Femmes arabes avant et depuis l’islamisme/Partie I, chap. V

Librairie nouvelle/Tissier (p. 39-46).

V

Éducation pratique. Les Quatre Sages de l’Arabie ancienne : Sobr, Amrati, Djoumah, Hind. — Zarkâ el-Yamâmah. Questions adressées à Hind.


L’appréciation pour ainsi dire philosophique des hommes, de leurs qualités morales, intellectuelles et physiques, l’étude d’observation qui détermine ou pèse les conditions de bienêtre des familles et aussi les conditions par lesquelles se peuvent garantir les intérêts communs d’une société, entrait dans l’éducation des femmes arabes, éducation uniquement pratique, uniquement transmise par les conversations entendues sous les tentes, autour des tentes, et développées ou reproduites par les chefs de familles. Car, qui tenait école dans le désert ? Qui discourait ex professo sur la psychologie et la philosophie sociale générale et particulière ? Quel Arabe, chez lui, et jusqu’à nos jours même, a su qu’il y a de par le monde quelque chose de sérieux qui puisse s’appeler philosophie, psychologie ? On observait, on raisonnait en petits comités, en simples entretiens : et chacun profitait, hommes et femmes, mères et filles. Les chefs des familles questionnaient leurs enfants, surtout leurs filles ; en exerçaient l’intelligence et le coup-d’œil ; ils les consultaient même et invoquaient par la les décisions ou les avis, les simples aperçus de cette sagacité si fine, si clairvoyante qui caractérise et illumine le regard et le jugement de la femme dans tous les climats.

Quatre femmes en Arabie ont donné un groupe imposant dans la vieille histoire antéislamique, quatre femmes que surtout ont couronnées d’un limbe de souvenirs et de louanges les traditions qui les ont livrées à la postérité musulmane, sous le titre des Quatre Sages de l’Arabie. Mais cette postérité, si dédaigneuse aujourd’hui et depuis plus de quatre siècles, ignorante bien au-delà de ce qu’était le paganisme, a tout oublié et ne veut rien savoir. La Grèce eut ses Sept Sages, tous hommes ; les hommes font les lois ! et ils ont grand soin de se bien traiter. L’Arabie eut Quatre Sages, et ces Sages furent des femmes. Ces quatre célébrités de sagesse furent : Sohr fille de Lokmân, — Amrah fille d’Amir, surnommé le Juste, — Djoumah fille de Djâbis, — Hind fille de Khouss. Amrah et Hind sont celles dont les traditionnistes ont le moins perdu des caractères, des pensées, des jugements. Amrah se distingua surtout par la supériorité de son intelligence, la rapidité et la sûreté de sa pénétration, par la rectitude de sa logique ; Hind, par la finesse de son esprit, par son talent d’observation, par son savoir pratique et son habileté d’appréciation des choses et des hommes.

Le père d’Amrah était juge et chef suprême de sa tribu. On venait de tous les points de l’Arabie, même les plus éloignés, soumettre à la sagacité et à l’expérience d’Amir les affaires difficiles, les questions ardues. Devenu très vieux, il n’en était pas moins l’oracle révéré de la sagesse et de la justice ; mais à la fin son esprit s’affaiblit, sa perspicacité s’émoussa ; plusieurs fois il lui arriva de faiblir dans ses décisions. Un jour Amrah, qui d’ailleurs écoutait de derrière un voile les discussions des affaires, dit à Amir : « Mon père, la sentence que tu as portée aujourd’hui est entachée d’erreur. — Eh bien ! ma fille, dit le vieillard, quand désormais tu t’apercevras de quelque défaillance dans mes jugements, frappe un coup de bâton. » De ce jour là, Amir, toutes les fois qu’il entendait le coup de bâton retentir sur le sol, ranimait son attention, réveillait son esprit, et il jugeait juste. De ce fait est né le dicton exprimé dans le vers que voici :

« Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on frappe du bâton pour le sage ; tant il est vrai que pour bien savoir, il faut toujours apprendre. »

Hind, la fille de Khouss, avait une rapidité de coup-d’œil étonnante, qualité qui s’est remarquée souvent dans les déserts ; car, la, il faut voir vite, entendre fin, apercevoir loin. Hind étant un jour avec un groupe de jeunes filles arabes, assise sur le sable, vit passer une troupe de kâta[1] qui couraient de leur course rapide à une eau amassée dans une gorge très resserrée d’une montagne. Hind, à l’aspect de ces oiseaux, coureurs des sables, dit tout-à-coup ces vers :

« Que n’ai-je ces katâ,
Plus la moitié de leur nombre !
Avec notre katâ,
Cela nous ferait cent katâ. »

On examina bien ; on suivit doucement ces oiseaux jusqu’assez près de la petite flaque d’eau ; on les compta ; ils étaient au nombre de soixante-six. Ce nombre, plus la moitié, plus un, font cent. Il ne fallut que le temps de porter un coup-d’œil, pour que Hind eût compté.

