Calmann-Lévy (p. 166-222).

IV

Vendredi, 7 octobre 188…

Je m’éveille, après des rêves confus ; je m’habille, la tête inquiète, pour aller à ce cimetière.

Dans mes malles, j’ai rapporté ici un de ces costumes turcs très brodés que les hommes du peuple mettent les jours de fête, pauvre relique un peu fanée de notre temps d’Eyoub ; je le portais dans notre logis, dans notre quartier, le soir. Aziyadé m’avait fait jurer aussi que je reviendrais avec ce costume-là, qu’elle le reverrait, et, depuis des années, je m’étais dit que je le reprendrais, même pour aller visiter sa tombe au cimetière.

Puis, quand je suis ainsi vêtu, une hésitation me vient. Cette veste d’Orient, qui m’était familière jadis, me fait aujourd’hui un effet de déguisement et de triste mascarade. Pourtant je voudrais la garder : comment faire ? D’abord je la dissimule sous un banal pardessus de couleur neutre, — que je remplace ensuite par un manteau de voyage encore plus long, m’enveloppant jusqu’aux guêtres dorées… Bien puérils tous ces détails d’accoutrement, quand il s’agit d’un pèlerinage funèbre dont l’appréhension vous trouble jusqu’au fond de l’âme !

En bas, il y a un grand landau attelé, que j’ai commandé la veille pour que les vieilles femmes puissent y prendre place à côté de moi, et je me mets en route, par un beau soleil pur, qui a un air de joie.

Il faut faire un long détour et passer par des rues en pente dangereuse, pour aller en voiture à cette place d’Hadji-Ali où elles m’ont donné rendez-vous, Kassim-Pacha étant un faubourg en contrebas, séparé de Péra par les fondrières des « Champs-des-Morts ».

Cependant nous arrivons, car voici l’antique petite mosquée blanche et ses cyprès noirs.

Sur la place d’Hadji-Ali, j’aperçois deux femmes qui m’attendent, rien que deux, Anaktar-Chiraz et la sœur d’Achmet. La troisième, Kadidja, la plus désirée et l’essentielle, pourquoi donc n’y est-elle pas ?

Les deux autres, en me voyant paraître, font un geste de consternation. Qu’y a-t-il encore, mon Dieu ? A-t-elle refusé de me voir ? Ou bien est-elle morte ? Et alors ce serait fini ; j’échouerais au port et pour jamais, personne au monde ne saurait plus me conduire… J’ai le temps de me dire tout cela, en quelques secondes d’anxiété haletante, tandis que je saute à terre et que je cours à elles pour les interroger.

Non, répondent-elles, ce n’est rien de si grave. Mais la pauvre vieille est infirme, depuis l’hiver dernier, clouée sur un grabat, incapable de faire un pas. Et aucune voiture ne pourrait arriver dans le quartier qu’elle habite, tant les chemins y sont roides et étroits.

D’ailleurs, à quoi bon serait-elle venue de ce côté-ci de la Corne-d’Or, puisque c’est, a-t-elle dit, sur l’autre rive qu’est la tombe ; du côté de Stamboul, mais très loin, en dehors des murs, dans la campagne…

En dehors des murs de Stamboul, c’est là qu’on l’a mise !… Oh ! combien cette idée me serre le cœur davantage !…

Et je me représente tout à coup cette région désolée, faite de landes et de bois de cyprès, qui s’étend au pied des vieux remparts immenses, depuis le Phanar jusqu’aux Sept-Tours ; tout ce funèbre désert, d’une dizaine de kilomètres de longueur, où l’on enterre au hasard les morts obscurs. C’est là qu’on l’a mise ! J’en avais eu quelquefois la frayeur, sans vouloir pourtant y arrêter ma pensée ; non, plutôt je cherchais à me la figurer dormant dans quelqu’un de ces cimetières délicieux, de Scutari ou des bords du Bosphore. Et comment découvrir là-dedans sa chère petite tombe, si cette Kadidja, — qui est seule à la connaître et qui sans doute n’a plus longtemps à vivre, — ne peut venir aujourd’hui même, à n’importe quel prix, me la faire voir.

Une fois de plus, j’ai l’angoisse de sentir le fil conducteur s’échapper de ma main ; l’angoisse de chercher un expédient quelconque, toujours avec cette même hâte enfiévrée, et de n’en trouver aucun…

À la fin, une idée m’est venue, et j’appelle le cocher grec qui m’a conduit. — Ce conciliabule sur cette place, cet étranger, cette voiture, sont des choses étonnantes pour les gens de ce quartier immobile, et, derrière des grillages de fenêtres, quelques paires d’yeux commencent à se montrer. — Voici, je me suis souvenu que les chaises à porteurs, il y a dix ans, étaient encore en usage à Péra : j’avais vu à cette époque, les soirs de pluie, des actrices ou des chanteuses se faire reconduire ainsi à leur hôtel. Ce cocher, qui a l’air intelligent, saurait peut-être m’en trouver une, tout de suite, et me la ramener ici même, avec une relève de brancardiers…

Une pièce d’or en acompte ; une autre après pour sa peine, s’il m’a procuré tout cela avant une demi-heure. — Et il part, l’air sûr de son fait, fouettant ses chevaux.

