Famille sans nom/I/Chapitre II

Hetzel (p. 22-40).

II

douze années avant


Simon Morgaz ! Nom abhorré jusque dans les plus humbles hameaux des provinces canadiennes ! Nom voué depuis de longues années à l’exécration publique ! Un Simon Morgaz, c’est le traître qui a livré ses frères et vendu son pays.

Et on le comprendra, surtout dans cette France, qui n’ignore plus « maintenant » combien sont implacables les haines que mérite le crime de lèse-patrie.

En 1825 — douze ans avant l’insurrection de 1837 — quelques Franco-Canadiens avaient jeté les bases d’une conspiration, dont le but était de soustraire le Canada à la domination anglaise, qui lui pesait si lourdement. Hommes audacieux, actifs, énergiques, de grande situation, issus pour la plupart des premiers émigrants qui avaient fondé la Nouvelle-France, ils ne pouvaient se faire à cette pensée que l’abandon de leur colonie au profit de l’Angleterre fût définitif. En admettant même que le pays ne dût pas revenir aux petits-fils des Cartier et des Champlain, qui l’avaient découvert au XVIe siècle, n’avait-il pas le droit d’être indépendant ? Sans doute, et c’était pour lui conquérir son indépendance que ces patriotes allaient jouer leur tête.

Parmi eux se trouvait M. de Vaudreuil, descendant des anciens gouverneurs du Canada sous Louis XIV — une de ces familles dont les noms français sont devenus pour la plupart les noms géographiques de la cartographie canadienne.

À cette époque, M. de Vaudreuil avait trente-cinq ans, étant né en 1790, dans le comté de Vaudreuil, situé entre le Saint-Laurent au sud, et la rivière Outaouais au nord, sur les confins de la province de l’Ontario.

Les amis de M. de Vaudreuil étaient, comme lui, d’origine française, bien que des alliances successives avec les familles anglo-américaines eussent altéré leurs noms patronymiques.

Tels le professeur Robert Farran, de Montréal, François Clerc, un riche propriétaire de Châteauguay, et quelques autres, auxquels leur naissance ou leur fortune assuraient une réelle influence sur la population des bourgades et des campagnes.

Le véritable chef du complot était Walter Hodge, de nationalité


américaine. Bien qu’il eût soixante ans alors, l’âge n’avait point attiédi la chaleur de son sang. Pendant la guerre de l’Indépendance, il avait fait partie de ces hardis volontaires, de ces « skinners », dont Washington dut tolérer les violences par trop sauvages, car leurs compagnies franches harcelèrent vivement l’armée royale. On le sait, dès la fin du dix-huitième siècle, les États-Unis avaient excité le Canada à venir prendre place dans la fédération américaine. C’est ce


qui explique comment un Américain tel que Walter Hodge était entré dans cette conjuration, et en fut même devenu le chef. N’était-il pas de ceux qui avaient adopté pour devise ces trois mots, qui résument toute la doctrine de Munroe : « L’Amérique aux Américains ! »

Aussi, Walter Hodge et ses compagnons n’avaient-ils cessé de protester contre les exactions de l’administration anglaise, qui devenaient de plus en plus intolérables. En 1822, leurs noms figuraient dans la protestation contre l’union du haut et du bas Canada avec ceux des deux frères Sanguinet, qui, dix-huit ans plus tard, entre tant d’autres victimes, devaient payer de leur vie cet attachement au parti national. Ils combattirent également par la plume et par la parole, lorsqu’il fut question de réclamer contre l’inique partage des terres, uniquement concédées aux bureaucrates, afin de renforcer l’élément anglais. Personnellement encore, ils luttèrent contre les gouverneurs Sherbrooke, Richmond, Monk et Maitland, prirent part à l’administration de la colonie, et s’associèrent à tous les actes des députés de l’opposition.

