Calmann-Lévy (p. 50-165).

III

Jeudi 6 octobre.

Au petit jour, un employé à voix étrangère vient avertir les passagers, dans leurs cabines, que l’entrée du Bosphore est proche. Je venais à peine de m’endormir, ayant passé la nuit à songer, et je me réveille en sursaut, avec une commotion au cœur, rien qu’à ce nom de Bosphore.

Sur le pont où il fait froid, un à un les passagers apparaissent, indifférents, eux, et simplement déçus de ce qu’on leur montre. En effet, l’entrée du Bosphore est plutôt maussade, là-bas, entre ces montagnes d’aspect quelconque, qui s’esquissent, encore confusément, en teintes sombres. C’est un lever de jour d’automne, gris et brumeux, sous un immobile ciel bas. On ne verra presque rien, avec ces bancs de brouillard qui traînent comme des voiles.

Bien fâcheux pour ces touristes : l’effet d’arrivée sera manqué. Quant à moi, qui n’aurai que deux jours et demi, rien que deux jours et demi pour ce pèlerinage, je fais cette réflexion que si le temps se met déjà à l’hiver, s’il pleut, comme c’est probable, tout sera plus triste, plus compliqué, et mes recherches plus difficiles…

Je n’avais pas vu hier au soir les passagers de troisième classe qui encombrent le pont : ce sont bien de vrais Turcs, ceux-ci, les hommes en cafetan, les femmes voilées. Et puis tout à coup, comme nous approchons de la terre, il nous arrive une senteur pénétrante, spéciale, exquise à mes sens, — une senteur jadis si bien connue et depuis longtemps oubliée, la senteur de la terre turque, quelque chose qui vient des plantes ou des hommes, je ne sais, mais qui n’a pas changé et qui, en un instant, me ramène tout un monde d’impressions d’autrefois. Alors, brusquement, il se fait dans mon existence comme un trou de dix années, un effondrement de tout ce qui s’est passé depuis ce jour d’angoisse où j’ai quitté Stamboul, et je me retrouve complètement en Turquie avant même d’y avoir remis les pieds, comme si une certaine âme mienne, qui n’en serait jamais partie, venait de reprendre possession de mon corps irresponsable et errant…


Nous commençons à descendre le Bosphore, et la grande féerie des deux rives, lentement, se déroule. Je reconnais tout, les palais, les moindres villages, les moindres bouquets d’arbres ; mais je me sens si calme à présent que cela m’étonne, et que je ne me comprends plus ; on dirait que j’ai quitté depuis hier à peine le pays turc. Un peu anxieux seulement quand nous passons devant ces cimetières où il y a, tout au bord de l’eau, des tombes de femmes, sous les hauts cyprès géants aux troncs roses aux feuillages noirs. Je les regarde beaucoup ces tombes ; pierres debout, toujours, surmontées d’une sorte de couronnement symétrique qui représente des fleurs. Il m’arrive même de me retourner tout à coup, avec une inquiétude vague, pour suivre des yeux, à mesure qu’elle s’éloigne, quelqu’une de celles qui sont bleues ou vertes avec inscriptions d’or ; je me suis toujours représenté que sa tombe à elle devait être ainsi. Qui sait pourtant quelles figures, sans doute très inconnues, se sont endormies là-dessous !

Déjà voici les kiosques impériaux et les grands harems ; puis la série des palais tout blancs aux quais de marbre. Et enfin, là-bas et là-haut, sortant tout à coup d’une brume qui se déchire, la silhouette incomparable de Stamboul.

Oh ! Stamboul est là ! bien réel, très vite rapproché maintenant, sous un éclairage net et banal, ramené à son apparence la plus ordinaire, que dix ans de rêve m’avaient un peu changée, mais presque aussi beau pourtant que dans mon souvenir. Et je m’étonne d’être de plus en plus tranquille d’âme, causant même avec les compagnons de route que le hasard m’a donnés, et leur nommant comme un guide les palais et les mosquées.

Le mouillage est bruyant, au milieu du fouillis des paquebots, des voiliers, portant tous les pavillons d’Europe. Et aussitôt commence l’invasion furieuse des bateliers, des douaniers et des portefaix ; cent caïques nous prennent à l’assaut, et tous ces gens, qui montent à bord comme une marée, parlent et crient dans toutes les langues du Levant. Oh ! je connais si bien cela, ce brouhaha des arrivées, ces voix, ces intonations, ces visages ; et cet amas de navires autour de nous, et ces fumées noires — au-dessus desquelles montent, là-bas dans le ciel clair, les dômes des saintes mosquées ! Je me mêle moi-même à tout ce bruit ; d’ailleurs, les mots turcs, même les plus oubliés, me reviennent tous ensemble. Avec des bateliers pour mon passage, avec des portefaix pour mes malles, je discute des questions qui me sont absolument indifférentes, par besoin de m’agiter et de parler aussi. Jusque dans la barque, où je suis enfin installé avec mes valises, je continue je ne sais quel étonnant marchandage, — et ainsi presque sans émotion, — à part un tremblement peut-être quand mon pied s’y pose — je me trouve à terre, sur le quai de Constantinople.


Après plus d’une heure perdue en formalités de douane, de passeport, de je ne sais quoi, sur ces quais, dans ce quartier bas de Galata rempli toujours du même grouillement étrange et de la même clameur, me voici cependant monté à Péra, installé à l’hôtel comme il faut du lieu, que les touristes encombrent. Bientôt dix heures, quel gaspillage de temps, quand mes moindres minutes devraient être comptées !

Et puis il faut déjeuner, ouvrir ses malles, faire sa toilette… Et le temps continue de fuir.

La chambre où je m’habille est quelconque, haut perchée, dominant de ses fenêtres un ensemble de maisons européennes très banales ; mais, au-dessus de ces toits, il y a deux ou trois petites échappées merveilleuses, sur Stamboul ou sur Scutari d’Asie : des dômes, des minarets, des cyprès, qui apparaissent comme suspendus dans l’air. Et ces choses, à peine entrevues, suffisent à me donner, avec un trouble délicieux et un besoin de hâte un peu fébrile, la conscience de ce voisinage. Mon Dieu, qui sait ce que j’aurai appris ce soir ! Peut-être rien, hélas ! En deux jours, rechercher dans le grand Stamboul mystérieux la trace, égarée depuis sept ou huit ans, d’une femme de harem, quel insensé je suis ! Je ne réussirai jamais, je ne trouverai pas.

Mon plan longuement réfléchi, est de rechercher d’abord cette vieille femme arménienne du faubourg de Kassim-Pacha, indiquée par Achmet comme ressource suprême et dont j’ai retrouvé l’adresse compliquée, la nuit de mon départ. Si elle est vivante, peut-être me donnera-t-elle la clef de tout : ce serait le moyen le plus simple et le plus rapide.

Maintenant j’attends un interprète, qu’on m’a promis de m’amener, — car j’aurai besoin pour mon enquête de quelqu’un sachant bien lire le turc, que je sais parler seulement. Il va venir, il va venir, me dit-on avec un calme exaspérant. Et le temps passe toujours, et il n’arrive pas.

Alors je me décide à redescendre à Galata en chercher un autre qu’on m’a indiqué.

Il n’est pas chez lui, celui-là…

Je reviens à l’hôtel en courant. Déjà plus de midi et demi ! Mon Dieu, que de temps perdu, quand je n’ai que deux jours ! c’est comme dans mes rêves : tout m’arrête !…

Enfin voici un interprète qu’on m’amène. Un horrible vieux Grec, rusé, fureteur, qui s’offre de me suivre tout aujourd’hui et tout demain. Comme épreuve, je lui présente cette adresse de vieille femme, qu’il lit couramment ; il sait très bien où est cette place de Hadji-Ali qu’elle habite, et va m’y conduire en hâte puisque l’heure me presse.

Nous irons plus vite à pied, dit-il, nous gagnerons du temps, par des raccourcis qu’il connaît, par des rues où ni voitures ni chevaux ne sauraient passer. Et enfin nous voici dehors, en route. Les nuages de ce matin ont disparu du ciel. Dieu merci, il fera presque une journée d’été, lumineuse et chaude ; tout sera moins sinistre. Je tiens à la main l’adresse de la vieille Anaktar-Chiraz, le précieux petit grimoire conducteur sur lequel tout mon plan repose, et qui revoit, après dix années, son soleil d’Orient. Je marche d’un pas rapide, avec la fièvre d’arriver, avec l’impression physique d’être devenu léger, léger, de glisser pour ainsi dire sans toucher le sol ; cela contraste avec ces inerties de sommeil, qui, pendant tant d’années, me retardaient si lourdement en rêve ; dans ma tête il me semble entendre bruire le sang, qui circulerait plus vite que de coutume ; je voudrais courir, sans ce vieux qui me suit et que je traîne comme une entrave.

Où me fait-il passer ? Pourvu qu’il ait compris. Voici des quartiers neufs où je ne reconnais rien. Tout est changé : on a bâti effroyablement par ici depuis mon départ, — et ces transformations si grandes des lieux sont pour me donner, plus pénible, le sentiment que mon histoire d’amour et de jeunesse est bien enfouie dans le passé, dans la poussière, que j’en chercherai en vain la trace ensevelie…

Ah ! de vieux quartiers turcs maintenant, — des petites ruelles tortueuses, où je commence à me retrouver un peu chez moi… Nous venons de descendre dans un bas-fond qui m’était même assez familier jadis… et, derrière ce tournant, là-bas, il doit y avoir un antique couvent de derviches hurleurs, lugubre avec les catafalques qu’on apercevait à travers ses fenêtres grillées, effrayant quand on passait le soir… Oui, il est là encore ; sans ralentir mon pas, je jette un coup d’œil entre les barreaux de fer des fenêtres : toujours les mêmes vieux cercueils, couverts des mêmes vieux châles et coiffés des mêmes vieux turbans, le tout à peine plus mangé qu’autrefois par la moisissure et les vers. C’est étrange que ces choses de la mort, parce qu’elles sont demeurées telles quelles, ravivent en moi précisément des souvenirs de printemps et d’amour.

De plus en plus je me reconnais. Nous devons même approcher beaucoup, être tout près maintenant du quartier d’Anaktar-Chiraz — car je revois certaine petite mosquée dont le dôme, déjeté de vieillesse, monte tout blanc de chaux, entre des cyprès noirs — et même je revois le café, le café aux treilles centenaires où Achmet m’avait présenté un soir à cette vieille femme. Je touche donc à la première étape de mon pèlerinage, et un peu de confiance me revient, un peu d’espérance d’arriver au but.