Encore une de ces attentes incertaines, comme celles qui ont coupé si souvent ma journée d’hier. Dehors, sur une pierre, je m’assieds entre les deux femmes. J’enlève mon manteau gris, qui est plus étrange en ce quartier que ma veste orientale ; alors ces broderies de mon costume, jadis choisi par elle, se remettent, après tant d’années, à briller à leur lumière d’autrefois, devant le suaire de chaux des mêmes vieux murs, et là, dans la blanche petite rue, ensoleillée, solitaire, je me sens heureux, avec mélancolie, d’avoir repris pour un moment l’aspect de quelqu’un du peuple d’ici…


Trente ou quarante minutes se passent dans une attente silencieuse, les deux femmes en robe noire, assises, la tête dans les mains, l’une à ma droite, l’autre à ma gauche — comme des pensées de mort qui auraient pris forme humaine.

Et enfin là-haut, au sommet d’une montée qui domine ce quartier d’Hadji-Ali, apparaît, profilé sur le ciel, le landau qui revient au pas, suivi de la chaise et des porteurs !

Qu’on fasse vite, vite ! Que la voiture m’attende ici, avec Anaktar-Chiraz, une heure, deux heures, tout le temps qu’il faudra, et que la sœur d’Achmet, les porteurs, la chaise, descendent avec moi jusqu’à la Corne-d’Or, où nous louerons un grand caïque pour passer à Stamboul.


À Stamboul, nous débarquons dans le sombre Phanar, à l’échelle la plus voisine du quartier de Kadidja ; puis nous grimpons, par des rues en escalier, entre des murailles délabrées et croulantes, très regardés par les rares passants, qui se retournent d’un air d’inquiétude hostile.


Dans un taudis sans nom, dans une soupente noire, Kadidja est étendue sur des loques horribles, geignant faiblement comme une pauvre bête malade. Mais c’est bien elle, et je crois qu’aucun visage, ni aucune chose revue à Constantinople, ne m’ont impressionné comme cette vieille figure noire, où il y a de la malice de singe agonisant et de la tendresse suppliante, je ne sais quel mélange d’animalité qui se décompose et de bonne âme fidèle qui s’en va…

En approchant, j’avais peur de ses reproches et de sa colère. Mais l’explosion de tout cela s’est passée hier, quand la sœur d’Achmet a prononcé mon nom ; après, elle m’a pardonné, parce que je suis revenu. Je n’entends pas le terrible : « Eulû ! Eulû ! » ni la malédiction dont j’avais eu le pressentiment cruel, il y a dix ans, quand j’ai écrit le chapitre final d’Aziyadé. Au contraire, elle me tend ses pauvres mains noires, ridées, tordues, effrayantes ; malgré toutes les distances, nos yeux se pénètrent et se comprennent ; elle pleure et, en la regardant, je sens que des larmes me viennent aussi. Elle est la dernière des dernières, négresse esclave de naissance, à présent débris à peine humain qui finit de misère sur un fumier, et je me penche sur elle avec une pitié tendre, et je crois que, sans grand effort, je lui donnerais un pieux baiser.

Certainement, dit-elle, elle se lèvera, malgré son mal ; elle se laissera conduire, emporter ; elle fera tout ce que je voudrai, au risque d’en mourir ce soir, heureuse, au delà de ce qu’elle aurait su demander pour son ciel, heureuse du rôle qu’elle va jouer entre sa maîtresse et moi, heureuse de cette suprême visite inespérée qu’elle va faire à sa tombe. Et ses larmes coulent, coulent sur le noir de ses joues ; des larmes de joie qui la transfigurent…


Mais voici qu’une difficulté imprévue surgit : les porteurs, maintenant, qui se prennent de dégoût et qui ne veulent plus ! Enlever ça dans leurs bras, asseoir ça dans leur chaise qui est garnie d’un velours neuf, non jamais ! Eux, sont d’élégants porteurs, au costume brodé, qui ne s’attendaient point à être dérangés pour une telle besogne. Et ils refusent.

D’ailleurs, je réfléchis qu’elle se refroidirait mortellement, cette pauvre vieille, presque nue, une fois retirée des loques immondes qui sont entassées sur son corps… Mais je me rappelle avoir vu dans le quartier, en passant, de belles couvertures de laine, d’une couleur orange, à l’étalage d’une petite boutique de juifs, et je prie la sœur d’Achmet de courir en acheter une… J’y mettrai la main avec elle ; à nous deux, nous envelopperons Kadidja là-dedans, et les porteurs pourront, après, l’enlever sans effroi.

Un quart d’heure de perdu encore, à cette toilette qui semble un ensevelissement. Enfin la vieille femme, enveloppée, enroulée dans la laine épaisse et neuve, est assise sur la chaise de velours, souriant, malgré sa douleur et son chagrin, de tout ce luxe inconnu jusqu’ici dans sa vie. Et nous partons, prenant congé de la sœur d’Achmet avec des serrements de mains et des remerciements.


