possible que vous supportiez ce qu’on inflige à vos filles ! Et vous êtes hommes, et nombreux comme les fourmis !
« Si nous étions hommes, nous, et si vous étiez femmes dans nos petites tentes de femmes, nous ne vous

abandonnerions pas à tant d’opprobre. »

Ces deux vers sont d’Ofayrah fille d’Olâr, surnommée les Soleils et enfant de la tribu des Djadîs. L’air de cette sorte de cantilène est d’Aryb, et sur le rhythme au premier grave léger, sur la tonique de la moyenne corde du tétracorde.

OFAYRAH ET SON FRÈRE.


Imlyk gouvernait en roi — la tribu des Tasmides ou descendants de Tasm fils de Laûzân fils d’Azhar fils de Sâm (Sem) fils de Noûh (Noé), — et la tribu des Djadîcides ou descendants[1] de Djadîs fils d’Amir fils d’Azhar. Ces deux tribus, de souche si ancienne, étaient donc sœurs d’origine. Elles occupaient, dans l’Arabie, le Yamâmah elles étaient nombreuses et puissantes. — Imlyk s’abandonna à tous les excès de la tyrannie la plus despotique, la plus ignoble, la plus criminelle, la plus odieuse.

Une femme djadicide, nommée Hozeïlah, était mariée à un appelé Kirkis, ou, selon d’autres, Kâbis. Son mari la répudia, et il voulut garder avec lui le fils qu’il avait eu d’elle. Hozeïlah alla se plaindre à Imlyk, récriminer au nom de l’amour maternai. « Prince, dit-elle au roi, j’ai porté cet enfant neuf mois dans mon sein ; je n’ai eu que cet enfant, ce seul enfant ; je l’ai allaité deux périodes (deux ans) ; je n’en ai recueilli encore aucun avantage ; ét voilà, lorsque ses articulations deviennent déjà solides et fermes, lorsqu’est près le moment de l’éloigner de la mamelle maternelle, voilà que cet homme vient m’arracher brutalement mon enfant, me laisser les yeux s’abîmer dans les larmes. — Qu’as-tu à opposer à ces observations-là dit le roi au mari. — Ce que j’ai à opposer, le voici : Cette femme a reçu de moi un douaire (don nuptial) complet ; et je n’ai recueilli, en retour, qu’un fils débile, chétif, sans couleur de vie. Juge mes prétentions, et décide selon qu’il te paraîtra convenable. »

Comme sentence dirimante, Imlyk fit prendre l’enfant et le mit provisoirement au nombre des jeunes garçons réservés à son service. Puis le roi dit à Hozeïlah : « Maintenant, à cet homme qui fut ton mari, qui se plaint de n’avoir eu de toi qu’un enfant débile, donne un autre fils, mais sans te remarier ; paye lui ainsi ta dette, par voie excentrique. — L’union, dit Hozeïlah, se doit consentir à la condition d’un douaire ; l’union illicite que tu me conseilles, c’est l’infamie ; je ne veux ni de l’une ni de l’autre. » À cette réplique nette et résolue, Imlyk ordonna de vendre et la femme et le mari, de livrer au mari le cinquième du prix de vente de la femme, et à la femme le dixième du prix de vente du mari. Ce fut alors que Hozeïlah indignée, improvisa ces vers :

« Nous sommes venus demander justice au roi des Tasmides, et une sentence outrageante est lancée contre moi.
« Je le jure par ma vie ! Prince, tu as rendu un jugement inique, tu ne sais ce que c’est que la justice.
« Je me repens d’en avoir appelé à ton autorité. Mais de quoi servent mes regrets ! comment remédier à mon malheur ? Mon mari maudit aussi ta sentence. »

Ces paroles réprobatrices de Hozeïlah soulevèrent la colère d’Imlyk, l’irritèrent contre les femmes djadîcides, et il décréta que désormais, nulle vierge djadîcide qui se marierait ne serait donnée à l’époux, avant qu’elle n’eût été livrée au roi. Il fallut subir cette toi de honte et d’ignominie. La loi s’accomplit jusqu’au temps où se maria Ofayrah-les-Soleils fille d’Ofâr et sœur d’Aswad, personnage puissant parmi les Djadîs.