Comme je sais les méfiances qu’un étranger inspire, je vais m’asseoir à l’écart, dans le jardinet triste de ce petit café, là, sous les treilles jaunies, contre le mur antique, à la même place qu’autrefois ; je demanderai un narguilé, comme quelqu’un du pays, et lui, le vieux Grec, ira de droite et de gauche aux informations.

Il revient découragé : j’ai dû faire quelque erreur, me dit-il, ou mon papier est faux ; dans le voisinage, personne ne connaît ça…

Mais je suis bien sûr, moi, pourtant, que c’était ici tout près ! Puisqu’elle sortait de chez elle, cette femme, quand un soir Achmet l’avait appelée, pour me faire faire sa connaissance et la prier de recevoir pour lui les lettres que j’écrirais de mon « pays franc »… Si elle est morte, il est impossible que quelqu’un au moins ne s’en souvienne pas. Allons, qu’il retourne interroger les anciens du quartier ; qu’il insiste, malgré les mines sombres et fermées, et je doublerai la récompense promise.

Un quart d’heure d’impatiente attente. Il reparaît, agitant d’un air de triomphe un bout de papier crayonné. Un vieux juif, qui la connaît très bien, a écrit là-dessus, pour de l’argent, sa nouvelle adresse. Elle n’est pas morte, mais elle a déménagé depuis trois ans, pour aller habiter très loin d’ici, à Pri-Pacha, dans l’extrême banlieue, près des grands cimetières israélites.

Que de temps il faudra, hélas, pour s’y rendre ! Et, cependant, j’ai une trace, une piste à peu près sûre, à laquelle j’aime mieux m’attacher que d’essayer autre chose de plus dangereux, de plus incertain. Vite, qu’on aille n’importe où chercher deux chevaux sellés, et partons.


Oh ! ce trajet à cheval, jusqu’à Pri-Pacha, où trouver des mots pour en exprimer la mélancolie, par cette tranquille journée lumineuse d’automne, sous ce soleil encore chaud, qui a déjà pris son éclat mourant des fins d’été…

Nous cheminons parallèlement au golfe de la Corne-d’Or, mais sur la rive opposée à Stamboul, et un peu loin de la mer, dans la morne campagne, contournant les faubourgs bâtis au bord de l’eau.

Comme par fait exprès, il nous faut repasser par tous ces lieux jadis si familiers que je traversais, les matins d’hiver, du temps où j’habitais Eyoub — les matins sombres et glacés de février ou de mars — pour m’en retourner à bord de mon navire après les nuits délicieuses. Ce sont les lieux aussi que j’ai le plus souvent revus, depuis dix ans, dans mes visions des nuits ; dans le rêve de ce jour, ils sont plus éclairés, mais ils ne me semblent pas beaucoup plus réels.

Nous allons en hâte, mettant nos chevaux au trot chaque fois que c’est possible. Tantôt nous descendons dans des fondrières, tantôt nous montons sur des hauteurs, toujours un peu désolées, au sol aride, d’où nous apercevons là-bas l’autre rive, le grand décor de Stamboul entièrement doré de lumière.

En plus de ma tristesse à moi, qui me montre aujourd’hui les choses vivantes sous leurs aspects de mort, quelle autre tristesse demeure donc éternellement là, et plane sur ces abords de Constantinople… J’avais essayé de l’exprimer, dans un de mes premiers livres, mais je n’avais pu y parvenir, et aujourd’hui, à chaque pierre, à chaque tombe que je reconnais sur ma route, me reviennent les impressions indicibles d’autrefois, avec ce tourment intérieur, qui aura été un des plus continuels de ma vie, de me trouver impuissant à peindre et à fixer avec des mots ce que je vois et ce que je sens, ce que je souffre…

Partout, sur la terre, sur les roches et sur l’herbe rase, une teinte uniforme d’un gris roux, qui est comme la patine du temps ; on dirait qu’une cendre recouvre ce pays, sur lequel trop de races d’hommes ont passé, trop de civilisations, trop d’épuisantes splendeurs. Et, de loin en loin, au milieu de ces espèces de landes de l’abandon, quelque minaret blanc entouré de cyprès noirs.

Un ravin plus profond se présente à nous, où il faut descendre ; il est d’apparence aussi âpre et sauvage que si nous étions à cent lieues d’une ville. Tout au bas, sous des platanes, est une fontaine antique, où jadis je rencontrais presque chaque matin la même jeune femme turque, qui semblait très belle sous ses voiles. C’était avant le soleil levé que je passais là, à l’aube d’hiver, et aux mêmes heures elle venait seule remplir à cette fontaine sa cruche de cuivre. Nous croisant dans le chemin creux, embrumé de vapeur matinale, nous échangions un regard de connaissance ; après quoi, ses yeux, qui étaient seuls visibles dans son visage voilé, se détournaient avec un demi-sourire. Je n’avais plus pensé à elle depuis dix ans, et je la revois, à présent, comme dans un clair miroir, et je retrouve toutes mes impressions tristes de ces levers de jour, de ces courses dans ces chemins encore déserts, le visage fouetté par l’air sec et glacé ou par le brouillard gris. Et, comme j’avais l’âme inquiétée, en ce temps-là, me demandant chaque matin si, avec tant de dangers autour de nous, l’obscurité prochaine me réunirait encore à celle que je venais de laisser, ou bien si, avant le soir, Azraël ne passerait pas pour tout anéantir…


À Pri-Pacha, où nous avons fini par arriver, nous trouvons, après avoir interrogé les passants de la rue, la maisonnette de cette vieille Arménienne de qui dépend tout le résultat de mon pèlerinage, — et je suis anxieux en frappant à la porte. Deux fois, trois fois, le frappoir antique résonne très fort, jusqu’à faire trembler les planches vermoulues ; personne ne vient ouvrir, et d’ailleurs les fenêtres sont closes. Mais un juif caduc, centenaire pour le moins, sort avec effarement d’une maison voisine, emmitouflé d’un cafetan vert :

— La vieille Anaktar-Chiraz ? nous répond-il d’un air soupçonneux, qu’est-ce donc que nous lui voulons ?


Il se rassure à notre mine : « Oui, c’est bien ici, en effet ; mais elle n’y est pas ; elle est partie hier pour aller s’établir auprès d’une de ses parentes qui est bien malade, là-bas, à Kassim-Pacha d’où nous arrivons, tout à côté de son ancienne demeure. »

Oh ! alors il me prend une vraie fièvre ! Que faire ? Le temps passe, il doit être tard. Je ne sais même pas l’heure, ayant, dans ma précipitation, oublié ma montre à l’hôtel ; mais il me paraît que déjà le soleil baisse. Une fois la nuit venue, il n’y a plus rien à tenter à Stamboul, — et je n’ai plus qu’une journée après celle-ci qui va finir. — Il semble en vérité que j’aie eu, en sommeil, le pressentiment complet de ce que serait ce voyage ; tout va tellement comme dans mon rêve : ces entraves accumulées, cette inquiétude de l’heure trop courte, cette angoisse de n’avoir pas le temps d’arriver jusqu’au but.

Quel parti prendre à présent ? Je ne sais plus trop et ma tête se perd un peu. Allons-nous retourner sur nos pas, jusqu’à ce Kassim-Pacha d’où nous venons, avec ces mauvais chevaux de louage qui ne veulent plus marcher ?… Non, Eyoub où j’habitais, et qui m’attire comme un aimant, est là trop près de nous, juste en face, de l’autre côté de la Corne-d’Or — qui se rétrécit dans ces parages et sera si vite traversée. D’ailleurs, je me sens tellement redevenu un habitant de ce saint faubourg ; les dix années, qui me séparent du temps où j’y vivais, viennent de si complètement s’évanouir, que j’ai presque l’illusion de rentrer là chez moi, au milieu de figures familières, et que, sans peine, je m’imaginerais y retrouver ma maison telle que je l’ai quittée, avec les chers hôtes d’autrefois. Au moins, j’entrerai m’asseoir dans le petit café antique où nous passions, Achmet et moi, les veillées d’hiver, en compagnie des derviches conteurs de féeriques histoires ; il n’est pas possible que, dans ce quartier-là, quelqu’un ne me reconnaisse pas, ne me prenne pas en pitié et ne consente à me guider dans mes recherches — qui, sans doute, ne peuvent plus faire ombrage à personne.

Donc, nous renvoyons nos chevaux ; nous descendons vers la berge pour prendre un caïque, choisissant un rameur jeune afin d’aller vite, — et bientôt nous voici glissant, très légers, à grands coups d’aviron sur l’eau tranquille.

Je commence à regarder de mes pleins yeux là-bas en face, fouillant de loin cette autre rive où nous allons aborder.

Quoi, est-ce que je ne m’y reconnais plus ? C’était bien là pourtant, j’en suis très sûr.

Oh ! mon Dieu, on a tout changé, hélas ! Ma maison, très vieille, et les deux ou trois qui l’entouraient n’existent plus. Je n’avais pas prévu cette destruction et je sens mon cœur se serrer davantage. Ce cadre qui avait entouré ma vie turque est à jamais détruit — et cela recule tout dans un lointain plus effacé.

Je mets pied à terre, cherchant à m’orienter, à reconnaître au moins quelque chose. Le petit café des derviches conteurs d’histoires, où donc est-il ? À la place, il y a un grand mur blanc que je ne connaissais pas, un corps de garde tout neuf, avec des soldats en faction. Et toutes les maisons alentour sont fermées, muettes, inabordables surtout. Allons, je suis un étranger ici maintenant ; j’ai été fou de venir y perdre mes instants comptés, quand j’aurais dû au contraire revenir sur mes pas, suivre la seule piste un peu sûre, rechercher à tout prix cette vieille femme.

Pourtant, cela faisait partie de mon pèlerinage aussi, de revoir Eyoub, et j’en étais si près !