Au départ, Kadidja, redevenue très vivante, a, d’une voix nette, donné ses ordres et indiqué par quelle porte de Stamboul il faudra sortir. La matinée s’avance ; je loue un cheval en route et je commande aux porteurs de courir. Des enfants, qui voient passer grand train cette chaise, escortée par ce cavalier doré comme un cavas de pacha, regardent par les lucarnes de verre pour voir la belle qu’on emporte là-dedans si vite, et puis s’épouvantent de cette figure de guenon noire.

Toutes ces agitations, tous ces empressements m’ont fait perdre de vue le but de la course. Et puis, il y a le plaisir physique d’être sur ce bon cheval jeune, que le hasard m’a procuré, le plaisir de fendre l’air vif et pur, un beau matin de soleil… Et, encore une fois, l’oubli vient ; je trotte, le cœur presque léger, m’intéressant aux choses singulières et grandiosement tristes de l’entour.

Nous cheminons longtemps au milieu de ces quartiers presque inhabités, presque en ruines, qu’on appelle le « Vieux-Stamboul ». Puis enfin, la gigantesque muraille crénelée, qui enferme tout cela, nous apparaît ; nous en sortons par d’antiques portes ogivales, qui se succèdent en voûte obscure, et nous voici dans la campagne, dans le désert des tombeaux.

Derrière nous, ces remparts que nous venons de franchir, semblent l’enceinte de quelque colossale ville abandonnée ; invraisemblablement hauts, hérissés de dents pointues, flanqués d’énormes tours, ils s’en vont sur notre droite et sur notre gauche, indéfiniment pareils, se perdre dans les lointains désolés.

En avant, c’est l’interminable région des sépultures : landes d’un gris roux, avec, çà et là, des bouquets de cyprès noirs qui montent comme des flèches d’église. Un peuple de tombes couvre ce sol ; pierres debout, qui sont de tous les âges, de toutes les époques de l’histoire. Cette terre aride est pleine d’ossements de morts.

Jadis, quand j’habitais Eyoub, je venais rarement de ces côtés. Une fois, cependant, nous y avions fait une promenade en plein jour, elle et moi, une après-midi de décembre, choisissant ce lieu parce qu’il était plus désert. Et, tout près d’ici, je m’en souviens, un petit oiseau, qui sans doute se trompait de saison, nous avait chanté, pour nous seuls, un air de printemps, sur la branche d’un de ces cyprès. Ensuite, un peu plus loin, là-bas, nous avions vu enterrer devant nous une si jolie petite fille, — qui doit être en poussière aujourd’hui… Oh ! cette promenade sur l’herbe rase et les marguerites d’hiver, la seule que nous ayons jamais osé faire ensemble à la lumière du soleil, comme je me la rappelle tout à coup d’une manière déchirante…

Et maintenant je recommence à avoir la pleine conscience de tout ce qu’il y a d’infiniment mélancolique dans notre course. La pensée que je m’approche d’elle, des débris qui ont été son corps, me fait passer de grands frissons glacés, et je sens revenir cette impression physique, qui est particulière aux heures de deuil, cette impression d’avoir les tempes, la poitrine, serrées peu à peu, de plus en plus, dans des étaux de fer.

Je regarde autour de moi les tombes, les plus rapprochées et aussi les plus lointaines, cherchant et interrogeant des yeux les moins vieilles, celles qui sont restées un peu blanches et où brille un peu d’or, celles qui n’ont pas encore pris l’uniforme teinte gris-roux de l’ensemble de tout cet immense ossuaire… Depuis bien des années, j’avais prévu, deviné cette promenade funèbre, tout ce qui est réel aujourd’hui ; mais jamais je n’avais imaginé que cela se passerait dans cette région de suprême abandon où nous sommes ; non, je ne m’attendais pas à ce qu’il me faudrait venir la chercher parmi ces confuses peuplades de morts ; vraiment je souffrirais moins de la savoir ailleurs qu’ici, perdue au milieu de tant d’autres, de tant d’autres qui n’ont même plus de nom, même plus de pierre…

Kadidja a fait obliquer ses porteurs sur la gauche, et nous longeons maintenant l’écrasante et interminable muraille crénelée, dans la direction des Sept-Tours, marchant sur un sol dénudé qui a un air maudit.

Nous devons approcher, car elle a frappé, de sa vieille main noire, contre la vitre de sa chaise, pour faire signe d’aller doucement, et je la vois qui regarde, les yeux dilatés, qui cherche… Même, elle a l’air d’hésiter maintenant, — et moi je tremble. Ah ! elle a dû la voir, car elle arrête ses beaux porteurs d’un geste de commandement. Par ici, à droite, sur cette espèce de monticule où il y a une dizaine de pierres debout : c’est là ! Dans le nombre, il y a trois ou quatre tombes de femmes, que je distingue du premier coup d’œil : des bornes peintes en bleu ou en vert, avec des inscriptions et un couronnement d’étranges fleurs, jadis dorées… Laquelle ?