Une autre fille Arabe de l’Yamâmah[2], connue sous le nom de Zarkâ-el-Yamâmah, la bleue, ou, comme nous dirions, le bleuet de l’Yamâmah, à cause de ses yeux bleus, avait le regard encore plus rapide et plus pénétrant. Zarkâ devînt le motif du proverbe ou dicton de comparaison par lequel on qualifiait un individu d’une force et d’une finesse de regard extraordinaires : « Plus clairvoyant que Zarkâ-el-Yamâmah ; » plus rapide et plus habile à juger que Zarkâ-el-Yamâmah. C’est à elle que fait allusion le Nâbirah, une des grandes illustrations poétiques de l’Arabie antéislamique. La malveillance avait accusé le poète auprès de Nomân fils d’El-Mounzir, roi de Hirah. Le Nâbirâh alla se présenter à la cour

et dit, entre autres vers, au roi :
« Prince, sache juger avec la justesse de cette fille étonnante dans sa tribu, de Zarkâ qui, voyant des colombes voler d’une aile rapide du côté des eaux :
« Que le nombre de ces colombes, s’écria-t-elle, et la moitié de ce nombre ne se joignent-ils à notre colombe ! je m’en contenterais. »


Elles volaient rassemblées et serrées entre les cimes de deux monts à haute crête ; mais Zarkâ, de son œil perçant, plus limpide que le plus pur cristal, et qui jamais n’avait senti le collyre du malade, suivait et tenait en vue leur tourbillon rapide. On compta ensuite les colombes, et l’on trouva le nombre que la belle Yéménite avait signalé, quatre-vingt-dix-neuf juste. Sa colombe complétait la centaine, et le temps de compter fut le temps d’un seul coup-d’œil. Zarkâ elle-même avait dit tout d’abord :

« Que n’ai-je ces colombes,
Et la moitié de leur nombre ; je m’en contenterais ;
Jointes à ma colombe
Elles me feraient cent. »

Nous aurons à reparler de cette Zarkâ à propos de la destruction de deux tribus des Tasm et des Djadis (238 de J.-C.)

Une autre Zarkà el-Yamâmah vécut quelques années avant l’islamisme, vers la fin du sixième siècle de notre ère. Elle était favorite intime de Hind fille de Nomân V Abou Kaboûs, roi de Hirâh. Hind l’avait prise en amitié extraordinaire, et fut, dit-on, « la première femme arabe qui éprouva une passion pour une personne de son sexe. » Lorsque Zarkâ mourut, Hind (elle était chrétienne) fil bâtir un couvent près de Hirah, et s’y retira pour le reste de ses jours. Elle était veuve. Lorsqu’elle fut au moins nonagénaire, le gouverneur musulman de l’Irak la demanda en mariage afin de pouvoir se vanter d’avoir sous sa main le royaume et la fille de Nôman. La nonagénaire rejeta la demande.

Revenons à notre Hind fille de Khouss. Elle a légué aux chroniqueurs arabes nombre de réflexions, d’observations, de réponses, de descriptions. En voici qui ont une tournure de Théophraste……

Questions.

« Quelle est, ma fille, demandait un jour Khouss à Hind, quelle est la meilleure et la plus utile richesse ?

— C’est le dattier planté dans une terre généreuse et succulente ; car en lui est la ressource pour la faim dans les jours de disette ou de pénurie.

— Et encore ? Les moutons noir,

— Les moutons dans une contrée à l’abri des épizooties ; vous recueillez les belles brebis à ventre blanc et à dos noir, qu’on peut traire même entre les heures ordinaires des traites, et dont la toison épaisse et drue foisonne en laine surabondante. Je ne vois guère de plus sûre et plus belle richesse.

— Et la chamelle ?

— La chamelle est la monture des voyages, le prix expiatoire des offenses, le douaire nuptial pour les femmes.

— Autre chose. À ton gré, quel est l’homme excellent ?