Oh ! et la mosquée sainte, et l’allée des saints tombeaux ! Je suis à deux pas à présent de ces choses mystérieuses et rares, autrefois si familières, dans mon voisinage ; je ne reviendrai peut-être jamais ici, — aurai-je le courage de quitter Eyoub sans aller les revoir. Du reste, en courant, ce sera une perte de cinq ou dix minutes à peine, — et je dis à mon batelier : « Va, aborde un peu plus loin, au quai de marbre là-bas, à l’entrée du saint cimetière. »

Laissant le vieux Grec dans le caïque avec le rameur, je redescends à terre, seul, saisi tout à coup par le silence glacé de ce lieu, par sa sonorité funèbre, que j’avais oubliée, et qui change le bruit de mon pas. Dans l’allée d’éternelle paix, sur les dalles de marbre verdies à l’ombre, où l’on voudrait marcher lentement, la tête basse, il faut passer aujourd’hui avec cette précipitation enfiévrée qui donne à toutes les choses, revues ainsi, je ne sais quel air d’inexistence. Je cours, je cours, dans cette allée, entre les deux alignements de kiosques funéraires et de tombes, au milieu de toutes les silencieuses blancheurs des marbres. De droite et de gauche, bordant la voie étroite, sont de vieilles murailles blanches, percées d’une série d’ogives, par où la vue plonge dans les dessous ombreux d’une sorte de bocage rempli de sépultures. Rien de changé, naturellement, dans tout cela qui est sacré et immuable ; ce lieu unique, si étrangement mêlé à mes souvenirs d’amour, était le même bien des années avant notre existence et sera ainsi longtemps encore après que nous aurons tous deux passé.

Au bout de l’avenue, dans une ombre plus épaisse, sous une voûte obscure de platanes, je m’arrête devant la petite porte de l’impénétrable mosquée sainte. Il y a toujours là les mêmes vieilles mendiantes, au visage voilé, assises, accroupies, immobiles sur des pierres. L’une d’elles, réveillée de son rêve par le bruit de mon pas, s’inquiète de me voir accourir, se demande si j’aurai par hasard l’impudence de franchir ce seuil : « Yasak ! Yasak ! » (Défendu ! Défendu !), dit-elle, d’une voix irritée, en étendant une main de morte comme pour me barrer le passage. Et je lui réponds tranquillement, dans cette langue turque que je reparle déjà avec la facilité d’autrefois : « Je le sais, ma bonne mère, que c’est défendu ; je veux seulement jeter un coup d’œil à l’entrée et puis je m’en irai. » Ce disant, je lui remets une aumône ; alors, d’une voix calmée, elle rassure les autres qui s’inquiétaient aussi : Il sait, il sait ; il est du pays ; il vient regarder, seulement. Et en effet, je regarde à la hâte, à la dérobée ; tant de fois jadis, quand j’habitais Eyoub, j’étais venu jusqu’à ce seuil, dont je reconnais encore les moindres pierres, dans la demi-nuit qui tombe des grands arbres. Du lieu d’ombre où je suis, au milieu de ces pauvresses voilées aux immobilités de fantômes, il semble qu’une clarté un peu merveilleuse rayonne là-bas, dans cette cour de mosquée, sur les blancheurs séculaires de la chaux et des faïences…

Tout de suite, après ce regard jeté, je repars en courant dans la sainte allée, repris par l’inquiétude de l’heure qui fuit, de la lumière qui me paraît plus dorée, par la frayeur du soleil couchant et du soir.

C’est à Kassim-Pacha, naturellement, à la recherche de cette vieille femme, que je vais retourner coûte que coûte. Et j’irai par mer cette fois ; d’ici, ce sera le plus rapide.

Quand je suis de nouveau étendu dans mon caïque, je dis au rameur : « Va vite, vite, pour une bonne récompense que je te donnerai ! » Il répond par un sourire à dents blanches et se met à ramer de toute la force de ses bras. Le courant nous aide et nous descendons lestement la Corne-d’Or, nous éloignant du sombre Eyoub.

Mais nous allons passer devant le faubourg d’Hadjikeuï. Si je m’y arrêtais ! Le quartier n’est pas farouche comme celui d’où je viens, et, qui sait, quelqu’un m’y reconnaîtra peut-être, quelqu’un de ces juifs que j’employais à mon service, le grand Salomon ou même le vieux Kaïroullah, n’importe qui, pourvu qu’on me renseigne. En passant, je vais tenter ce moyen… Et puis cela me permettra de revoir ma maison, la première de mes maisons turques, car j’ai habité là aussi, avant de pouvoir réaliser le rêve presque impossible de me fixer à Eyoub.

Dans ce livre de jeunesse où j’ai conté ma vie orientale, j’ai passé sous silence notre étape à Hadjikeuï, pour abréger, et aussi pour obéir à une sorte de sentiment de décorum qui m’amuse bien à présent : ce Hadjikeuï est un faubourg pauvre, assez mal considéré à Constantinople.

Là pourtant j’étais venu m’installer d’abord, en quittant mon logis européen de Péra ; là, j’avais reçu Aziyadé pour la première fois, à son retour de Salonique. Nous y étions restés près de deux mois, bien cachés, avant de réussir à trouver une maison sur l’autre rive, dans le faubourg des saints tombeaux, et nous avions ensuite conservé, à toute éventualité, ce premier gîte plus sûr, où, par fantaisie, nous revenions de temps à autre.


À la longue, comme tout se transforme dans la mémoire, tout s’oublie : voici que je ne reconnais même plus l’Échelle de notre rue, c’est-à-dire l’appontement de vieilles planches qui nous était si familier, jadis, et où nous débarquions avec une telle sûreté d’habitude, dans le mystère protecteur des nuits bien noires.

Par impatience, je mets pied à terre ailleurs, à l’entrée d’une ruelle israélite que je me rappelle vaguement, très vaguement. Et, suivi toujours de ce même vieux Grec, je recommence à marcher vite, à courir, talonné sans trêve par l’inquiétude de l’heure.

À un tournant, nous tombons sur une rue où se tient un marché juif : cris de vendeurs et d’acheteurs, foule affairée, encombrement de mannequins, de fruits et de légumes, petits fourneaux où l’on rôtit des viandes en plein vent, petits étalages de changeurs et d’usuriers… Là, je me reconnais tout à fait, par exemple, et le cœur me bat plus fort, car ma maison doit être bien près.

J’avais du reste gardé de ce marché un souvenir très singulier, unique même entre tous. Habitant d’Hadjikeuï ou habitant d’Eyoub, j’y venais chaque soir avec Achmet pour changer, pour emprunter de l’argent à ces juifs, ou bien encore pour leur acheter les pains et les gâteaux destinés au dîner mystérieux d’Aziyadé. C’est que Constantinople est la seule ville du monde où j’aie été vraiment mêlé à la vie du peuple, — à la vie de ce peuple oriental, bruyant, coloré, pittoresque, mais besoigneux, pauvre, actif à mille petits métiers, à mille petits brocantages. Mon compagnon de chaque jour, Achmet, était lui-même un enfant de ce peuple-là, au courant des moindres rouages de la vie laborieuse, habitué à se tirer d’affaire avec presque rien, et m’enseignant sa manière, me rendant homme du peuple comme lui à certaines heures. Il est vrai, j’étais pauvre, moi aussi, à cette époque, et bien en peine quelquefois pour soutenir mon rôle d’Hassan…

Ce marché, que je traverse aujourd’hui d’un pas dégagé et rapide, sentant peser la ceinture de cuir où j’ai fait coudre — un peu à la façon des matelots — ma réserve de pièces d’or, oh ! ce marché, tout ce qu’il me rappelle de misères, gaiement endurées à cause d’elle, de marchandages timides, de demandes de crédit pour des sommes qui à présent me font sourire… Et, sous le costume turc, ces choses me semblaient acceptables, m’amusaient presque, en me donnant davantage l’impression d’être sorti de moi-même et devenu quelqu’un des simples qui m’entouraient. Il y avait tant d’enfantillage encore dans ma vie de ce temps-là !

Après cette rue du marché, une place tranquille au bord de la mer, une place silencieuse bordée de berceaux de vigne et ornée en son milieu d’une vieille fontaine de marbre. Et ma maison est là, qui tout à coup me réapparaît, bien réelle, au beau soleil du soir… J’ai enfin retrouvé une chose d’autrefois, une chose qui a fait partie de mon cher passé et qui existe encore…

Avec je ne sais quelle crainte de m’en approcher, avec un étrange trouble d’âme, je vais lentement m’asseoir en face, en plein air, devant un petit café, sous des treilles que l’automne a jaunies, et je la regarde. (Comme ce nom de café sonne mal pour dire ces échoppes orientales où l’on fume le narguilé.) Je la regarde, ma maisonnette d’autrefois, un peu comme je regarderais une chose de rêve qui oserait se montrer en plein jour. Elle me semble rapetissée et d’aspect misérable ; cependant, c’est bien cela, et rien que ces marbrures de vieillesse, sur la muraille, ramènent dans ma tête mille souvenirs.

Cette place n’a pas changé non plus ; pas une pierre n’a été dérangée depuis que j’y habitais. Est-ce possible, mon Dieu, que tout y soit demeuré si pareil, que le soleil l’éclaire si gaiement, que je m’y retrouve, moi, encore jeune, et que, depuis des années, je ne sache plus rien d’elle, même pas si elle est vivante ou si elle s’est endormie dans la terre…

C’est mon premier instant de repos et de rêverie, depuis que j’ai commencé ma longue course errante. Ce soleil d’octobre, qui d’abord me semblait joyeux, sur cette place solitaire, subitement me devient triste, triste plus que la brume ou la nuit. Il ne me charme ni ne me trompe plus ; je n’ai conscience à présent que de son impassibilité devant les continuels anéantissements, les continuelles fins. Je sens de la mort, de la mélancolie de mort, dans sa lumière douce ; ses rayons sont pleins de mort…


Un jeune garçon se présente pour nous servir. Je lui demande :

— Est-ce que le maître du café est vieux ? est ici depuis longtemps ?

— Le maître ?… Oh ! depuis peut-être cinquante ans, répondit-il, étonné ; c’est un très vieux père.

— Alors, dis-lui qu’il vienne me parler.

Je me rappelle tout de suite la figure de ce vieil homme, dès qu’il arrive :

— Me reconnais-tu ? Je demeurais là, dans la maison d’en face, il y a bien des années.

— Ah ! oui, dit-il, un peu saisi. Et c’est toi qui t’en étais allé, après, habiter Eyoub. Pourtant, non… il y a au moins vingt ans de ce que je veux dire (on compte toujours très mal les années, en Turquie), tu serais plus vieux que tu n’es.

— Et te souviens-tu de mon serviteur Achmet ?

De mon serviteur Achmet, il se souvient très bien ; mais il ne peut me donner aucun renseignement sur lui : on ne l’a pas revu à Hadjikeuï depuis mon départ.

Alors je le charge d’aller appeler tous les anciens du quartier, tous ceux qui plus ou moins peuvent se souvenir de moi.