Elle s’est fait descendre, la pauvre vieille, branlante, les yeux ardents ; soulevée par deux porteurs, qui la tiennent enveloppée dans sa couverture orange — non par égard pour elle, mais par dégoût de son corps — elle marche presque, l’infirme ; elle a dégagé des plis de la laine deux effrayants bras de momie, où courent des veines gonflées, et elle marche, à force de volonté, entre les hommes qui la soutiennent, elle avance par soubresauts qui lui font mal. Et je la suis, avec une infinie pitié…

Laquelle de ces tombes ?… Ah ! celle-ci sans doute, vers laquelle elle a l’air de se diriger, celle-ci, qui est d’un bleu éteint, avec des inscriptions d’or encore brillantes… Oui, c’est bien là !… Elle se jette dessus, s’y cramponne à deux mains crispées, pauvre vieux singe qui fait mal à voir et qui fait peur ; ensuite, se retourne pour me crier, d’une voix révoltée, sauvage, aiguë, surprenante dans ce silence : « Bourda !… Bourda, Aziyadé ! » (Ici, ici ! Aziyadé !) Il y a cela, sous-entendu, que je comprends bien et qui m’entre comme une lame : « Et c’est toi qui l’y as conduite ! » Puis, subitement, elle me prend les mains, et, d’une voix toute changée, d’une voix de petit enfant, qui est douce, douce, comme pour me demander pardon, elle répète : « Ici !… ici, Aziyadé ! Vois-tu, c’est ici qu’elle est à présent… » En même temps, une grimace à fendre l’âme contracte sa figure noire, et un brusque jet de larmes coule de ses yeux…

Je baisse la tête, moi ; mais pas une larme ne me vient. D’un geste machinal, pour me découvrir comme on fait sur les tombes chrétiennes, je porte la main à mon front, puis je la laisse retomber… J’oubliais quel costume j’ai repris pour venir ici : le fez turc ne s’enlève jamais, même pas pour prier Dieu. Et je me penche sur le marbre, cherchant, parmi les inscriptions enroulées que je ne sais pas déchiffrer, cherchant son nom, le vrai et l’aimé, celui qui est gravé sur la grossière bague d’or qu’elle m’a donnée, celui qui est écrit aussi sur ma poitrine, en petites lettres bleues indélébiles. Mais comment donc suis-je redevenu tout à coup aussi calme, presque distrait ? Il semble que je ne comprends plus bien, que je n’y suis plus. Qu’est-ce donc qui m’a fermé le cœur d’une façon si inattendue ? Sans doute la présence de ces hommes, avec leurs yeux curieux, leur étonnement presque ironique ; tout ce groupe, tout cet appareil presque théâtral. Oh ! il aurait fallu pouvoir venir seul. Ils ne devraient pas être ici, eux ; leurs regards, rien que leur voisinage, sont insultants pour le cher petit tombeau — et s’ils devinaient tout, ce serait peut-être même un danger, plus tard, pour la tranquillité de ce lieu quand je serai loin.

Je reviendrai seul demain matin ; j’aurai le temps encore, puisque le paquebot qui m’emmène ne part qu’à trois heures du soir. Alors, ce sera ma véritable visite. Mais, aujourd’hui, allons-nous-en ; avec ces gens-là qui piétinent le sol et qui causent, nous profanons tout…

À elle, qui dort sous cette pierre, je dis, en dedans de moi-même : « Je viendrai seul te voir, pauvre petite, je passerai la matinée de demain avec toi, dans ton désert ; tu comprends bien déjà que je t’aime, puisque j’ai fait, pour te retrouver, tout ce long voyage… » Pourtant je regarde la terre, malgré moi, furtivement, la terre au pied de cette borne de marbre… Mais non, aujourd’hui je ne veux pas penser à ce qui est en dessous, je détourne la tête, et, à force de vouloir me roidir, je me sens redevenu tout à fait impassible, l’expression dure.

Seulement, je prends note des alentours avec une extrême attention, pour ne pas me tromper de chemin, quand je serai seul. D’abord, le long de cette formidable muraille sombre, qui a l’air de fermer le monde derrière nous, je compte combien de bastions carrés, depuis la porte par où nous venons de sortir jusqu’au lieu où nous sommes ; puis, je trace à la hâte sur un calepin des alignements, des silhouettes de cyprès, afin d’avoir tous mes points de repère assurés ; je grave pour jamais tout ce lieu funèbre dans ma mémoire, afin de n’en plus oublier la route, quand ce serait dans dix ans, dans vingt ans, qu’il me serait donné d’y revenir. Je cherche même quelles petites plantes je pourrai cueillir demain et emporter avec moi : presque rien, hélas ! tant ce sol est aride ; à peine deux ou trois imperceptibles feuilles épineuses et un frêle lichen gris ; je ne sais même pas si, au printemps, la moindre fleur de lande s’ouvre sur ce tombeau…

Allons, maintenant, partons vite. Les porteurs replacent la vieille femme épuisée dans sa chaise, je remonte à cheval, et nous retraversons cette solitude au pas rapide, comme nous étions venus.