Ofayrah (elle est surnommée encore chamoùs, la rétive) fut demandée en mariage. Les accords furent conclus. Mais au jour fixé, le soir, avant de la conduire à son fiancé, on la mena à la demeure d’Imlyk. Ofayrah, à partir de sa tente, était escortée, entourée de jeunes chanteuses dont les voix attristées, accompagnées des sons de lugubres instruments, chantaient ces vers :

« Pars, vierge de Djadîs, commence par Imlyk ; va, sacrifie ta fleur virginale ; va, dès le crépuscule du soir, a ce sacrifice inouï.
« Hélas ? tu trouveras ce que tu n’as pas désiré ! Ce roi, nulle vierge ne peut donc lui échapper ! »

Ofayrah fut introduite chez Imlyk et lui fut livrée. Fille vigoureuse, elle résista, elle lutta vainement. Puis elle sortit, agitée, en désordre, marchant à grands pas, souillée, bouleversée, désolée, l’œil indigné et furieux. Inondée de larmes, environnée d’une foule immense, elle allait devant elle, et d’une voix de désespoir et de colère elle criait ces vers :

« Non, il n’y a rien de plus avili que les Djadis. Quoi ! laisser souiller ainsi vos fiancées, vos épouses !
« Dites ! l’homme d’âme et de cœur qui a fait ses dons et ses présents à sa fiancée, qui lui a payé le douaire, peut-il consentir à tant d’ignominie !
« Oh ! la mort ! la mort ! plutôt que de laisser ainsi outrager celle qu’il a choisie pour épouse ! »

Ofayrah dans sa juste indignation, soufflait et allumait sans cesse la vengeance au cœur des Djadîcides, leur répétait ces vers que lui avait inspirés son malheur :

« Est-il possible que vous supportiez ce qu’on inflige à vos filles ! Et vous êtes hommes ! et nombreux comme les fourmis !

« Ofayrah, noble enfant de votre tribu, a reparu à vos yeux salie, couverte de honte ! et, entourée de vos femmes, elle a été ainsi conduite à son fiancé !

« Oh ! si nous étions hommes, nous, et si vous étiez femmes, nous ne vous laisserions pas souiller de tant d’ignominie.

« Mourez donc en hommes de cœur, ou bien assassinez votre ennemi ; allumez donc, secouez les mille brandons de la guerre ;

« Ou bien, fuyez de ces contrées, allez vous cacher au fond des déserts, et périssez plutôt de misère.

« Oh ! le trépas m’est plus beau que le séjour au milieu de vous dans la souffrance. Mourir ne vaut-il pas mieux que vivre déshonorée !

Après un aussi grand outrage, si la colère ne saurait vous faire bondir le cœur, soyez donc femmes, allez passer vos heures à vous teindre les yeux[2] ;

« Allez vous faire parfumer comme des filles, vous n’êtes faits que pour avoir des habits de femmes et pour laver des hardes.

« Loin d’ici, loin celui qui n’ose s’armer contre le tyran ! loin celui qui ne sait que se pavaner et marcher orgueilleux au milieu de nous ! »

Aswad eut bientôt appris le malheur et l’exaspération de sa sœur. Aswad était puissant et révéré parmi ses contribules ; il les appela à la vengeance : « Enfants de Djadis, ces descendants de Tasm qu’ont-ils de plus que vous ici ? Sont-ils donc au-dessus de vous parce que ce roi qui nous commande, eux et nous, est des leurs ? Débarrassons-nous de ce tyran, ce sera justice. Entrez dans le projet que j’ai conçu ; il s’agit de la gloire, de l’honneur de votre nom ; il s’agit d’une vengeance qui nous affranchisse du tribut de honte qui pèse sur nous. Acceptez ce que je veux vous proposer. » Déjà les énergiques reproches d’Ofayrah avaient irrité les Djadicides. Aux provocations d’Aswad, et lorsqu’il leur dit : « À moi ! La fatalité, le malheur m’a frappé, » les hommes de la tribu répondirent : « Nous te sommes dévoués ; nous sommes tous à ta discrétion ; mais les Tasmidès sont plus violents, plus nombreux, plus puissants et mieux armés que nous. — Écoutez-moi. Je veux organiser une fête, un grand festin. J’y inviterai le roi avec toute sa suite, et ses Tasm. Ils viendront… et quand ils seront ici, à prendre leurs ébats, à s’admirer dans leurs amples parures, dans leurs longs vêtements, quand ils seront repus, saisissons subitement nos armes, et égorgeons, massacrons. — Égorgeons, s’écrient les Djadîs, égorgeons tout ! »