Et bientôt un attroupement se forme, des voisins, des curieux, des gens quelconques, qui me regardent comme un revenant de l’autre monde, étonnés eux aussi de me voir encore jeune : il semble que, dans leur mémoire à tous, mon passage ici ait peu à peu remonté jusqu’à des époques incertaines et reculées.

Je m’en doutais bien, ils n’ont pas oublié ce Français qui avait eu l’idée singulière de venir s’isoler ici ; mais, hélas ! au sujet d’Achmet, personne ne peut rien me dire. Pourtant on me propose d’aller, si je veux, chercher un juif qui me connaissait très bien et qui me renseignerait peut-être, — un nommé Salomon.

Salomon ! Je crois bien que je veux voir Salomon ! Qu’on me l’amène bien vite, et il y aura récompense. Ce Salomon, je l’employais souvent ; il allait faire des achats pour moi avec Achmet, et savait même les allées et venues clandestines d’une musulmane dans ma maison. Au moment de mon départ, je l’avais chassé, il est vrai, pour je ne sais plus quelle fourberie ; mais qu’importe pourvu qu’il me guide. J’aurai même presque une joie à le revoir, comme tout ce qui a été mêlé à ma vie d’autrefois…

Il arrive. Sans doute il ne m’en veut pas, lui non plus, car il paraît tout ému de me reconnaître, et il embrasse la main que je lui tends. Je l’avais laissé un homme grand et superbe, je le retrouve tout courbé et blanchi.

— Achmet, dit-il, non, je ne l’ai pas revu, et n’ai plus entendu parler de lui depuis ton départ. Il doit avoir quitté le pays, — ou bien il est mort.

Puis il me promet de passer sa soirée en recherches et de monter demain matin à Péra m’en rendre compte.

Allons, je ne saurai rien de plus ici. Encore une halte perdue. Et l’heure presse, il faut repartir…

Pourtant je voudrais bien entrer dans ma maison, puisque je suis si près ; surtout je voudrais monter au premier étage, dans cette chambre que j’avais préparée avec tant d’amour pour la recevoir.

Et j’envoie Salomon parlementer avec les gens qui habitent là : des Arméniens pauvres, qui consentent, pour une pièce blanche, à m’ouvrir leur porte.

J’entre, je monte notre escalier, je revois notre chère petite chambre, jadis si jolie dans son arrangement étrange. À présent, plus rien ; des meubles de misère, du désordre et des loques qui traînent. J’aurais mieux fait de ne pas regarder cette profanation pitoyable ; le simple coup d’œil que j’ai jeté là vient de suffire pour reculer, reculer encore plus au fond de l’abîme, le passé dont je poursuis la trace.

Mais, tandis que je redescends, par ces marches où les babouches d’Aziyadé se sont posées, une émotion poignante me vient, que je n’avais pas prévue…

Un jour, très loin dans mon enfance, certain rayon de soleil d’hiver, entré par une fenêtre d’escalier, m’avait impressionné d’une inexplicable façon profonde. — J’ai déjà conté cela, je ne sais où. — Et ici, bien des années plus tard, j’avais retrouvé le même frisson, en revoyant, dans cette maison d’Hadjikeuï, un rayon semblable et de même signification mystérieuse, — qui, chaque soir, glissait le long d’un escalier, pour éclairer une amphore d’Athènes posée dans une niche du mur… Souvent, des détails infimes se gravent pour toujours dans une mémoire, et on dirait qu’ils résument en eux-mêmes tout un lieu, toute une époque pénible ou regrettée : il en avait été ainsi de ce rayon de soleil — déjà mêlé pour moi à je ne sais quel antérieur inconnu ; — j’y avais repensé cent fois depuis mon départ du pays turc, et une angoisse singulière, une angoisse bizarre et d’inquiétante origine, m’était toujours venue à l’idée que je ne reverrais jamais cette traînée de lumière pâlie, tombant dans cette niche sur cette amphore, jamais, jamais plus…

Eh bien, la niche vide est toujours là dans le mur, et tandis que je redescends, le soleil l’éclaire de son même rayon triste…

En tout ce qui précède, je me suis perdu, une fois de plus, dans l’indicible…


Nous remontons dans notre caïque, le Grec et moi, après cette halte qui a duré vingt précieuses minutes, et nous continuons notre route vers Kassim-Pacha, de toute la vitesse de nos rames.

Sur la Corne-d’Or, c’est le va-et-vient coutumier, le croisement incessant des minces caïques silencieux. Et que cette après-midi est belle, tiède et lumineuse ! Elle me donne des illusions d’été, à moi qui arrive des forêts de sapins des Karpathes, où déjà des neiges tombaient… Et je me laisse reprendre aux tromperies du soleil. Je me laisse peu à peu bercer et leurrer par tout ce mouvement, si familier jadis : comme tout à l’heure à Eyoub, peu à peu, je me figure être encore au temps lointain où j’avais des logis mystérieux, ici, sur ces deux rives… L’entour est, d’ailleurs, resté tellement pareil ! Les grands dômes des mosquées se dressent aux mêmes places ; la silhouette immense de Stamboul préside à toute cette agitation joyeuse des barques, absolument comme, il y a dix ans, elle dominait nos aventureuses allées et venues d’amour… Oh ! comment dire le charme de ce lieu qui s’appelle la Corne-d’Or !… Comment le dire, même par à peu près : il est fait de mes joies inquiètes et de mes angoisses, mêlées à de l’ombre d’Islam ; il n’existe sans doute que pour moi seul…

À l’Échelle de Kassim-Pacha, nous abordons bientôt, en face de ce palais, d’architecture mauresque, qui est l’Amirauté. Là, je regarde l’heure… À quoi pensais-je donc, il faut que j’aie la tête bien inquiète pour n’avoir pas vu qu’en effet le soleil est encore très haut ; il est à peine trois heures et demie ! J’éprouve un apaisement à cette certitude que le jour n’est pas trop près de finir…

Dix minutes de marche empressée pour arriver de nouveau à ce quartier où nous avons chance de trouver Anaktar-Chiraz. C’est par de vieilles petites rues bien musulmanes, où circulent en babouches des femmes voilées de mousseline blanche.

Après cette longue pérégrination inutile que je viens de faire, revenu à mon point de départ, à cette place d’Hadji-Ali, qui est tranquille et solitaire, entre ses maisonnettes basses, comme une place de village, je m’assieds au même petit café que tout à l’heure, dans le jardin, sous les treilles jaunies qui s’effeuillent. Dans ce recoin paisible, pauvre, presque campagnard, nous serons bien pour causer du passé, sans témoins, au milieu de choses immobilisées depuis des siècles ; l’endroit, d’ailleurs, est comme choisi, pour l’entrevue un peu funèbre que j’attends, pour les choses tristes et saupoudrées de cendre que nous allons sans doute nous dire.

J’envoie le fureteur grec s’enquérir d’Anaktar-Chiraz et la prier de venir ici, causer un moment avec moi. Je crois bien que, cette fois, il la trouvera ; je m’inquiète seulement de savoir si elle consentira à venir, si elle n’aura pas peur, et je demande un narguilé pour attendre. La soirée est de plus en plus tiède, jouant les calmes soirées d’été ; le soleil, qui descend, dore l’antique mosquée d’en face et la vigne effeuillée sous laquelle je suis assis. Sur la place, personne ne passe ; à peine une rumeur confuse monte jusqu’à moi, de la Corne-d’Or et des navires ; il se fait un grand silence alentour. Des minutes et des minutes d’attente se passent. L’immense ville voisine n’est plus indiquée par rien ; j’ai maintenant tout à fait l’impression de l’été, d’un soir d’été finissant, dans quelque village oriental, et du calme profond redescend en moi.


Enfin il revient, le Grec, suivi d’une vieille femme vêtue de noir, basanée, aux traits durs, que je reconnais tout de suite. Je l’avais vue une seule fois dans ma vie, mais c’est bien elle. Son air est effaré, hagard ; elle a vieilli terriblement. Pourvu qu’elle se souvienne !

Évidemment elle a peur de ces personnages inconnus, de cet interrogatoire qu’on veut lui faire subir dans un lieu écarté. Avec une cérémonieuse révérence, elle s’assied devant moi, sur le bord d’un tabouret, et me regarde. Je suis à contre-jour et elle doit me voir en ombre sur un fond de soleil.

Oh ! oui, c’est bien elle ; je viens de reconnaître surtout ce demi-sourire, très bon, très honnête, qui a éclairé un instant son visage parcheminé et durci. Une natte de ses cheveux, restés noirs comme de l’ébène, entoure le foulard de soie, également noir, dont sa tête est enveloppée comme d’une bandelette. Sa robe usée, mais propre, est taillée à l’européenne, d’une forme démodée, avec des biais de velours noir. Chez nous, dans des villages du Midi ou de l’Auvergne, des vieilles femmes ont cette tenue et cet aspect. Elle se tient roide, sur son tabouret, et elle attend.

Je commence à la questionner doucement, timidement, en langue turque, ayant peur de ses réponses.

— « Achmet ? Achmet ? » répète-t-elle, les yeux toujours hagards. Non, elle ne se rappelle pas. Il y a si longtemps de l’histoire que je lui conte, — et elle en a tant soigné, tant vu mourir dans sa vie, des jeunes hommes et des vieux, — et il y en a tant des Achmet, à Constantinople ! « Et puis, dit-elle pour s’excuser, j’ai perdu coup sur coup mon mari et mes fils. Depuis ce temps-là, ma tête s’est dérangée, ma mémoire est partie. »

Mon Dieu, comment percer la nuit qui s’est faite dans cette intelligence, comment m’y prendre… Et puis elle a peur surtout ; peur d’être interrogée pour quelque affaire de justice, peur de je ne sais quoi.

— Ne crains rien de nous, bonne dame, lui dis-je. Cet Achmet, je le recherche parce que je l’aimais tendrement, rien que pour cela. Tâche de te rappeler. Je voudrais le revoir. Aide-moi. À présent, je te supplie, tu vois bien. Allons, cherche : Achmet, Mihran-Achmet ? Je te reconnais, moi, pourtant ; je suis sûr d’être venu avec lui te parler ici, il y a dix ans, quand tu demeurais dans ce quartier. Et je lui ai même écrit chez toi, durant les trois premières années qui ont suivi mon départ. Tu l’as soigné, ne t’en souviens-tu pas, quand il était blessé et si malade…

Une lueur paraît traverser sa tête. Elle se penche en avant pour me regarder de plus près, ses yeux s’ouvrent, se dilatent ; plongent tout au fond des miens : « Comment t’appelles-tu donc ? » dit-elle d’une voix brusque.