Toutefois, en 1825, la conspiration, ayant un objectif déterminé, s’était organisée en dehors des libéraux de la Chambre canadienne. Si Papineau et ses collègues, Cuvillier, Bédard, Viger, Quesnel et autres, ne la connurent même pas, Walter Hodge pouvait compter sur eux pour en assurer les conséquences, si elle réussissait. Et, tout d’abord, il s’agissait de s’emparer de la personne de lord Dalhousie, qui, en 1820, avait été nommé aux fonctions de gouverneur général des colonies anglaises de l’Amérique du Nord.

À son arrivée, lord Dalhousie semblait s’être décidé pour une politique de concession. Sans doute, grâce à lui, l’évêque romain de Québec fut reconnu officiellement, et Montréal, Rose, Régiopolis, devinrent les sièges de trois nouveaux évêchés. Mais, en fait, le cabinet britannique refusait au Canada le droit de se gouverner par lui-même. Les membres du conseil législatif, nommés à vie par la Couronne, étaient tous Anglais de naissance et annihilaient complètement la Chambre d’assemblée élue par le peuple. Sur une population de six cent mille habitants, qui comptait alors cinq cent vingt-cinq mille Franco-Canadiens, les emplois appartenaient pour les trois quarts à des fonctionnaires d’origine saxonne. Enfin, il était de nouveau question de proscrire l’usage légal de la langue française dans toute la colonie.

Pour enrayer ces dispositions, il ne fallait rien moins qu’un acte de violence. S’emparer de lord Dalhousie et des principaux membres du conseil législatif, puis, ce coup d’État accompli, provoquer un mouvement populaire dans les comtés du Saint-Laurent, installer un gouvernement provisoire en attendant que l’élection eût constitué le gouvernement national, enfin jeter les milices canadiennes contre l’armée régulière, tel avait été l’objectif de Walter Hodge, de Robert Farran, de François Clerc, de Vaudreuil.

La conspiration aurait réussi peut-être, si la trahison de l’un de leurs complices ne l’eût fait avorter.

À Walter Hodge et à ses partisans franco-canadiens s’était joint un certain Simon Morgaz, dont il convient de faire connaître la situation et l’origine. En 1825, Simon Morgaz était âgé de quarante-six ans. Avocat dans un pays où l’on compte encore plus d’avocats que de clients, comme aussi plus de médecins que de malades, il vivait assez péniblement à Chambly, petite bourgade, sur la rive gauche du Richelieu, à une dizaine de lieues de Montréal, de l’autre côté du Saint-Laurent.

Simon Morgaz était un homme résolu, dont l’énergie avait été remarquée, lorsque les réformistes protestèrent contre les agissements du cabinet britannique. Ses manières franches, sa physionomie prévenante, le rendaient sympathique à tous. Nul n’eût jamais pu soupçonner que la personnalité d’un traître se dégagerait un jour de ces dehors séduisants.

Simon Morgaz était marié. Sa femme, de huit années moins âgée que lui, avait alors trente-huit ans. Bridget Morgaz, d’origine américaine, était la fille du major Allen, dont on avait pu apprécier le courage pendant la guerre de l’Indépendance, alors qu’il comptait parmi les aides de camp de Washington. Véritable type de la loyauté dans ce qu’elle a de plus absolu, il eût sacrifié sa vie à la parole donnée avec la tranquillité d’un Régulus.

Ce fut à Albany, État de New-York, que Simon Morgaz et Bridget se rencontrèrent et se connurent. Le jeune avocat était franco-canadien de naissance, circonstance dont le major Allen devait tenir compte, — il n’eût jamais donné sa fille au descendant d’une famille anglaise. Bien que Simon Morgaz ne possédât aucune fortune personnelle, avec ce qui revenait à Bridget de l’héritage de sa mère, c’était, sinon la richesse, du moins une certaine aisance assurée au jeune ménage. Le mariage fut conclu à Albany en 1806.