Bien étrange, en vérité, et bien inattendue pour moi, cette visite, si courte, si froide. Je m’en vais, plus amèrement triste, mécontent, inassouvi. Si cependant quelque chose m’empêchait de revenir demain, si d’ici-là quelque chose me foudroyait… Jusqu’au moment où nous nous engageons sous les portes farouches de la grande muraille, je reste hésitant, je regarde derrière moi, tenté de revenir sur mes pas, au galop de mon cheval…


Quand Kadidja est recouchée sur ses loques, dans sa soupente noire, je congédie ces porteurs dont la présence m’était odieuse. De mon mieux, j’étends sur le corps de la pauvre vieille sa couverture neuve, qui lui fait tant de plaisir, et qu’elle caresse avec ses mains, à la manière des petits enfants en possession d’un jouet nouveau.

Et maintenant, je voudrais l’interroger, elle qui est la seule au monde à qui je puisse parler, parmi celles qui ont vu, qui ont su, qui ont gardé dans leur mémoire tout ce que je tremble d’apprendre.

« Oui, oui, répond-elle, je te dirai des choses, des choses… Un de ces jours, tu viendras causer avec ta Kadidja, quand elle aura bien dormi, pour retrouver toute sa tête… »

Un de ces jours !… Mais je n’ai plus qu’aujourd’hui !…

« Ah ! Loti, reprend-elle en se dressant avec effort, tu ne sais pas : on m’avait chassée, moi… Mais sa Kadidja n’est pas partie loin, tu penses, et, pendant deux nuits, quand j’ai compris qu’elle mourait, je me suis tenue dans la rue, contre la porte, pour entendre… »

On l’avait chassée… Alors, que pourra-t-elle tant me dire ? Quels renseignements confus et étranges pourrai-je tirer de sa vieille tête qui, d’ailleurs, me semble déjà égarée.

— Et Fenzilé-hanum, dis-je, tu sais ce qu’elle est devenue ?

— Ah ! Fenzilé, oui… Oh ! elle sait beaucoup de choses, celle-là. Et peut-être bien, peut-être bien qu’elle viendrait ici, pour te parler !

Cette Fenzilé, une des trois autres femmes du vieil Abeddin, je l’avais aperçue une seule fois, voilée naturellement. Mais je savais qu’elle était meilleure que ses compagnes pour Aziyadé, presque serviable et bonne. Et il paraît que c’est la seule, de tout ce harem dispersé, qui soit restée à Constantinople, où elle s’est remariée. Oh ! s’il y avait moyen de lui parler ! Il est vrai, je n’espère pas du tout que ce soit possible… « Comment faire, bonne Kadidja, pour la décider à venir ici chez toi ? »

Un instant après, sur les indications de la négresse, j’ai été chercher dans un taudis voisin et j’ai ramené avec moi une très vieille femme, à la figure sinistre d’entremetteuse, qui a dû tremper, au cours de sa vie, dans plus d’une louche aventure. C’est sur cette personne que Kadidja compte pour négocier l’entrevue ; très agitée, maintenant, elle lui donne, à ce sujet, des instructions qui semblent assez précises, et moi je promets une forte récompense. Le rendez-vous serait ici, et pour cette après-midi, bien entendu, vers sept heures à la turque. Mais j’y compte si peu…

Je voudrais interroger encore Kadidja ; mais elle est de plus en plus épuisée, et j’ai pitié. Je suis moi-même affreusement fatigué de cette matinée. Surtout, je pressens trop ce qu’elle va me dire en termes plus clairs, si j’insiste : c’est qu’Aziyadé est morte de mon abandon. Puisque c’est vrai, mon devoir est de l’entendre et j’y tiens, mais ce sera assez d’une fois, quand je reviendrai ce soir… Alors, je me rappelle qu’on m’attend de l’autre côté de l’eau, et, un peu lâchement, je m’en vais…


Maintenant donc, il faut redescendre vers la Corne-d’Or, prendre un caïque, passer sur l’autre rive, revenir à la place d’Hadji-Ali où m’attendent Anaktar-Chiraz et le landau, et aller faire visite à une autre tombe.


Assise à côté de moi, Anaktar-Chiraz a dit au cocher : « Va au cimetière arménien-catholique de Chichli. »

C’est très loin, paraît-il, et il fouette ses chevaux qui partent au trot rapide. Tournant le dos à Stamboul, nous arrivons de nouveau à Péra ; nous le traversons à toute vitesse ; nous le dépassons, nous dépassons le faubourg du Taxim, et nous voici dans une autre banlieue, bien différente de celle où Aziyadé est ensevelie… Comme on les a couchés loin l’un de l’autre, mes deux pauvres petits compagnons d’Eyoub.

Dans un cimetière catholique ?… En effet, je me rappelle à présent : il m’avait conté qu’il était né arménien-catholique et que plus tard, vers sa quinzième année, il s’était fait musulman sous ce nom d’Achmet. À sa dernière heure, il se sera souvenu du Christ.

Quelle horrible banlieue que celle-ci, par contraste avec celle de Stamboul, dont la tristesse est grande et superbe… Ici, c’est le côté où tous ces gens cosmopolites de Péra viennent s’amuser aux jours de fête ; dans une campagne sans arbres, sans verdure, absolument nue, s’étalent d’abord d’odieuses guinguettes de barrière, arméniennes, grecques, juives, qui rappellent les mauvais alentours parisiens : ensuite commencent des champs labourés, dans lesquels notre voiture s’engage, région toute grise, couleur de terre, sans une herbe verte ; et enfin, sur une hauteur solitaire, paraît un carré de murs, gris aussi, au-dessus desquels ne s’élève ni un cyprès, ni un feuillage quelconque : c’est le cimetière de Chichli.