— Loti !

— Loti !… Ah ! Loti !… Ah ! Achmet !… Ah ! Mihran-Achmet ! Si je m’en souviens, de Mihran-Achmet !!

Un silence de quelques secondes, pendant lequel sa figure s’assombrit tout à fait. Puis elle reprend durement :

Eulû ! Eulû ! Yedi seneh dan, tchok dan euldi ! (Mort ! Mort !  ! Il y a sept années, il y a beau temps qu’il est mort !)

Comme c’est étrange ! Le début de cette réponse, le ton cruel, la répétition irritée de ce premier mot aux consonances sinistres, j’avais imaginé jadis, pour Aziyadé, quelque chose d’absolument semblable… Eulû ! Eulû ! je m’étais imaginé que, pour m’annoncer sa mort à elle, on me poursuivrait, avec acharnement, de ce mot-là.

Et j’ai écouté, à peu près impassible, la phrase funèbre, oubliant presque Achmet pour me dire seulement que le fil conducteur devient de plus en plus difficile à ressaisir, qu’il ne me reste d’espérance qu’en sa sœur Ériknaz et qu’il me faut, ce soir même, à tout prix, la retrouver.

Elle continue, la vieille femme : « — Sa dernière nuit, tout le temps, il t’a appelé : Loti ! Loti ! Loti !… Donc, c’est à cause de toi qu’il est mort, à cause de toi ! »

Cela encore, je m’y attendais. Je sais bien que non, qu’il a dû mourir de sa blessure, le pauvre petit ; mais je ne m’étonne pas, puisqu’il m’a appelé à l’heure d’angoisse, d’être soupçonné de quelque maléfice mortel. Je suis seulement surpris de me sentir à peine ému, comme si j’avais en ce moment le cœur fermé, ou rempli d’autre chose que de lui.

— Tu sais où est sa tombe ? dis-je simplement. Alors, tu m’y conduiras demain… Mais il y a Ériknaz, sa sœur, de qui j’ai besoin dès ce soir ; dis-moi où elle habite, mène-moi tout de suite chez elle, veux-tu ?

— Ériknaz ?… De qui donc est-ce que je parle là ! Six mois après son frère, on l’a mise dans un cercueil, elle aussi. Quant à sa fille Alemshah, elle est mariée et s’en est allée demeurer très loin d’ici, sur la côte d’Asie, du côté d’Ismir…

Et Anaktar-Chiraz fait un geste de la main, le geste de chasser de la poussière, comme pour mieux affirmer que c’est fini de tout ce monde-là ; table rase, il n’en reste rien.

Allons, il est brisé, le fil conducteur sur lequel j’avais compté ; il est brisé et enfoui sous terre depuis des années avec Ériknaz. Quant à cette femme qui me parle, inutile de l’interroger sur Aziyadé, elle n’a même pas connu son existence. « C’est une bonne et sainte femme, disait Achmet, mais il ne faut pas lui confier nos secrets, elle ne saurait pas les tenir. » Et tout mon plan s’écroule, et la journée s’achève et je ne sais plus que faire…


Maintenant elle m’accable de questions, Anaktar-Chiraz, très radoucie cependant, parce qu’elle comprend que je souffre. Pourquoi ai-je disparu pendant dix années, sans même répondre aux lettres d’Achmet mourant ? Qu’est-ce qui me ramène aujourd’hui ? Qu’est-ce que je veux savoir d’Ériknaz, et, sous tout cela, quel mystère y a-t-il ?

Je ne réponds plus, moi, accablé et songeant… Mais tout à coup je me rappelle une autre sœur d’Achmet. Comment donc était-elle sortie de ma mémoire, celle-là. Il est vrai, une sorte d’invisibilité entourait cette créature très bizarre. Je ne l’avais aperçue qu’une fois, à peine et dans l’obscurité. Eux-mêmes, Ériknaz et lui, ne la voyaient presque jamais, et baissaient la voix pour parler d’elle ; c’était une sœur très aînée, déjà une vieille femme pour laquelle ils avaient une vénération et une crainte, l’appelant tout bas « notre mère ». Mais elle savait l’existence d’Aziyadé, et sa demeure, et connaissait bien aussi Kadidja, la négresse. Vraiment, je ne comprends plus comment je n’y ai pas songé plus tôt…

Et j’interroge, en tremblant :

— Te rappelles-tu qu’il avait une vieille sœur… qui demeurait toute seule, par là-bas, vers les Eaux-Douces ?

Dieu merci, elle se rappelle, et elle croit que cette vieille sœur existe toujours, là-bas, dans sa même maison. Mais c’est une personne singulière, qui a eu de grands malheurs et qui vit dans la retraite. Depuis sept années, depuis l’enterrement, elle ne l’a pas revue.

— Oh ! vite, dis-je, je t’en prie, tu vas m’y conduire !

Elle objecte qu’il est bien tard, que le soleil baisse ; que sa malade l’attend. Pourquoi pas demain, plutôt ? C’est si loin ! Et puis, nous recevra-t-elle seulement ; ça n’est pas sûr.

Je le lui demande avec prière, je la supplie, car je n’ose lui offrir de l’argent bien qu’elle paraisse pauvre. Je la supplie, et je vois peu à peu ses yeux s’attendrir. Eh bien, oui, alors, elle me conduira ce soir. Le temps d’aller avertir la malade qu’elle soigne, et elle revient, et nous partons ensemble.

Je congédie le Grec, qui a pris un air trop attentif, trop inquisiteur, et je reste seul, suivant des yeux la robe noire de la vieille femme qui s’éloigne.

Quelques minutes de calme et de silence, en attendant son retour. Au-dessus de ma tête, la vigne effeuillée prend de plus en plus des teintes d’or rouge, et une nuance d’or se répand aussi sur la mosquée d’en face, sur le branchage des grands cyprès, sur toutes choses ; le soir, le calme soir descend sur ce petit quartier perdu où la mort d’Achmet vient de m’être confirmée. Plus j’y songe, plus je suis convaincu qu’elle aussi, Aziyadé, est couchée comme lui dans la terre turque. Et, au lieu du déchirement affreux que j’aurais senti autrefois, je n’éprouve plus qu’une mélancolie douce en pensant à ces disparus, une mélancolie douce avec peut-être un apaisement de les savoir là, et un désir de bientôt les rejoindre dans la paix où ils sont. À ces immobilités d’Islam, que je sens autour de moi, s’ajoute, pour me bercer, le charme tranquille de cette journée finissante. En ce moment, ma souffrance est endormie dans une résignation absolue à l’universelle mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oh ! pourtant, si ces deux pauvres petits, qui m’ont tant aimé et que je confonds presque maintenant dans une même tendresse n’ayant plus rien de terrestre, m’étaient rendus pour un instant, avec quelle indicible joie, avec quelle émotion profonde et sans nom je les serrerais dans mes bras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle revient, la vieille bonne femme, prête à me suivre chez la sœur d’Achmet, et nous cheminons de nouveau vers la mer, pour retrouver mon caïque et mon batelier, qui nous ramèneront au fond de la Corne-d’Or, à Pri-Pacha, près des Eaux-Douces.

Il nous faut traverser, pour descendre, les mêmes quartiers musulmans que tout à l’heure, illuminés en rose maintenant par les derniers rayons du soleil, et animés de la vie orientale du soir, tout pleins de costumes aux éclatantes couleurs.

À l’Échelle de Kassim-Pacha, notre batelier nous attendait, confiant, couché dans son caïque. Et, au baisser du jour, nous recommençons à glisser sur les eaux de la Corne-d’Or, en sens inverse de notre première course. Sur la rive sud, la lumière meurt peu à peu derrière Stamboul, — et c’est la grande féerie finale du jour.

Le soleil est éteint quand nous mettons pied à terre, au delà de Pri-Pacha, dans l’extrême banlieue confinant aux immenses cimetières. Et nous voici, l’Arménienne et moi, marchant ensemble très vite, au crépuscule, dans un quartier que je ne connaissais pas, dans un sombre petit quartier arménien aux rues étroites et tortueuses, aux maisons de bois, peintes en brun ou en rouge, et grillées comme des cachots.

Anaktar-Chiraz s’arrête devant une de ces demeures d’aspect mystérieux et frappe avec le maillet de fer. Les coups résonnent sinistrement dans toutes les boiseries du vieux voisinage mort.

Peu après, la porte s’entre-bâille d’une façon méfiante, et, dans la fente d’ombre, m’apparaît la figure spectrale, qui me fait frémir : une figure de cinquante ans, triste, fanée, amaigrie, mais ressemblant au pauvre petit Achmet, d’une de ces ressemblances qui sont frappantes jusqu’à l’épouvante. Sa sœur, évidemment, mais si pareille à lui, avec les mêmes traits, la même expression, les mêmes yeux, que c’est comme si je l’avais revu lui-même, vieilli de trente années, et me jetant un regard de reproche par delà le temps et la mort.

Elle est étonnée, hésitante, prête à refermer sa porte à peine ouverte.

— Loti ! se hâte de lui dire la vieille Anaktar, prononçant ce nom tout bas, comme on annoncerait un fantôme : Regarde-le, c’est Loti !… Loti qui est revenu !

— Loti ?… Loti ?… répète l’autre avec un tremblement dans la voix. Ah ! Loti !… dit-elle ensuite, après un silence, d’un accent douloureux et amer qui me va plus au cœur que le plus poignant de tous les reproches…

Elles se parlent l’une à l’autre en turc, bas et très vite, disant des choses dont le sens m’échappe. Puis elles me prient de monter et je les suis par un petit escalier noir.

Au premier étage, dans une chambre meublée à l’orientale, mais d’un aspect sombre et pauvre, elles me font asseoir sur un divan misérable ; puis, cette sœur d’Achmet s’empresse à me préparer du café — ce qui est ici une obligation de l’hospitalité — et, tandis qu’elle va et vient autour de son petit fourneau, essuyant pour moi ses tasses grossières de pauvresse, je vois des larmes silencieuses, de grosses larmes qui descendent le long de ses joues.

Oh ! mon Dieu, qu’il fait triste, ici, au crépuscule, dans cette chambre nue où cette femme pleure, et comme mon cœur se serre, et comme les mots que je voudrais dire s’arrêtent et s’éteignent…

Elles voient bien, toutes les deux, que je suis venu pour dire ou pour demander quelque chose de grave. Mais quoi ? Je ne parle pas. Elles attendent. Et le silence se fait de plus en plus lourd, dans la nuit qui tombe…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En tremblant je me décide à dire :

— Tu te souviens bien de madame Aziyadé, la petite dame turque que ton frère aimait beaucoup, lui aussi ? Tu t’en souviens ?

