Calmann-Lévy (p. 40-49).

II

Bucarest, octobre 188…

Environ quinze jours après, à l’autre bout de l’Europe, dans un grand palais de souverain où je suis arrivé la nuit et où je suis seul.

Ayant traversé très vite l’Allemagne et l’Autriche, j’ai fait halte d’une semaine chez l’exquise reine de ce pays-ci, dans son château d’été, au milieu des Karpathes.

Je l’ai quittée hier, et ici, à Bucarest, où je devais passer la nuit, l’hospitalité m’était préparée au palais royal, inhabité en ce moment.

Rien de désolé et de tristement solennel comme un palais vide. Sitôt que je suis seul dans mon appartement, une sorte de silence spécial m’enveloppe. De très loin, ce bruit de voitures, qui est encore plus incessant à Bucarest qu’à Paris, me vient comme un roulement assourdi d’orage ; je suis séparé de la rue vivante par de grandes places sans passants, où veillent des factionnaires, et, dans le palais même, rien ne bouge.

Au château de la reine, je m’étais laissé malgré moi distraire et charmer par mille choses. Mais ici, c’est ma dernière étape avant Stamboul, qui n’est plus qu’à vingt-quatre heures de moi, et, jusqu’au matin, j’entends sonner contre les pavés, de plus en plus distinctement, comme en crescendo, le pas régulier des sentinelles qui gardent les portes.


Mardi 5 octobre.

À quatre heures du matin, avant jour, je quitte le palais royal. Il fait très froid dans les rues de Bucarest. Un landau me mène bride abattue à la gare, au milieu d’un flot de voitures, qui roulent dans l’obscurité. Le ciel a des teintes glacées d’hiver. Le long de ces rues droites et nouvelles, qui ressemblent à celles d’une capitale quelconque d’Europe, je ne sais plus trop où je suis, ni où ces chevaux m’emportent si vite ; en tout cas, je ne me figure plus très nettement que je suis en route pour Stamboul et que j’y arriverai demain.

À cinq heures du matin, en chemin de fer, dans les lourds wagons à couchettes de l’Express-Orient.

Puis, vers huit heures, ce train s’arrête au bord du Danube, qu’il faut franchir en bateau. Très froid toujours, avec une brume légère aux horizons d’une plaine plate, infinie. Mais ici, il y a déjà des costumes d’Orient, nos bateliers sont coiffés du fez et, sur le fleuve, des barques, immobiles le long des berges, portent le pavillon turc, rouge à croissant blanc. Alors le sentiment me revient, plus poignant tout à coup, du but vers lequel je m’achemine, dans cette matinée fraîche d’octobre, à travers ces eaux et ces prairies.


Sur l’autre rive, nous montons dans un mauvais petit chemin de fer qui doit, dans sa journée, nous faire franchir la Bulgarie.

Elle est bien sombre et sauvage, par ce jour d’automne, cette Bulgarie en révolution, en guerre.

Un long arrêt, vers midi, à je ne sais quel village, au milieu d’une plaine déserte. Il y a là un campement de cavalerie. Les cavaliers sont en tenue de campagne, l’air déterminé et superbe, prêts à se battre demain. Leur musique s’aligne en rond pour nous jouer un air étrange, d’une rare tristesse orientale, quelque chose comme une marche guerrière, lente et obstinée, vers un but qui serait la mort… Et, en écoutant, je me sens près de pleurer… De plus en plus, cette approche de Stamboul donne pour moi une importance exagérée aux choses quelconques de la route, change leur aspect, me les fait voir comme à travers du crêpe.

À mesure que nous avançons vers la mer Noire, l’air se fait moins froid. Les stations — de pauvres villages, de loin en loin, perdus au milieu de régions désolées — commencent à avoir des noms tartares que je puis comprendre, traduire, et qui alors me charment comme si je rentrais dans une patrie : Le petit marché, Le petit diable, etc… Des costumes turcs, turbans, vestes de bure soutachées de noir, commencent à se montrer aux barrières, — et je prête l’oreille attentivement, pour écouter ces gens-là parler la langue aimée, dans cet âpre pays triste.

Enfin Varna paraît, et je salue les premiers minarets, les premières mosquées.

Il fait calme sur la mer Noire, quand nous montons dans la barque qui nous emmène au paquebot de Constantinople. L’air est devenu tiède, léger, et Varna, qui s’éloigne derrière nous, a ses minarets baignés dans la lumière d’or du couchant.


Une bruyante table d’hôte, sur ce paquebot encombré de touristes, — et alors, comme conséquence pour moi, l’oubli momentané, dans le brouhaha des voix, dans la banalité des choses qui se disent.

Mais après, quand je me promène seul, à travers la nuit grise, sur le pont de ce paquebot qui file vers le sud, qui file très vite, sans secousse, sans bruit, comme en glissant, — je me rappelle que je suis tout près du but et que j’y arriverai demain. Sur ce navire, je m’étonne, par habitude de métier, de n’avoir pas de quart à faire, d’être au milieu de matelots qui ne m’obéiraient point et à qui je suis inconnu ; rien ne me regarde, ni la manœuvre ni la route, — et cela me semble un peu invraisemblable ; cela suffit, dans cette nuit vague, à jeter je ne sais quelle incertitude de rêve sur la réalité de ma présence à bord. Personne ne sait ici mon nom, encore moins ce que je vais faire là-bas et combien cette approche me trouble. Ce retour à Stamboul prend, à cette heure, je ne sais quel air clandestin, et funèbre aussi, dans le silence de plus en plus absolu du navire, qui s’endort tout en fuyant.

Instinctivement, mes yeux regardent et suivent deux ou trois petits feux très lointains, à peine perceptibles, qui semblent piqués au hasard sur l’immensité neutre, — dans le ciel ou dans la mer, on ne sait trop, — et qui sont des phares de la côte turque. La mer devient de plus en plus inerte, et notre allure, toujours plus glissante, dans la nuit confuse où l’horizon n’a pas de contours.

En songe, mes retours imaginaires se passaient ainsi ; très vite, je glissais dans l’obscurité vers Stamboul, et, ce soir, je finis par avoir presque l’impression de n’être plus qu’un fantôme de moi-même, en route nocturne vers le pays que j’ai aimé…