L’existence des nouveaux mariés aurait pu être heureuse ; elle ne le fut pas. Non point que Simon Morgaz manquât d’égards envers sa femme, car il éprouva toujours pour elle une affection sincère ; mais une passion le dévorait — la passion du jeu. Le patrimoine de Bridget s’y dissipa en peu d’années, et, bien que Simon Morgaz eût la réputation d’un avocat de talent, son travail ne suffit plus à réparer les brèches faites à sa fortune. Et, si ce ne fut pas la misère, ce fut la gêne, dont sa femme supporta dignement les conséquences. Bridget ne fit aucun reproche à son mari. Ses conseils ayant été inefficaces, elle accepta cette épreuve avec résignation, avec courage aussi, et, cependant, l’avenir était gros d’inquiétudes.

En effet, ce n’était plus pour elle seule que Bridget devait le redouter. Pendant les premières années de son mariage, elle avait eu deux enfants, auxquels on donna le même nom de baptême, légèrement modifié, ce qui rappelait à la fois leur origine française et américaine. L’aîné, Joann, était né en 1807, le cadet, Jean, en 1808. Bridget se consacra tout entière à l’éducation de ses fils. Joann était d’un caractère doux, Jean d’un tempérament vif, tous deux énergiques sous leur douceur et leur vivacité. Ils tenaient visiblement de leur mère, ayant l’esprit sérieux, le goût du travail, cette façon nette et droite d’envisager les choses qui manquait à Simon Morgaz.

De là, envers leur père, une attitude respectueuse toujours, mais rien de cet abandon naturel, de cette confiance sans réserve, qui est l’essence même de l’attraction du sang. Pour leur mère, en revanche, un dévouement sans bornes, une affection, qui ne débordait de leur cœur que pour aller emplir le sien. Bridget et ses fils étaient unis par ce double lien de l’amour filial et de l’amour maternel que rien ne pourrait jamais rompre.

Après la période de la première enfance, Joann et Jean entrèrent au collège de Chambly, dans lequel ils se suivirent à une classe de distance. On les citait justement parmi les meilleurs élèves des divisions supérieures. Puis, lorsqu’ils eurent douze et treize ans, ils furent mis au collège de Montréal, où ils ne cessèrent d’occuper les meilleurs rangs. Deux années encore, et ils allaient avoir achevé leurs études, lorsque se produisirent les événements de 1825.

Si, le plus souvent, Simon Morgaz et sa femme demeuraient à Montréal, où le cabinet de l’avocat périclitait de jour en jour, ils avaient conservé une modeste maison à Chambly. C’est là que se réunirent Walter Hodge et ses amis, lorsque Simon Morgaz fut entré dans cette conspiration, dont le premier acte, après l’arrestation du gouverneur général, devait être de procéder à l’installation d’un gouvernement provisoire à Québec.

Dans cette bourgade de Chambly, sous l’abri de cette modeste demeure, les conspirateurs pouvaient se croire plus en sûreté qu’ils ne l’eussent été à Montréal, où la surveillance de la police s’exerçait avec une extrême rigueur. Néanmoins, ils agissaient toujours très prudemment, de manière à dépister toutes tentatives d’espionnage. Aussi, armes et munitions avaient-elles été déposées chez Simon Morgaz, sans que leur transport eût jamais éveillé le moindre soupçon. C’étaient donc de la maison de Chambly, où se reliaient les fils du complot, que devait partir le signal du soulèvement.

Cependant le gouverneur et son entourage avaient eu vent du coup d’État préparé contre la Commune, et ils faisaient plus spécialement surveiller ceux des députés que désignait leur opposition permanente.

Mais, il est à propos de le redire, Papineau et ses collègues ignoraient les projets de Walter Hodge et de ses partisans. Ceux-ci avaient fixé au 26 août la prise d’armes, qui allait à la fois surprendre leurs amis et leurs ennemis.