Nous entrons. On dirait un cimetière de pauvres, un cimetière de suppliciés. Pas une fleur, pas une plante. Quelques rares petites croix de bois ou de pierre, quelques plaques de marbre bien humbles ; presque partout, de simples bosses de terre, indiquant le gisement des cadavres.

La vieille Arménienne s’oriente, choisit un sentier, se met à compter les monticules sinistres — un, deux, trois, quatre, — et s’arrête à une place qui semble avoir été récemment bêchée : « Le voilà, notre Achmet ! » Et ses bons yeux de vieille mère se voilent un peu, au souvenir de l’enfant qu’elle avait soigné comme un de ses fils.

Oh ! le pauvre petit ! comme il est pénible à voir, le lieu de sa sépulture…

Je n’aurai pas le temps de revenir une seconde fois auprès de lui, aussi vais-je lui dire mon grand adieu : « De quel côté est sa tête ? » — « Ici ! » répond la vieille femme, en se baissant pour toucher du doigt les mottes de terre. Et, à la place qu’elle m’indique, je cueille, pour l’emporter, un petit trèfle chétif qui a poussé là solitairement.


J’ai dit au cocher de nous ramener grand train à l’hôtel.

Anaktar-Chiraz est assise à côté de moi dans le landau, et, en route, je la prie de s’occuper, après mon départ, d’une plaque de marbre que je veux faire mettre au cimetière pour Achmet. — Car une de ses grandes tristesses était, je me rappelle, de penser que, s’il mourait avant d’être un peu riche, il n’aurait peut-être pas de tombe.

Il n’est guère que midi quand nous arrivons à l’hôtel, toutes mes longues pérégrinations du matin n’ayant pas duré plus de quatre heures.

Je fais monter chez moi l’Arménienne ; les gens de service, peu habitués à voir aux touristes de telles amies, la regardent, mais sans insolence, tant elle a l’air honnête et digne dans sa robe de deuil.

Ayant tiré de sa poche de grosses lunettes, elle s’assied devant un bureau, afin d’écrire toutes les instructions que je vais lui laisser pour cette tombe…

Mais nous sommes interrompus par le juif Salomon, qu’un domestique m’amène. Il vient me rendre compte qu’il a fait tout son possible pour retrouver Achmet, et que personne ne le connaît plus.

Oh ! je le crois sans peine, qu’Achmet est introuvable !… Et, depuis hier, depuis l’heure où j’avais envoyé ce Salomon aux renseignements, que de chemin j’ai déjà parcouru, dans la région des mornes certitudes, des tranquillités funèbres. À ce moment-là, tout était encore en troublante question ; à présent, il semble que, sur ces choses qui m’agitaient hier, une lourde pluie de cendre soit tombée…

En caractères arméniens, Anaktar-Chiraz a fini de noter pour elle-même ce que je lui ai recommandé au sujet de ce marbre.

Et maintenant nous avons terminé nos affaires ensemble, il ne nous reste plus qu’à nous dire adieu.

Elle se lève pour partir, et elle me regarde, avec ces mêmes bons yeux de mère que je lui ai vus tout à l’heure à Chichli. Tandis qu’elle me remercie de ce que je fais pour le pauvre petit mort, de grosses larmes lui viennent, qui, pour un peu, me gagneraient aussi.

Puis, elle me demande la permission de m’embrasser, en s’en allant. — Oh ! je veux bien… Et de tout mon cœur, pour Achmet, je lui rends son baiser, sur sa joue ridée de pauvre vieille.


À huit heures à la turque (environ trois heures de l’après-midi) je suis au rendez-vous chez Kadidja.

Auprès du grabat à couverture orange, où les pauvres effrayantes mains noires s’agitent, la femme de mauvais aspect à laquelle j’ai eu affaire ce matin se tient seule, debout. Fenzilé-hanum n’y est pas ; je m’en doutais. « Elle est absente, dit l’entremetteuse ; on ne sait pas où elle est allée ; on ne sait pas pour combien de temps, non plus… » Et je vois tout de suite, à ses réponses obstinément évasives, à son expression glaciale et fermée, qu’il est inutile d’insister ; cette Fenzilé, qui ne veut pas me voir, lui aura fait peur avec je ne sais quelles menaces, ou lui aura donné de l’argent pour ne rien dire…

Quand elle est partie, après m’avoir réclamé le paiement de sa course, je m’assieds sur un escabeau, au chevet de Kadidja.