Alors elle pose ses tasses et sa serviette, comme pour être plus libre, comprenant que le grave interrogatoire commence. Et elle fait « oui » de la tête, avec un geste des mains qui signifie : « Oh ! si je m’en souviens ! Comment aurais-je pu oublier tout cela ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Encore un silence, pendant lequel j’entends une suite de petits coups frappés régulièrement à mes tempes — le bruit pressé des artères qui battent. Et enfin, d’une voix brusque, qui s’étrangle un peu, je pose la question suprême :

— Elle est morte, n’est-ce pas ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lente à parler, elle me regarde, et ses yeux tristes, tout creusés, prennent un air de surprise presque injurieuse… Alors, en quelques secondes d’attente, peu à peu je comprends que c’est oui

J’ai même irrévocablement compris, quand elle se décide à dire, d’un ton d’interrogation amère : « Vraiment !… est-ce que tu ne le sais pas ? » Et je réponds à demi-voix ce mensonge : « Si, je sais, je sais… » Puis j’ajoute encore plus bas et comme un enfant qui balbutie ; « Ce n’est pas cela… que je te demandais… Je voulais… Je voulais te prier de me dire où on l’a mise… »

Et le silence se fait de nouveau, plus mort que tout à l’heure. J’ai dit ce mensonge, parce que j’avais honte, devant elle, de ne pas savoir, et d’avoir pu vivre des années ainsi. Mais je vois bien qu’elle ne m’a pas cru et que son regard continue de me fixer avec une curiosité mêlée de répulsion et de blâme… Il y a aussi mon attitude qu’elle ne s’explique pas : nos sangs-froids et nos tranquillités de souffrance sont incompréhensibles aux orientaux qui, eux, jettent des cris…

Ce silence devient de plus en plus glacial ; on dirait que, entre nous, des couches d’air se figent. Et, dans la maison grillée, dans la chambre pauvre et étrange, le crépuscule s’assombrit ; à travers l’épais quadrillage de bois qui masque les fenêtres, n’entre plus qu’une vague lumière incolore ; la nuit me semble tomber très vite, et par secousses, comme si au-dessus de nous, on jetait un à un, en se hâtant, des voiles de crêpe…

Ainsi, c’est dans ce gîte triste et à cette heure désolée qu’il me fallait venir, pour entendre l’arrêt final…

Je ne sais combien de secondes, ou combien de minutes, je reste là sans parler, assis entre ces deux femmes, dont l’une pleure.


La sœur d’Achmet, pour suivre la loi hospitalière, m’a remis une petite tasse de café, et je bois lentement, toujours avec cette apparente tranquillité. En dedans de moi-même, dans les régions profondes de la pensée et du souvenir, il y a un trouble et une sorte d’indécise fantasmagorie, comme en songe : j’ai l’impression d’assister à des éboulements dans des abîmes ; des choses, qui tenaient debout, tombent l’une après l’autre, s’effondrent, s’anéantissent ; de grands bruits imaginaires accompagnent ces chutes, puis s’éteignent, se taisent quand tout est tombé, et le silence se fait, quand rien ne reste plus, le silence au dedans aussi morne qu’au dehors…


Elle ne sait pas, la sœur d’Achmet, où on a mis le corps d’Aziyadé. À ma question renouvelée, elle répond cela, froidement. Mais, dit-elle, Kadidja la négresse, qui existe toujours, le sait sans aucun doute ; si j’y tiens, elle ira demain le lui demander, ou même la prier de m’y conduire.

— « Demain ! — Oh ! non, ce soir, tout de suite ! » — Après ce moment de calme funèbre, la vie me reprend, en même temps que l’inquiétude des heures.

D’abord, elle refuse : chez la négresse, dans le Vieux-Stamboul, avec moi, à la nuit qui tombe !… Non, dit-elle, ce n’est pas possible, elle n’osera pas.

J’avais tout à l’heure supplié l’autre, je supplie celle-ci maintenant. Et, à son tour, je la vois s’attendrir. Eh bien, oui, elle ira ; mais seule, elle préfère ; elle ira chez Kadidja, l’avertir et prendre rendez-vous ; puis, dès demain matin, elle retournera la chercher avec un caïque et me l’amènera où je voudrai…


Et voici enfin notre plan décidé pour cette journée de demain : à huit heures, nous nous retrouverons tous, de ce côté-ci de la Corne-d’Or, à Kassim-Pacha, sur la petite place d’Hadji-Ali ; j’y viendrai, moi, avec une voiture où je ferai monter l’Arménienne et la négresse, qui me guideront chacune vers un des tombeaux, tandis que la sœur d’Achmet, toujours effacée, rentrera dans son logis solitaire. C’est convenu, promis, juré, et maintenant nous allons descendre tous les trois.

Pendant que la sœur d’Achmet se prépare pour sortir, j’essaie de la questionner. Mais elle ne sait presque rien ; vivant toujours dans la retraite, elle n’a jamais eu de détails précis sur la mort d’Aziyadé : « Demain, Kadidja me dira tout cela, demain ! » Pour ce qui est de l’époque, elle ouvre un vieux cahier où des dates sont écrites en turc et s’approche des grillages d’une fenêtre, bien près, où il fait encore un peu clair : « Voyons, c’était à la fin du printemps qui a précédé la mort d’Achmet, l’an 1397 de l’hégire. Donc, il doit y avoir quelques mois de plus que sept années. » Elle sait qu’on a emporté le corps le soir, presque clandestinement ; mais que le vieil Abeddin, son maître — qui du reste est mort lui aussi l’an dernier — a cependant fait faire une tombe de marbre. Et c’est tout. « Demain, Kadidja me dira le reste, demain ! »

Elle est prête, maintenant ; elle a mis sur sa pauvre robe un vieux châle noir, et nous descendons ensemble, elle, verrouillant avec soin les portes après que nous sommes passés.

Par la petite rue, encore plus assombrie, nous nous dirigeons vers la mer, où nous devons nous séparer.

La sœur d’Achmet loue un caïque pour se rendre à Stamboul ; la vieille Arménienne monte dans le mien, qui m’attendait là, et s’assied à côté de moi ; je la déposerai à Kassim-Pacha, en passant, et continuerai ma route, seul, sur la Corne-d’Or, pour m’en retourner à Péra, à présent que ma lugubre journée est finie. À la réflexion, j’aime mieux que mon entrevue avec Kadidja ait été remise à demain et puisse être préparée d’avance, car j’ai peur d’affronter cette vieille femme, peur de sa rancune et de son mépris… Je rappelle même la sœur d’Achmet, qui déjà s’éloignait en glissant sur l’eau grise, et je retiens d’une main son caïque léger, pour lui faire mille recommandations : « Tu lui diras bien, à Kadidja, que ce sont des voyages militaires qui m’ont empêché de revenir, des expéditions, des guerres lointaines ; ce n’est pas ma faute, va ; si je ne l’avais pas aimée, madame Aziyadé, est-ce que je serais ici, ce soir, revenu de si loin, après dix ans, à cause d’elle ! Tu lui diras, n’est-ce pas ?… » Puis, je m’arrête, parce que je sens que ma voix change — et qu’il faut que je me raidisse — parce que je vais pleurer. — « Je le dirai, Loti, je le dirai », répond-elle, et il me semble voir une expression tout à fait douce maintenant sur son visage désolé, — puis nos barques se séparent, dans le crépuscule plus confus…

Finie, ma lugubre journée ! Finies, les agitations, les inquiétudes, les anxiétés, les prières. Fini, tout. Fini, le drame dont le dénouement était resté comme en suspens durant dix années…

Nous glissons rapidement sur l’eau ; l’Arménienne, silencieuse à mon côté, et droite dans sa robe noire. Une tranquillité de tombeau commence à se faire en moi ; il me semble à présent que ce pays, cette ville si longtemps rêvée, viennent de se dépouiller tout à coup de leur charme indicible, en même temps que de leur mystère immense ; que Stamboul est vide, et mon cœur vide aussi, et mon âme vide ; je sens comme un affaissement de toutes choses et un désir de quitter cette Turquie au plus tôt, pour n’y revenir jamais.

Nous continuons d’aller à grands coups d’aviron, comme des gens qui ont hâte d’arriver quelque part. Pourquoi si vite ? Je ne sais pas. Rien ne nous presse à présent, puisque tout est fini. Et où donc allons-nous ? Je ne sais même plus. J’ai peur que cette vieille femme, assise à mon côté, ne me parle, ne rompe ce silence dont j’ai besoin ; j’ai peur qu’elle ne m’interroge sur Aziyadé, sur tout ce qui vient de lui être révélé d’inattendu pour elle et d’étonnant ; je détourne la tête pour ne pas rencontrer ses yeux, et je regarde, sans voir, le merveilleux décor crépusculaire : Stamboul qui se reflète renversé dans l’eau calme, les milliers de caïques qui s’entrecroisent, promenant sans bruit la féerie atténuée des costumes et des couleurs. Tout cela, qui avait disparu pour moi pendant des années, et qui est revenu là comme dans un rêve enchanté, ne me dit plus rien ; non plus que le temps délicieux qu’il fait, le temps encore radouci, tiède, amollissant comme en été…


À l’échelle de Kassim-Pacha, nous nous arrêtons enfin pour déposer la vieille femme en robe noire, dont la présence, même muette, m’était devenue une telle gêne : « Adieu, dit Anaktar-Chiraz en s’en allant, que Dieu t’accompagne, et, demain matin, sois au rendez-vous pour les tombes ».

Je repars seul, comme soulagé d’un poids funèbre, mais la suivant des yeux cependant, la regrettant presque, parce qu’elle était un trait d’union avec le cher passé.