Or, la veille, dans la soirée, la maison de Simon Morgaz fut envahie par les agents de la police, dirigés par Rip, au moment où les conspirateurs s’y trouvaient rassemblés. Ils n’eurent pas le temps de détruire leur correspondance secrète, de brûler les listes de leurs affidés. Les agents saisirent aussi les armes cachées dans les caves de la maison. Le complot était découvert. Furent arrêtés et conduits à la prison de Montréal sous bonne escorte, Walter Hodge, Robert Farran, François Clerc, Simon Morgaz, Vaudreuil, et une dizaine d’autres patriotes.

Voici ce qui s’était passé.

Il y avait alors à Québec un certain Rip, anglo-canadien d’origine, qui dirigeait une maison de renseignements et d’enquêtes à l’usage des particuliers, et dont le gouvernement avait maintes fois utilisé, non sans profit, les qualités spéciales. Son officine privée fonctionnait sous la raison sociale : Rip and Co. Une affaire de police n’était pour lui qu’une affaire d’argent, et il la passait sur ses livres comme un négociant, traitant même à forfait — tant pour une perquisition, tant pour une arrestation, tant pour un espionnage. C’était un homme très fin, très délié, très audacieux aussi, avec quelque entregent, ayant la main ou, pour mieux dire, le nez dans bien des affaires particulières, absolument dépourvu de scrupules, d’ailleurs, et n’ayant pas l’ombre de sens moral.

En 1825, Rip, qui venait de fonder son agence, était âgé de trente-trois ans. Déjà sa physionomie très mobile, son habileté aux déguisements, lui avaient permis d’intervenir en mainte circonstance sous des noms différents. Depuis quelques années, il connaissait Simon Morgaz, avec lequel il avait été en relation à propos de causes judiciaires. Certaines particularités, qui eussent paru insignifiantes à tout autre, lui donnèrent à penser que l’avocat de Montréal devait être affilié à la conspiration de Chambly.

Il le serra de près, il l’épia jusque dans les secrets de sa vie privée, il fréquenta sa maison, bien que Bridget Morgaz ne dissimulât point l’antipathie qu’il lui inspirait.

Une lettre, saisie au post-office, démontra bientôt la complicité de l’avocat avec une quasi-certitude. Le ministre de la police, informé par Rip du résultat de ses démarches, lui recommanda d’agir adroitement sur Simon Morgaz que l’on savait aux prises avec de grosses difficultés pécuniaires. Et, un jour, Rip mit brusquement le malheureux entre ces deux alternatives : ou d’être poursuivi pour crime de haute trahison, ou de recevoir l’énorme somme de cent mille piastres, s’il consentait à livrer le nom de ses complices et les détails du complot de Chambly.

L’avocat fut atterré !… Trahir ses compagnons !… Les vendre à prix d’or !… Les livrer à l’échafaud !… Et, cependant, il succomba, il accepta le prix de sa trahison, il dévoila les secrets de la conspiration, après avoir reçu la promesse que son marché infâme ne serait jamais divulgué. Il fut de plus convenu que les agents l’arrêteraient en même temps que Walter Hodge et ses amis, qu’il serait jugé par les mêmes juges, que la condamnation qui les frapperait — et ce ne pouvait être qu’une condamnation capitale — le frapperait aussi. Puis, une évasion lui permettrait de s’enfuir avant l’exécution du jugement.

Cette abominable machination resterait donc entre le ministre de la police, le chef de la maison Rip and Co et Simon Morgaz.

Les choses se passèrent ainsi qu’il avait été convenu. Au jour indiqué par le traître, les conspirateurs furent surpris inopinément dans la maison de Chambly. Walter Hodge, Robert Farran, François Clerc, Vaudreuil, quelques-uns de leurs complices ainsi que Simon Morgaz, comparurent à la date du 25 septembre 1825 sur le banc de la cour de justice.

Aux accusations que porta contre eux l’avocat de la Couronne — le juge-avocat, ainsi qu’on l’appelait alors — les accusés ne répondirent que par de justes et directes attaques contre le cabinet britannique. Aux arguments légaux, ils ne voulurent opposer que des arguments tirés du plus pur patriotisme. Ne savaient-ils pas qu’ils étaient condamnés d’avance, que rien ne pouvait les sauver ?