Alors, commence pour moi l’heure la plus cruelle de tout mon pèlerinage ici, l’heure de châtiment et d’expiation…

Dans un entretien, coupé de cris et de silences, m’efforcer de savoir, et y parvenir à peine. Tirer de cette vieille cervelle noire, qui s’en va, qui est tantôt affaissée, tantôt prise de bruyant délire, tirer par petites bribes incohérentes les choses qui me glacent et qui me brûlent. Être arrêté à chaque minute par la pitié de la voir si fatiguée, par le remords de l’avoir achevée peut-être, en lui faisant faire ce matin cette longue course. Sentir entre elle et moi, pour augmenter encore le nuage obscur, les difficultés d’une langue que nous ne possédons ni l’un ni l’autre d’une façon parfaite. Et me dire pourtant qu’il faut profiter à tout prix de ce moment unique, parce que je vais partir demain et parce qu’elle va mourir ; elle est le seul trait d’union qui soit encore à peu près vivant entre ma chère petite amie et moi ; quand on l’aura mise en terre, tout lien sera coupé à jamais ; ce que je ne ferai pas sortir, aujourd’hui même, de cette mémoire à moitié décomposée, sera perdu pour toujours…

En ce qui concerne la date, Kadidja est d’accord avec la sœur d’Achmet ; c’est bien cela, il y a eu, au printemps, sept années qu’Aziyadé a dû mourir… Quant aux causes de sa mort… elles restent comme sous-entendues entre nous deux ; avec une délicatesse que je n’attendais pas, elle évite de me les dire ; mais elle m’arrête, par un regard d’étonnement et de douloureux reproche, quand j’ai l’air d’insister pour les demander. Malgré des alternances d’enfantillage sénile, elle a gardé des côtés d’intelligence étrange, et son cœur de pauvre vieille esclave n’a pas cessé d’être foncièrement bon. De plus en plus, je me prends pour elle de respect, — et puis de pitié surtout, de pitié pour tant de fatigue mortelle que je lui cause…

— « Ainsi, tu dis, bonne Kadidja, qu’elle a espéré pendant plus d’une année ? » — Espéré quoi, la pauvre petite ? Quelque chimérique retour, avec un enlèvement peut-être ; une de ces dangereuses aventures, que je pourrais à la rigueur tenter aujourd’hui avec de l’or et de l’indépendance, mais qui jadis, m’étaient si impossibles !

Et c’est au bout de ce temps-là seulement qu’elle a commencé à décliner beaucoup, et à perdre ses couleurs de saine jeunesse, et à courber sa tête, se croyant même oubliée, et abandonnée d’âme pour toujours. — Mais mes lettres, mes lettres ne lui arrivaient donc plus ?…

— Oh ! tes lettres, répond Kadidja, je lui ai remis… attends… je lui ai remis jusqu’à la sixième…

— Et pourquoi plus les autres ?

— Les autres, dit-elle… dans le feu ! Je les ai jetées dans le feu ! Puisqu’on m’avait chassée, moi, tu vois bien, je ne pouvais donc plus les lui porter, et, de les garder, j’avais peur… À la façon dont elle a prononcé : « dans le feu ! » je comprends qu’elle les considérait, à la fin, ces lettres, comme petites choses mensongères et maléficieuses, causes indirectes de malheur.

Quant aux lettres d’Aziyadé, Kadidja est sûre de m’en avoir fait passer quatre, mais pas une de plus. Et c’est bien ce que je croyais : les quatre premières, celles qui lui ressemblaient, celles où je retrouvais ses chères petites pensées, exquises, avec leur tour drôle de pensées d’enfant sauvage. — Les suivantes, alors, ces lettres quelconques, banales ou invraisemblables comme les dernières d’Achmet, de qui me venaient-elles ? Quelle main inquiétante me les avait écrites, et dans quel but ? Cela restera toujours un mystère, et d’ailleurs qu’importe, puisqu’à présent tout est fini…

Ce sont bien nos imprudences des derniers jours qui ont tout à coup ouvert les yeux au vieil Abeddin sur notre longue intrigue impunie — et ensuite sont venues les délations des autres femmes du harem, qu’on a interrogées et que les menaces ou les promesses ont fait parler.

Aziyadé n’a pourtant point été renvoyée de chez son maître, ni maltraitée ; mise à l’écart seulement, comme chose impure, reléguée et murée dans le silence de son appartement où n’entraient plus que des servantes hostiles. Au bout d’un an, Kadidja elle-même s’était vu fermer la porte de ce logis sombre, comme suspecte de relations avec l’écrivain public et avec la poste française de Péra. Et c’est alors que la lente agonie avait réellement commencé, avec la fin de tout espoir.

Je ne crois pas qu’une créature très jeune, et d’un beau sang neuf qu’aucune contagion n’a touché, puisse mourir de désespérance seulement, si on lui laisse le soleil, l’air et la liberté… Mais là, cloîtrée et à l’abandon !…

— Tu sais, dit Kadidja, sa chambre donnait du côté de l’Étoile (du côté du Nord) et il y faisait grand froid.