Aswad prépara un grand repas qu’il fit dresser en plaine, à distance des tentes, et il recommanda à chacun de ses hommes de se cacher d’avance un cimeterre sous le sable, à la place où chacun d’eux devait s’asseoir. « Je me lèverai, je frapperai le roi, dit Aswad ; et, à ce signal, que chacun de vous massacre ceux qu’il trouvera sous sa main ; immolez tous les chefs, tous les grands. Il nous faut un massacre général. »

Imlyk fut invité et avec lui toute sa suite et tout son entourage. Imlyk vint au rendez-vous, au milieu de ses courtisans ; et la foule de ce cortége s’avançait solennellement, en longues tuniques, amples parures. On s’accroupit par cercles autour des mets ; on commence à manger, on s’égaie. Tout à coup Aswad se lève, massacre le roi ; les Djadicides dégagent leurs sabres de dessous leurs jambes. Chaque conjuré frappe son convive le plus voisin ; il se fait un carnage affreux. Après le massacre des hauts personnages, on se précipite sur la foule, et tout succombe, tout est mis en pièces. Un seul homme se sauva ; il s’appelait Hyâh fils de Mourrait. C’est à propos de ce guet-à-pens sanglant qu’Aswad a dit ces vers :

« Goûtez enfants de Tasm, goûtez le massacre que vous a apporté votre iniquité ; car vous aviez consacré la plus honteuse des hontes.
« Nous nous sommes affranchis ; nous les avons tués à satiété ; leur brutale injustice avait allumé en nous le feu de la colère.
« Plus ne reviendra sur nous leur tyrannie, non. Nous les avons laissés sans queue ni tête (en morceaux sur la place).
« Si vous aviez respecté notre parenté comme vous le deviez, nous vous serions demeurés unis de corps et d’âme. »

Échappé à cette extermination, Ryâh s’enfuit et alla implorer le secours du Tobba Hassân, roi des Himiarides[3]. « Prince, dit Ryâh au Tobba, nous sommes tes esclaves, tes rayas. Les Djadicides ont outragé, envers nous, les lois de l’humanité. — Qu’y a-t-il eu ? et que veux-tu ? — Prince, poursuivit Ryâh en renforçant sa voix, écoute-moi :

« Viens, à ma parole, contre ces hommes qui nous ont appelés à eux pour nous trahir ; viens, tue-les, et il y aura glorieuse récompense pour toi.
« Jamais tu n’entendras récit de pareil jour, tu ne verras jamais jour pareil à celui où la perfidie assassina nos Tasmides.
« Nous étions venus chez les Djadis sans défiance, l’izâr[4] aux flancs, les sandales aux pieds, avec nos rouges manteaux, avec nos ornements aux vertes couleurs ;
« Nous vîmes mets nombreux, servis en libre espace, un grand festin ; et puis se ruèrent sur nous les oiseaux de proie, les loups et les tigres.
« À toi ! va fondre sur cette tribu, que rien, ni Dieu, ni eux-mêmes ne sauraient protéger et défendre. »

Le Tobba accueillit la proposition et promit victoire. Il réunit son armée ; il partit, prenant sa route du côté de Djaû où étaient les châteaux forts des Djadîcides. Lorsqu’on fut à trois jours de distance, Ryâh dit au Tobba : « Prince, j’ai une sœur qui est mariée parmi les Djadîcides ; elle se nomme Zarkâ el-Yamâmah (ou le bleuet de l’Yamâmah), parce qu’elle a les yeux bleus. Son regard perçant distingue un homme à une distance d’un jour et d’une nuit de chemin. Je crains qu’elle ne nous aperçoive et qu’elle ne mette nos ennemis sur leurs gardes. Ordonne à tes soldats de se munir de grandes branches d’arbres et de n’avancer que cachés par le feuillage de ces branches qu’ils tiendront devant eux afin de donner le change à Zarkâ. » On se remit en marche à la nuit. Et le Tobba demanda à Ryâh : « Est-ce que ta sœur voit aussi pendant la nuit ? regard — Oui, certes ! et même son est peut-être plus perçant encore que pendant le jour. » Le roi ordonna à ses soldats de suivre le conseil de Ryâh.