Les débats duraient déjà depuis quelques heures, et l’affaire suivait régulièrement son cours, lorsqu’un incident d’audience vint mettre en lumière la conduite de Simon Morgaz.

Un des témoins à charge, le sieur Turner, de Chambly, déclara que, plusieurs fois, l’avocat avait été vu conférant avec le chef de la maison Rip and Co. Ce fut là comme un éclair de révélation. Walter Hodge et Vaudreuil qui, depuis un certain temps, avaient eu des soupçons motivés par les allures singulières de Simon Morgaz, les virent confirmés par la déclaration du témoin Turner. Pour que la conspiration, si secrètement organisée, eût été si facilement découverte, il fallait qu’un traître en eût dénoncé les auteurs. Rip fut pressé de questions, auxquelles il ne put répondre sans embarras. À son tour, Simon Morgaz essaya de se défendre ; mais il se lança dans de telles invraisemblances, il donna des explications si singulières, que l’opinion des conjurés et aussi celle des juges fut bientôt faite à ce sujet. Un misérable avait trahi ses complices, et le traître, c’était Simon Morgaz.

Alors un irrésistible mouvement de répulsion se produisit sur le banc des accusés, et se propagea parmi le public, qui se pressait dans le prétoire.

« Président de la cour, dit Walter Hodge, nous demandons que Simon Morgaz soit chassé de ce banc, honoré par notre présence, déshonoré par la sienne !… Nous ne voulons pas être souillés plus longtemps du contact de cet homme ! »

Vaudreuil, Clerc, Farran, tous se joignirent à Walter Hodge, qui, ne se possédant plus, s’était précipité sur Simon Morgaz, auquel il fallut que les gardes vinssent en aide.

L’assistance prit violemment parti contre le traître et exigea que l’on fît droit aux réclamations des accusés. Le président de la cour dut donner l’ordre d’emmener Simon Morgaz et de le reconduire à la prison. Les huées qui l’accompagnèrent, les menaces dont il fut l’objet, démontrèrent qu’on le tenait pour un infâme, dont la trahison allait coûter la vie aux plus ardents apôtres de l’indépendance canadienne.

Et, en effet, Walter Hodge, François Clerc, Robert Farran, considérés comme les chefs principaux de la conspiration de Chambly, furent condamnés à mort. Le surlendemain, 27 septembre, après


avoir une dernière fois fait appel au patriotisme de leurs frères, ils moururent sur l’échafaud.

Quand aux autres accusés, parmi lesquels se trouvait M. de Vaudreuil, soit qu’ils eussent paru moins compromis, soit que le gouvernement n’eût voulu frapper d’une peine capitale que les chefs les plus en vue, on leur fit grâce de la vie. Condamnés à la prison perpétuelle, ils ne recouvrèrent leur liberté qu’en 1829, lorsqu’une une amnistie fut prononcée en faveur des condamnés politiques.

Que devint Simon Morgaz, après l’exécution ? Un ordre d’élargissement lui avait permis de quitter la prison de Montréal, et il se hâta de disparaître.

Mais une universelle réprobation allait peser sur son nom et, par suite, frapper de pauvres êtres, qui n’étaient pourtant pas responsables de cette trahison. Bridget Morgaz fut brutalement chassée du domicile qu’elle occupait à Montréal, chassée de la maison de Chambly, où elle s’était retirée pendant l’instruction de l’affaire. Elle dut reprendre ses deux fils qui, à leur tour, venaient d’être chassés du collège, comme leur père l’avait été du banc des accusés en cour de justice.

Où Simon Morgaz se décida-t-il à cacher son indigne existence, lorsque sa femme et ses enfants l’eurent rejoint, quelques jours après ? Ce fut dans une bourgade éloignée, d’abord, puis, bientôt, hors du district de Montréal.