Oui, je me rappelle ces fenêtres aux épais grillages, situées dans une aile de la maison que le soleil n’atteignait jamais ; à dérobée, je les regardais, en passant dans cette rue oppressée de mystère, où n’arrivaient que très tard les rayons rouges et sans chaleur du couchant. Et je me représente si bien ce que devait être cet appartement, aujourd’hui anéanti par le feu, où la mort, à tout petits pas, est venue la chercher…

Puis Kadidja continue : « L’hiver, toujours enfermée là, elle avait pris mal, à cause du froid de cette chambre… Alors, les autres dames lui donnaient des remèdes… Oh ! vois-tu, Loti, c’était surtout ça que je voulais te dire : on lui donnait des remèdes… dont je me méfiais bien !… »

Mon Dieu, où étais-je moi, pendant que tout cela se passait dans ce harem obscur ?… Si facilement on l’eût sauvée, avec un peu de joie et de soleil, en l’arrachant de là !… Dans quel coin du monde étais-je à courir, ne pouvant rien, ne sachant rien, tandis que l’âme de ma petite amie s’en allait en détresse et que s’affaissait lentement son corps adoré… jusqu’à cette soirée de mai, où, « presque clandestinement on l’a emportée… »

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Encore quelques détails que je demande et qui me sont donnés à grand’peine, avec des gémissements de petit enfant ou des cris, — car elle est de plus en plus divagante, Kadidja, de plus en plus épuisée. Et moi aussi, je suis épuisé, par les choses affreusement pénibles que j’entends, et par la tension d’esprit qu’il me faut pour les faire jaillir, une à une, de cette tête de pauvre vieux singe presque mort.

Entre l’effroi d’interroger davantage et le désir de savoir plus de choses, j’hésite ; je suis à tout instant près d’en finir, — et puis je reste encore, me rappelant que cet entretien est suprême : c’est la dernière fois que, avec un être un peu vivant, je parlerai d’elle…

Allons, je crois cependant que sa torture a assez duré, — et la mienne aussi ; d’ailleurs, je sais à peu près tout ce que je voulais savoir. Je vais partir…

— « À présent, il est tard, tu t’en retournes à Péra, n’est-ce pas ? » demande-t-elle, d’un ton câlin et persuasif, redevenue tout à coup la négresse aux petites manières rusées d’enfant, et impatiente que cela finisse, que je la laisse en paix.

Je lui donne quelques louis d’or, qui l’éblouissent, et qui lui assurent un peu de bien-être pour la fin de ses jours comptés. Et puis je lui dis l’adieu définitif, emportant d’elle un pardon et une bénédiction attendrie.

Elle va bientôt mourir, c’est certain ; ses yeux qui, après les miens, étaient les seuls ayant regardé Aziyadé avec tendresse, vont s’éteindre et se décomposer ; cette image d’Aziyadé, qui persistait encore au fond de sa tête finissante, bientôt n’existera plus… Quand nous mourons, ce n’est que le commencement d’une série d’autres anéantissements partiels, nous plongeant toujours plus avant dans l’absolue nuit noire. Ceux qui nous aimaient meurent aussi ; toutes les têtes humaines, dans lesquelles notre image était à demi conservée, se désagrègent et retournent à la poussière ; tout ce qui nous avait appartenu se disperse et s’émiette ; nos portraits, que personne ne connaît plus, s’effacent ; — et notre nom s’oublie ; — et notre génération achève de passer…

Je m’en vais lentement, par la petite rue délabrée et déserte.

À quelques pas de là, je reprends mon cheval, qu’un enfant promenait en rond autour d’une place solitaire.

Il est trop tard pour retourner voir sa tombe ; j’y passerai ma matinée de demain…

Et je commence, une fois de plus, à errer sans but jusqu’à la nuit…


Au crépuscule, tout à coup, je me retrouve sur l’immense place de Mehmed-Fatih, ramené par le hasard.

Alors me revient cette phrase de mon journal d’autrefois, qui s’est gravée très singulièrement dans ma mémoire et s’est peu à peu liée, pour moi, à ce quartier saint, comme si elle en était l’expression même :

« La mosquée du sultan Mehmed-Fatih nous voit souvent assis, Achmet et moi, devant ses grands portiques de pierres grises, étendus tous deux au soleil, sans souci de la vie, poursuivant quelque rêve intraduisible en aucune langue humaine… »

Rien de changé sur cette place ; elle est restée un des lieux les plus turcs et les plus mélancoliques de Stamboul. La mosquée s’y dresse, indéfiniment pareille à travers les siècles, avec ses hautes portes grises, festonnées de dessins mystérieux. Et alentour, sous les treilles jaunies des petits cafés, les mêmes vieux cafetans de cachemire, les mêmes vieux turbans blancs sont assis, à cette dernière lueur du soir d’automne, fumant des narguilés tout en devisant de choses saintes.

Alors je m’arrête au milieu d’eux, à cette même place où, il y a dix ans, nous avions vu, un soir, paraître sur les marches de la mosquée un illuminé qui levait les yeux et les bras au ciel, en criant : « Je vois Dieu, je vois l’Éternel ! » — Achmet avait secoué la tête, incrédule, répondant : « Quel est l’homme, Loti, qui pourra jamais voir Allah !… »

En vérité je ne sais pas pourquoi cette halte sur cette place a marqué si profondément, parmi tant d’autres souvenirs de mon pèlerinage ; ni pourquoi j’éprouve le besoin de la fixer ici, pour l’empêcher de s’en aller trop vite, dans la fuite de tout, — comme on retiendrait de la main, un instant, quelque légère chose flottante, emportée au fil de l’eau…