Calmann-Lévy (p. 223-231).

V

Samedi, 8 octobre 188…

C’est le matin du dernier jour. Un épais brouillard gris est descendu sur Constantinople, rappelant les automnes du nord.

Comme hier, j’ai repris mes vêtements turcs, pour ressembler plus à ce que jadis j’ai été, pour être mieux reconnu, dans cette région des morts où je vais, par je ne sais quelles incertaines émanations d’âmes, qui doivent regarder au-dessus des tombeaux. Et, seul cette fois, je chemine à cheval le long de la grande muraille de Stamboul, seul infiniment sous ce ciel bas et obscur, seul aussi loin que je puis voir au milieu de ces landes et de ces bois funéraires.

La muraille se prolonge à mesure que j’avance, se déroule, toujours pareille dans les lointains de la campagne morte. Elle a l’air de soutenir, avec les millions de pointes de ses créneaux, les lourdes nuées traînantes prêtes à tomber sur la terre. Elle est d’une sinistre couleur sombre, par cette matinée sans soleil. Débris colossal du passé, elle nous diminue et nous écrase, nous et nos existences courtes, et nos souffrances d’une heure, et tout le rien instable que nous sommes.

En passant, je regarde les profondes portes ogivales par où personne n’entre ni ne sort ; puis, je compte avec soin les énormes tours carrées — jusqu’au moment où m’apparaît cette sorte de tertre que l’on m’a montré hier, et sur lequel, au milieu d’autres tombes, est la petite borne bleue aux inscriptions d’or.

Et quand je l’ai bien reconnue, la petite borne d’Aziyadé, j’attache mon cheval aux branches d’un cyprès, pour m’approcher seul et me coucher sur la terre, — sur la terre rousse légèrement brumée de pluie, où poussent de rares plantes grêles. À l’orientation de la borne, je sais la position du corps chéri qui est enfoui dessous, et, après avoir bien regardé au loin alentour si personne n’est là qui puisse me voir, je m’étends doucement et j’embrasse cette terre, au-dessus de la place où doit être le visage mort.

Il y a des années que j’avais eu le pressentiment, et pour ainsi dire la vision anticipée de tout ce que je fais ce matin : sous un ciel bas et sombre comme celui-ci, je m’étais vu, revenant, dans ce costume d’autrefois, pour me coucher sur sa tombe et embrasser sa terre… Et c’est aujourd’hui, c’est maintenant, ce dernier baiser, — et voici qu’il ne me semble plus que ce soit bien réel ; je me laisse distraire ici-même par je ne sais quoi, peut-être par l’immensité du décor funèbre, par tout ce charme de désolation dont s’entoure et s’agrandit, à mes yeux irresponsables, la scène de ma visite à cette tombe.

Cependant, à mesure que les minutes passent, effroyablement silencieuses, et tandis que les nuées lourdes continuent de se traîner au-dessus des grands murs sarrazins, je reprends peu à peu conscience des choses ; je souffre plus simplement, je comprends d’une manière plus humaine et plus douloureuse, le frisson me revient, le vrai frisson d’infinie tristesse…

Des instants passent encore ; un peu de vent se lève, semant sur ce pays des morts des gouttes de pluie fouettante.

Notre longue entrevue muette traverse des phases différentes, qui semblent de plus en plus nous rapprocher l’un de l’autre. Maintenant je suis tout entier à l’impression que nos corps sont de nouveau presque réunis, — après avoir été tant séparés, par les années, par les distances, par les courses à travers le monde et par l’indéchiffrable mystère qui enveloppait pour moi sa destinée à elle ; je sens que nous sommes là, tout près voisins, séparés seulement par un peu de cette terre, dans laquelle on l’a couchée sans cercueil. Et j’aime tendrement ces débris, — qui en ce moment me font l’effet d’être tout ; je voudrais les voir, et les toucher et les emporter : rien de ce qui a été Aziyadé ne pourrait me causer d’effroi ni d’horreur…

Les nuées grises se traînent toujours avec des franges plus sombres qui, en passant, jettent de la pluie sur la morne campagne et sur la muraille immense…

Maintenant l’image d’Aziyadé est devant moi presque vivante, — ramenée sans doute par le voisinage de ces débris, au-dessus desquels a dû rester, flottant, quelque chose comme une essence d’elle-même… Oh ! mais vivante tout à coup, si vivante que jamais je ne l’avais retrouvée ainsi depuis le soir de la séparation. Je revois, comme jamais, son sourire, son regard profond sur le mien, son regard des derniers jours ; j’entends sa voix, ses petites intonations familières, confiantes et enfantines ; je retrouve toutes ces intimes et insaisissables petites choses d’elle que j’ai adorées avec une infinie tendresse. Alors rien d’autre n’existe plus, ni le grand décor, ni les ambiances étranges ; il n’y a plus rien qu’elle-même, — et toutes mes impressions changeantes s’amollissent, se fondent en quelque chose d’absolument doux, et je pleure à chaudes larmes, comme j’avais désiré pleurer…

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De cet instant, j’ai l’illusion délicieuse qu’elle sait que je suis revenu là et qu’elle a tout compris… La notion m’est venue, furtive, inexplicable, mais ressentie, d’une âme persistante et présente. Alors, l’amertume et le remords qui s’attachaient à son souvenir ont sans doute disparu pour jamais.

Et je me relève apaisé, avec une tristesse différente. Tout à coup même sa destinée à elle me paraît moins sombre : elle s’en est allée, elle, en pleine jeunesse, n’ayant eu que ce seul rêve d’amour, — et le baiser que je suis venu donner à sa tombe, personne sans doute n’en viendra donner un semblable à la mienne.


Au pied de la borne de marbre, parmi les petites plantes qui sont là, je choisis une des plus fraîches que j’emporte avec moi ; puis, encore, j’embrasse son nom, écrit en relief de marbre et recouvert d’or éteint, — et je remonte à cheval, me retournant de loin, pour la revoir, au milieu de sa solitude où fuit à perte de vue la haute muraille de Stamboul…