— Autre fait d’homme, selon moi, est celui qui se charge avec plaisir des intérêts des autres ; c’est comme les flaques ; les meilleures sont les plus profondes et les plus propres à conserver leurs eaux.

— Et encore ?

— Celui à qui on demande et qui ne demande jamais ; qui ouvre sa table à tous, et qui ne court jamais à celle des autres ; qui ramène la paix entre ses frères, et qui n’a jamais besoin de la recevoir.

— Mais quel est le pire des hommes ?

— Le pire des hommes est l’homme sans barbe, sauteur en paroles, bavard, extravagant, toujours tenant le fouet contre les autres, qui crie aux gens : « Arrêtez-moi ; éloignez-moi de cette tribu ; ou je les tue tous, ou ils me tuent. »

— Voyons ce qu’il y a de meilleur en femmes, maintenant ?

— Ah ! l’excellente femme est celle qui a un fils dans son sein, qui conduit un autre fils à la main, et dont encore un autre fils suit les pas. »

Une autre fois on demanda à la fille de Khouss :

« Quelle est, à ton avis, la maîtresse femme ?

— Voici : celle qui ne dépasse jamais le devant de sa porte, qui est si attentive à tenir tous ses vases garnis de provisions, qui a soin de son ménage, qui sait, lorsqu’il le faut, mettre de l’eau dans son lait, et gouverner les économies de la famille.

— Et la femme la plus infime ?

— Celle qui, marchant, fait vent et poussière ; qui, parlant, prend voix haute et criarde ; qui, assise, se pose appuyée sur une fille, qu’une fille suit quand elle sort, qui n’est jamais enceinte que d’une fille.

— Le jeune homme qui, selon toi, aurait le plus de valeur, que devrait-il être ?

— Ce que j’estime le plus, c’est un jeune homme à la jambe haute et svelte, au col dégagé, qui a grandi dans la pétulance et la vivacité.

— Le plus mauvais ?

— Le jeune homme au col ramassé, épais et court, aux bras pattus et brefs, au ventre gros et rebondi, aux dehors toujours trop salis de poussière, à l’esprit oublieux, qui obéit trop à sa mère et est sans respect et sans soumission pour le frère de son père.

— Mais que devrais-je rechercher dans la femme dont je voudrais faire ma femme ?

— Cherche une femme de couleur brun-clair, rondelette, potelée ; ou bien cherche une femme blanche, belle, d’une famille riche, ou, sinon riche, de famille à l’aise et de sang distingué.

— Tu n’as pas omis une autre sorte de femme ?

— Oh si ! j’ai oublié la plus mauvaise sorte : la femme au teint foncé tirant au noir, toujours débile et maigre, à la peau rouge-bronze, aux manies de femme trop prononcées, aux défauts nombreux et variés. »

On demanda encore à Hind, la fille de Khouss :

« Quel est l’homme que tu estimes le plus ?

— L’homme d’un caractère souple et aimable, d’une générosité intelligente et adroite, de naissance élevée, de promptitude en action, d’expérience dans les affaires du monde, de nom respecté, de caractère grave et révéré.

— Y a-t-il encore mieux que cela ?

— Oui, certes. J’aimerais de plus qu’un homme fût svelte, bien fait, alerte, qu’il sût s’éloigner des actes méchants, des œuvres, de mal ; j’aimerais qu’il fût serviable, qu’il sût tuer ses biens pour l’avantage des autres, qu’il sût se faire craindre, et ne jamais craindre.

— L’homme qui te répugne le plus ?

— J’ai eu horreur l’homme difforme et contrefait, le dormeur insatiable, se reposant de ses affaires sur l’adresse et l’habileté des autres, fainéant, inéveillable, à poitrine étroite et sans force, à cœur bas et plat, à morale fausse et blâmée.

— Plus mauvais que cela ? Y a-t-il pire ?

— Oui certainement : l’homme d’extravagances et de caprices, aux lourdes et sottes idées, aux heures désœuvrées et perdues, l’homme sans considération, que nul ne respecte et n’écoute, auquel nul n’obéit.

— Mais quelle est la femme que tu rechercherais le plus ?

— Voici : la femme à la peau claire et transparente, à l’haleine parfumée.

— La femme qui te déplaît par-dessus tout ?

— Ah ! c’est celle qui, priée de parler, se tait, et qui, priée de se taire, parle. »

  1. Le kata, que Linnée écrit el-chata, est une gelinotte, une perdrix du désert : tetrao el-chato ; ganga.
  2. L’Yamâmah, contrée entre le Hédjàz et l’Yémen.