Mon batelier, d’un air câlin d’enfant fatigué, me montre ses bras nus, qui commencent, dit-il, à lui faire mal : « Faut-il toujours aller aussi vite ? » — Ah ! non, à quoi bon maintenant ; j’oubliais de le lui dire… Je n’ai plus de but, et personne ne m’attend nulle part, dans cette grande ville où je ne suis plus connu que des morts. Peu importe où nous irons maintenant. Plus rien à faire qu’à errer, libre et seul, en recherchant çà et là des traces, des souvenirs d’autrefois. Alors je lui réponds : « Va très doucement au contraire, va où tu voudras ; laisse dormir le caïque au fil de l’eau, rentre tes rames et repose-toi ; croise tes bras si tu veux et chante… »

Et bientôt nous sommes presque immobiles, entraînés seulement par une insensible dérive ; le rameur a croisé ses bras et il chante. Il fait un temps rare, et si doux, si étonnamment doux ; j’écoute sa chanson, qui est haute et plaintive, et je regarde autour de moi, avec déjà plus d’intérêt, plus de vie que tout à l’heure. Vraiment, depuis qu’elle est partie, la pauvre vieille femme en robe noire qui se tenait à mon côté comme un remords, je sens je ne sais quel allègement trop rapide, qui m’étonne et me confond… Je regarde maintenant de plus en plus, presque avec mon habituelle avidité de voir… Tout a changé d’aspect à la nuit tombée ; des fanaux se sont allumés à terre, sur les navires, sur les caïques silencieux qui glissent en tous sens ; Stamboul n’est plus qu’une découpure sombre de coupoles et de minarets, profilée sur le ciel encore clair. Au milieu de la Corne-d’Or, nous suivons toujours le fil de l’eau, et, des deux rives à la fois, nous vient, un peu assourdie, la clameur orientale, l’ensemble confus de ces bruits de Constantinople que je reconnaîtrais entre tous les bruits de la terre. Comme c’est bien la même chose qu’autrefois, comme tout est demeuré pareil ; je me représente, sans les avoir revus, tous ces quartiers des deux bords, où j’ai erré des nuits et des nuits ; je sais tout ce qui s’y passe, tout ce qui s’y marchande, tout ce qui s’y cache, tout ce qui s’y chante ! Tellement que je n’ai jamais eu, aussi complète qu’en ce moment, l’illusion de m’être replongé dans l’antérieur évanoui des durées, — et rien de ce que je pourrais dire, dans des pages entières ou des volumes, ne rendrait la mélancolie sans nom de cette impression-là…

Par contre, comme tout est différent, en moi et pour moi, depuis cette époque si jeune !… Alors, j’étais pauvre, très ignoré ; ma vie turque, irrégulière et dangereuse, était tout le temps menacée, je n’avais d’appui nulle part ; une plainte de l’ambassade, un ordre d’un chef pouvaient à chaque instant m’anéantir. Alors, j’étais en peine souvent pour quelques pièces blanches, quand il s’agissait d’acheter un costume turc, une arme, ou seulement d’envoyer le juif Salomon aux petites boutiques du voisinage chercher notre souper. Alors, il me fallait compter avec ces foules, que j’entends ce soir bruire sur les rives, avec ces gens du peuple auxquels ma fantaisie m’avait mêlé ; j’avais parmi eux des prêteurs, des créanciers, des amis qui m’étaient utiles, des ennemis dont les délations m’épouvantaient. À présent, j’achèterais dix fois tous ces petits ennemis-là, et leur silence aussi, rien qu’avec ces pièces d’or de ma ceinture. À présent, mon horizon s’est élargi, élargi démesurément, et je suis presque un souverain auprès de l’enfant isolé que j’étais jadis. Eh bien, tout cela qui, il y a dix ans, m’eut fait ici la vie enchantée, avec elle, m’est venu trop tard sans doute car je m’en soucie à peine ; quelque chose s’est éteint en moi, quelque chose de moi-même est couché dans la terre turque, avec Aziyadé.

Le grand décor continue de changer, les mystérieux dômes deviennent indécis et presque diaphanes dans la nuit, les feux sont innombrables, et, en haut, brillent les étoiles. Le temps, de plus en plus doux, sans un souffle de brise, est comme un soir d’été. Je regarde, éveillé tout à fait de ma torpeur de mort, je regarde avidement, avec des yeux dilatés pour tout saisir. Et je me sens plein de contradictions qui m’effraient : par instants, fidèle tout à fait à la chère petite mémoire, triste jusqu’au fond de l’âme et comme pour toujours, éprouvant ce sentiment (que déjà je sais fugitif, hélas, pour l’avoir d’autres fois connu), ce sentiment de la décoloration et de la fin de tout sur terre ; puis, le moment d’après, un retour de vie avec une sorte de triomphe égoïste à me retrouver encore vivant, encore jeune, encore altéré d’amour ; et je me laisse troubler malgré moi par tout ce pays d’Orient, par cette tiédeur du soir, par ces souvenirs d’ivresses passées, par toutes les choses auxquelles je ne devrais jamais plus prendre garde.

Dix ans, pour nos âmes humaines qui durent si peu, c’est vraiment une période infiniment longue !… Dix ans de séparation et de silence, cela creuse comme des trous dans le souvenir ; cela amène une désuétude, des instants d’oubli étranges, presque un commencement de nuit, même entre ceux qui se sont le plus aimés… Et le constater est, en soi, une chose décevante amèrement.


À la nuit close, nous abordons au pied du grand pont de Stamboul, et je remonte à Péra, à l’hôtel.

Dîner quelconque, à table d’hôte, en compagnie de touristes, connus hier dans l’Orient-Express ou sur le paquebot de Varna. Et, pour un temps, je redeviens comme tout le monde, causant, la mémoire endormie, me rappelant à peine que c’est demain, demain matin, l’entrevue redoutée avec Kadidja et la visite au tombeau.

Mais, aussitôt après ce dîner, je demande un cheval pour aller à Stamboul (cela semble toujours une chose absurde aux gens des hôtels européens, qu’on aille à Stamboul la nuit et surtout qu’on y aille seul). J’y vais, moi, pour revoir, même dans l’obscurité, la maison du vieil Abeddin, cette maison où elle a dû mourir et d’où, « un soir, presque clandestinement, on l’a emportée »…

D’abord je traverse au grand trot les rues de Galata, pleines de lumières, de cris et de musique ; ensuite, à l’entrée du pont qui réunit les deux villes, au point où commence l’ombre et le solennel silence, je m’arrête, suivant la coutume, pour faire allumer la lanterne qu’un coureur portera devant moi pendant ma promenade sur l’autre rive, et bientôt, le pont franchi, me voici engagé dans l’immense Stamboul, noir, fermé et mort. Pendant le jour, retenu ailleurs, je n’avais fait que l’apercevoir de loin et, après ces dix années, j’y arrive en pleine nuit, absolument comme le soir où j’y étais venu pour la première fois de ma vie, pendant une fête de Baïram.

Nuit obscure, les étoiles ternies. Mes yeux s’y habituent ; je finis par y voir, et, sans peine, comme si j’en étais parti d’hier, je me dirige au trot dans ce dédale, entre les grands murs sans fenêtres, reconnaissant au passage les vieux palais grillés, les kiosques funéraires où des veilleuses brûlent, les dômes des pâles mosquées silencieuses qui s’étagent dans le ciel. Et la lueur de ma lanterne, qui court, qui danse en avant de moi, me montre, à terre, tout le long du chemin, des masses brunes qui sont des chiens endormis.

Je vais très vite, car il est tard et la maison du vieil Abeddin est loin.


À un tournant de rue, s’ouvre enfin devant moi la grande place déserte de Mehmed-Fatih, bordée d’une série de petits dômes morts qui sont d’une blancheur de linceul. Je touche au but, me voilà presque arrivé. Je traverse en biais cette place, entendant maintenant les sabots de mon cheval sonner plus fort sur le dallage et éveiller partout des échos lugubres. Puis, de nouveau je m’enfonce dans l’obscurité d’une rue étroite, — et c’est là, tout près, que la maison va m’apparaître, la vieille maison de bois, haute et triste, teinte en rouge sombre, avec ses fenêtres aux grillages saillants sur lesquels étaient peints des papillons jaunes et des tulipes bleues. Jamais un passant dans ce quartier, jamais une porte ouverte, jamais un bruit de vie, jamais une lumière. J’ai beaucoup ralenti mon allure et je fais éclairer, par le fanal de mon coureur, les vieux murs, le dessous des vieux balcons aux impénétrables grilles, pour ne pas me tromper quand nous passerons. Mais tout à coup, plus rien devant moi, un vide indéfini, semé de pierres éboulées, de poutres noircies, et mon cheval bute sur des décombres… C’est le feu qui a fait son œuvre ; un de ces grands incendies, qui brûlent ici des quartiers en quelques heures, a tout anéanti. « L’hiver dernier, cela s’est passé », me dit mon coureur, en agitant de droite et de gauche sa lanterne pour mieux me montrer cette désolation. On ne reconnaît même plus trace de rue ; sur un espace de trois ou quatre cents mètres, il n’y a plus que des débris. Allons, c’est fini, la maison où Aziyadé a fermé ses yeux s’est effondrée dans la flamme… Il faut rebrousser chemin devant ces ruines…

Et je m’en vais, remettant mon cheval au pas, prenant je ne sais quelle route au hasard, dans la nuit noire.

Ce monceau de ruines… non, je n’avais pas prévu cela ; cette destruction dépasse un peu la mesure de ce que j’attendais. Je ne croyais pourtant pas tenir beaucoup à ce quartier sombre ; mais je m’étais figuré, sans doute parce qu’il avait déjà des siècles, qu’il durerait encore, au moins aussi longtemps que moi, et voici que maintenant j’ai un surcroît de détresse à me dire que jamais, jamais plus, je ne pourrai venir errer dans cette rue qui était la sienne, sous les hauts balcons grillés de cette maison où elle avait passé la moitié de sa vie.