On approcha de l’Yamamâh dans la nuit. Zarkâ plongea le regard dans l’espace et s’écria : « Enfants des Djadis, voici des arbres qui s’avancent de notre côté et derrière eux marchent les premiers escadrons des Himiarides.) On ne la crut pas : à Je vois, ajouta-t-elle, un soldat cousant une sandale. » On se moqua de la voyante. Alors elle improvisa ces deux vers :

« À vous ! à vous ! garde à vous ! hommes des Djadis, il y va de votre salut ; allez ! ce que je vois, il ne le faut pas dédaigner.

« Oui, je vois des arbres et derrière eux des hommes ; c’est pour quelque chose, certes, que se sont unis des hommes et des arbres. »

On ne tint compte de l’avis.

Au matin, le Tobba surprit les Djadîcides, les massacra, les extermina, ruina leur pays. Zarkâ fut amenée au roi himiaride, et il lui demanda : « Qu’est-ce que tu as vu ? — J’ai vu des arbres derrière lesquels marchaient des hommes. » À cette réponse, le roi ordonna qu’on arrachât les yeux à Zarkâ et qu’ensuite on la pendit à la porte de la ville de Djaû. Le Tobba changea le nom de cette ville et l’appela Yamâmah, du surnom de Zarkâ (258 de J.-C.).

Aswad, le meurtrier d’Imlyk, échappa au carnage, et s’enfuit avec sa sœur et une petite troupe de Djadicides. Ils se réfugièrent jusque sur les monts Adja et Selma, où plus tard vint s’impatroniser la tribu des Tayïdes ou Béni Tay[5]. Primitivement, les Béni Tay habitaient le Djourf, pays élevé, auprès des montagnes limitrophes de l’Yémen au Nord, et où, dans la suite, s’installèrent les Béni Mourâd et les Béni Hamdân. La vallée spécialement occupée par les Béni Tay, tribu faible encore et peu nombreuse, était un repaire de bêtes féroces.

Or, à chaque automne, un chameau étranger venait chez les Tayïdes, et il repartait quelque temps après ; personne ne savait où il s’en retournait. Il ne reparaissait plus que l’année suivante. Déjà les nombreuses tribus des Azdides ou Béni Azd avaient, depuis nombre d’années, émigré de l’Yémen, chassés par la grande inondation qu’amena la rupture des fameuses digues sabéennes.


Les Tayïdes s’ennuyèrent du séjour triste et sauvage de leur vallée. « Les autres tribus qui ont abandonné l’Yémen, répétaient-ils, ont poursuivi plus loin leur route, cherchant une région, une terre bienveillante où ils pussent se fixer ; partons aussi. » Un jour donc ils disent à Sâmah leur chef, Page:Perron - Femmes arabes avant et depuis l'islamisme, 1858.pdf/75 trouver Aswad, s’entretint avec lui, le questionna, conversa longtemps. Aswad, à l’aspect de cet étranger et de ses compagnons, s’étonna de leur taille chétive : « D’où venez-vous ? leur dit-il. — Nous venons de l’Yémen. » El-Raûlh raconta d’abord l’histoire du chameau qui leur avait servi de guide, puis parla de la frayeur qu’ils avaient eue en apercevant le géant djadîcide, et de la taille débile, grêle et courte des Tayïdes comparée à celle des compagnons de ce colosse. L’entretien des Tayïdes avec Aswad se prolongea, et lorsque le djadicide était tout entier à leurs paroles, El-Raûth lui décocha une flèche et le frappa à mort. En lui finit la tribu des Djadicides. Les Tayïdes s’installèrent sur les deux monts (en 250 de J.-C. environ).

  1. Les Djadis ont été connus de Ptolémée qui les nomme Iodicites ; en grec, IodicitaiVoy. Essai sur l’histoire des Arabes, etc., vol. I, pag. 29, par Caussin de Perceval.
  2. De temps immémorial, en Orient, en Grèce etc., les femmes se teignirent les sourcils et les bords des paupières avec le keuhl, le cohel de nos chroniques.
  3. L’empire des Himiarides ou descendants de Himiar eut pour capitale Zafar, puis Sanà, dans l’Yémen. Le nom de Tobba a été appliqué surtout à neuf rois Himiarides.
  4. Sorte de vêtement dont on se ceint les reins et qui tombe jusqu’aux genoux.
  5. Prononcez ay comme notre interjection aïe !