En m’en allant, je ne regarde plus rien, et je souffre, tout au fond de moi-même, d’une sorte de désespérance morne et absolue, sans compensation, sans charme, simplement douloureuse. Le souvenir d’elle, le regret qui vient d’elle, et le remords lourd, sont sur moi comme un oppressant manteau de deuil ; en ce moment rien ne m’en distrait plus. Et puis, il y a cette désolante question qui se pose, avec une netteté glaciale : à quoi bon ce que je vais faire demain ? quel leurre d’enfant que cette visite à sa tombe ; est-ce que quelque chose d’elle saura seulement que je suis revenu, aura un peu conscience du baiser que je donnerai à la terre, au-dessus du débris qui fut son corps ? Oh ! l’amer et irrémédiable chagrin, de ne plus pouvoir jamais, jamais échanger avec elle une seule pensée ! Pauvre petite Aziyadé, tant de choses que je n’ai jamais su lui dire, et qui me brûlent maintenant, et que je lui dirais là, si on pouvait me la rendre seulement pour quelques minutes, pour un entretien suprême : lui dire que je l’ai aimée bien plus tendrement encore qu’elle ne le croyait et que je ne le croyais moi-même ; lui dire que jamais ne s’éteindra le regret de l’avoir perdue ; lui demander pardon de vivre, et d’être encore jeune, et d’aimer encore ; lui dire tout cela, et puis la laisser se rendormir dans la terre, après l’adieu plein d’amour ! Mais non, il faudra en rester pour l’éternité sur un malentendu affreusement cruel ; bientôt viendra mon heure de mourir aussi, rendant plus irréparable ce malentendu-là, et plus définitif encore ce silence entre nous, parce que toutes ces choses, qui n’avaient pu lui être dites, mais qui vivaient au fond de moi-même, seront mortes avec moi. Et le temps continuera de fuir, et nos deux noms s’oublieront — séparément…


M’en allant, toujours au hasard, dans le dédale des rues et dans l’épaisse nuit, je finis par revenir tout au centre de cette ville immuable, dans certain quartier très saint avoisinant la mosquée de Sultan-Sélim : des tombes, des cyprès, des kiosques funéraires où veillent des petites lampes qui éclairent des catafalques. Et voici une rue, unique en son genre et exquise, très droite et cependant d’un aspect arabe, toute blanche de chaux et bordée régulièrement par des séries de porches en ogive ; ses maisons centenaires ne sont que des rez-de-chaussée très bas, laissant voir, de droite et de gauche, des étendues de ciel ; on est là sur la hauteur centrale de Stamboul, dominant tout alentour. Seuls, les dômes superposés de la mosquée voisine montent dans l’obscurité bleuâtre de l’air, pâles comme des neiges, indécis comme ces cercles qui se font autour de la lune. La rue s’en va, longue file d’arcades tristes, se perdre dans de l’ombre confuse ; mais, un peu loin là-bas, une porte encore ouverte laisse traîner une lueur sur les pavés blancs… Oh ! c’est précisément le vieux petit café où j’avais coutume de m’arrêter avec Achmet, aux heures un peu avancées du soir, quand nous traversions à pied le grand Stamboul. Comment se peut-il qu’il soit resté ouvert aussi tard ? On dirait que c’est pour moi, qu’il m’attend et qu’il m’appelle. Je vais descendre de cheval un instant pour m’y asseoir, dehors, sous les arcades, à la fraîcheur nocturne.

Tout ici est demeuré intact ; les vieilles peintures, les vieilles images de la Mecque accrochées aux murailles, je les reconnais. En face, au milieu de la rue, il y a toujours l’antique fontaine de marbre, couverte au sommet de quelque chose qui ressemble à une chevelure noire, et que je sais être une touffe de fougères. Et sans doute, cet escabeau, que le cafetier vient de m’apporter, a dû me servir déjà plus d’une fois.

Jadis, je me rappelle bien, quand on était assis là, on voyait de loin en loin passer quelques pieux derviches qui se rendaient à la mosquée. — Et ce soir, juste au moment où j’y songe, un groupe de ces derviches apparaît. Ils cheminent lentement et ils se retournent pour regarder ce personnage, attardé à cette heure insolite, devant ce café qui est seul ouvert le long de l’avenue déserte aux lointains perdus dans le noir.

Jadis, je me rappelle aussi, il y avait un musicien, un vieillard, qui, toute la soirée, dans le fond de la petite salle étrange, jouait sur un violon des airs d’Orient tristes à déchirer l’âme. — Et ce soir, tout à coup, derrière moi, cette même musique commence à gémir. Oh ! alors, c’est une évocation telle, que je sens, cette fois, passer plus profondément que jamais, passer dans les moelles vives, le frisson de réveil et d’angoisse… Ainsi, je suis encore là, moi, assis tranquille à cette place coutumière ; autour de moi, dans Stamboul, les choses sont demeurées les mêmes, et notre petit logis adoré d’Eyoub n’existe plus, et sa maison à elle est tombée en cendres, et Achmet est mort, et depuis sept ans elle est couchée dans la terre, et tout est fauché, balayé, fini pour l’éternité… Cette phrase de la sœur d’Achmet me revient tout à coup plus terrible, comme si ce violon me la chantait derrière moi, sur les notes inconnues des inouïes tristesses : « C’était à la fin du printemps… On l’a emportée le soir… »

On l’a emportée le soir… Je vois maintenant ce crépuscule de mai ou de juin, bien calme, bien limpide, comme par insouciante ironie, éclairant en rose la maison sombre ; et puis la porte s’ouvrant sans bruit pour laisser passer des porteurs chargés d’une chose lourde… Oh ! ce corps qui s’en allait ainsi, et qui était le sien !… Non, jamais jusqu’ici je n’avais éprouvé pour elle rien de comparable à ma souffrance d’à présent…

D’ailleurs il semble que, depuis le commencement de mon pèlerinage à Constantinople, malgré les difficultés semées comme à plaisir sur ma route, malgré les changements, les destructions, les morts — et malgré ces intermittences d’oubli qui me confondent — il semble que je me rapproche toujours de plus en plus du cher petit fantôme poursuivi, et que nos âmes soient près de se rejoindre…

J’ai tourné la tête du côté de la rue et de l’ombre, parce que mes yeux, subitement, se voilent et ne distinguent plus rien. Et deux larmes affreusement amères, larmes d’abandonné, comme ont dû être les siennes, descendent le long de mes joues.

Le petit garçon qui m’apporte mon café et mon narguilé s’aperçoit que j’ai pleuré, me regarde avec étonnement, puis se dit sans doute que les affaires de cet étranger lui sont indifférentes, et se retire sans parler. Le vieux musicien de mort est seul, à peine éclairé, jouant comme en rêve. Je reste, prolongeant le plus possible ce moment de souffrance, parce que jamais, depuis dix ans, je ne me suis senti si près d’elle qu’ici, dans la solitude de cette rue pleine d’ombre, tandis que gémit derrière moi, au milieu du silence et de la nuit d’alentour, la petite musique grêle de ce violon…


Une heure après, repassé sur l’autre rive, remonté à Péra, je congédie, à la porte de l’hôtel, mon coureur et mon cheval. Et, changeant d’idée, au lieu de rentrer, je repars seul à pied, pour errer au hasard, peut-être jusqu’au matin : j’aime mieux ne pas perdre, à dormir, le temps trop court que je passe ici.

D’abord j’éprouve une sorte de griserie inattendue, trop complète, à être seul, libre, sans but, dans les rues obscures. La nuit continue d’être douce comme une nuit de juin, et l’air est chargé de toutes les senteurs de Constantinople, où domine, en ces quartiers, le parfum balsamique des bois de cyprès.

Pendant trois mois d’été, avant d’aller demeurer à Hadjikeuï et à Eyoub, j’avais habité ici, sur la hauteur de Péra, regardant de ma fenêtre le merveilleux panorama lointain de Stamboul : c’était le temps où j’attendais l’arrivée d’Aziyadé, sans tout à fait croire qu’elle viendrait, et, en l’attendant, je m’étourdissais avec d’autres. C’était aussi l’époque transitoire de ma vie, où, tout à coup, n’ayant plus de foi ni d’espérance, je me jetais à cœur perdu dans l’amour. Et l’enchantement nouveau de cet Orient, et cette splendeur de l’été, et l’appel de tant d’yeux noirs, tout cela avait fait de ces trois mois d’attente quelque chose d’étrangement voluptueux, avec des dessous d’une tristesse de gouffre. Oh ! ces nuits d’alors, passées à errer par les rues, comme je fais ce soir, mais toujours à la poursuite de quelque aventure nouvelle, ces nuits, comme j’en retrouve les souvenirs à chaque pas, à chaque chose reconnue dans l’obscurité ! Et ces senteurs, aussi, qui n’ont pas changé ! Et tous ces bruits qui si vite me redeviennent familiers : aboiements lointains des chiens errants, signaux des veilleurs qui frappent les pavés sonores du bout de leurs bâtons ferrés, et clameur confuse venue d’en bas, des lieux de débauche de Galata.

Je descends maintenant les escaliers d’une rue qui n’est bordée de maisons que d’un seul côté, et qui, de l’autre, domine une trouée profonde : le Champ-des-Morts, avec, au delà, une ligne pâle qui est la mer et une découpure fantastique qui est Stamboul.

Il me semble connaître, d’une façon très particulière, ces pavés, ces marches !

En effet, comment n’avais-je pas vu plus tôt que cette rue est précisément celle que j’habitais, et que voici ma maison de Péra, et là-haut les fenêtres de ma chambre ? Que de fois je suis rentré dans ce logis à des heures indues, quand déjà les fraîches lueurs roses du matin commençaient à se lever du côté de la rive d’Asie ! Peu à peu, des souvenirs plus précis d’ivresses passées me reviennent malgré moi et me troublent davantage…

Puis, j’arrive au Petit-Champ-des-Morts, entouré de murs : un bois de cyprès qui sent bon et où dorment des sépultures musulmanes si anciennes qu’elles n’inspirent plus d’horreur. Jadis il m’arrivait souvent d’y pénétrer, au milieu des nuits, et de m’y asseoir, sur la mousse sèche semée des petits piquants parfumés qui tombaient des arbres : c’était un asile sûr, où les rendez-vous n’avaient pas de témoins. L’entrée était là-bas, par ce portail à grilles de fer que je commence à apercevoir. Toujours fermé, ce portail ; mais, quand on était comme moi coutumier du lieu, en passant la main à certain point où la pierre du mur était rongée, on atteignait le verrou et on pouvait ouvrir… Et ma main, comme d’elle-même, s’enfonce dans ce trou du mur, rencontre le verrou et le pousse : alors le portail s’ouvre encore, en grinçant légèrement sur ses gonds rouillés, avec un bruit connu qui achève de mettre ma tête en déroute…

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Mon Dieu, est-ce que je ne sais plus ce que je suis venu faire à Constantinople ? est-ce que j’ai oublié ?… Si près de ma visite à sa tombe, j’ai pu passer par un tel moment de trouble et d’inquiétante insouciance ! Oh ! la phrase funèbre : « On l’a emportée le soir… » comment ai-je pu la perdre de vue, même pour un instant ? comment suis-je assez le jouet de mes sensations pour m’occuper d’autre chose ?… En rentrant, je baisse la tête ; il me semble que j’ai insulté à la chère petite mémoire tout le temps de cette étrange promenade de nuit, que j’ai éloigné de moi le fantôme aimé qui peu à peu se rapprochait.

Et quand je suis enfin seul, dans le noir de cette chambre d’hôtel, le sommeil ne me vient pas, mais les larmes, les larmes qui lavent et que je bénis.