Cependant Bridget n’avait pu croire au crime de son mari, ni Joann et Jean au crime de leur père. Tous quatre s’étaient retirés au village de Verchères, dans le comté de ce nom, sur la rive droite du Saint-Laurent. Ils espéraient que nul soupçon ne les dénoncerait à l’animadversion publique. Ces malheureux vécurent alors des dernières ressources qui leur restaient, car Simon Morgaz, quoiqu’il eût reçu le prix de sa trahison par l’entremise de la maison Rip, se gardait bien d’en rien distraire devant sa femme et ses fils. En leur présence, il protestait toujours de son innocence, il maudissait l’injustice humaine qui s’appesantissait sur sa famille et sur lui. Est-ce que, s’il avait trahi, il n’aurait pas eu à sa disposition des sommes considérables ? Est-ce qu’il en serait réduit à cette gêne excessive, en attendant la misère qui venait à grands pas ?

Bridget Morgaz se laissait aller à cette pensée que son mari n’était point coupable. Elle se réjouissait d’être dans ce dénuement, qui donnait tort à ses accusateurs. Les apparences avaient été contre lui… On ne lui avait pas permis de s’expliquer… Il était victime d’un horrible concours de circonstances… Il se justifierait un jour… Il était innocent !

Quand aux deux fils, peut-être eût-on pu observer quelque différence dans leur attitude vis-à-vis du chef de la famille. L’aîné, Joann, se tenait le plus souvent à l’écart, n’osant même penser à l’opprobre, infligé désormais au nom de Morgaz. Les arguments pour ou contre qui se présentaient à son esprit, il les repoussait pour ne point avoir à les approfondir. Il ne voulait pas juger son père, tant il craignait que son jugement fût contre lui. Il fermait les yeux, il se taisait, il s’éloignait lorsque sa mère et son frère plaidaient en sa faveur… Évidemment, le malheureux enfant redoutait de trouver coupable l’homme dont il était le fils.

Jean, au contraire, avait une attitude toute différente. Il croyait à l’innocence du complice de Walter Hodge, de Farran et de Clerc, bien que tant de présomptions s’élevassent pour l’accabler. Plus impétueux que Joann, moins maître de son jugement, il se laissait emporter à ses instincts d’affection filiale. Il se retenait à ce lien du sang que la nature rend si difficile à rompre. Il voulait défendre son père publiquement. Lorsqu’il entendait les propos tenus sur le compte de Simon Morgaz, il sentait son cœur bondir, et il fallait que sa mère l’empêchât de se livrer à quelque éclat. L’infortunée famille vivait ainsi à Verchères, sous un nom supposé, dans une profonde misère matérielle et morale. Et on ne sait à quels excès la population de cette bourgade se fût livrée contre elle, si son passé eût été divulgué par hasard.

Ainsi donc, en tout le Canada, dans les villes comme dans les infimes villages, le nom de Simon Morgaz était devenu la plus infamante des qualifications. On l’accolait couramment à celui de Judas, et plus spécialement aux noms de Black et de Denis de Vitré, depuis longtemps déjà les équivalents du mot traître dans la langue franco-canadienne.

Oui ! en 1759, ce Denis de Vitré, un Français, avait eu l’infamie de piloter la flotte anglaise devant Québec et d’arracher cette capitale à la France ! Oui ! en 1798, ce Black, un Anglais, avait livré le proscrit qui s’était confié à lui, l’Américain Mac Lane, mêlé aux projets insurrectionnels des Canadiens ! Et ce généreux patriote avait été pendu, après quoi, on lui avait tranché la tête et brûlé les entrailles, arrachées à son cadavre !

Et maintenant, comme on avait dit Black et Vitré, on disait Simon Morgaz, trois noms voués à l’exécration publique.

Cependant, à Verchères, la population s’était bientôt inquiétée de la présence de cette famille, dont elle ne connaissait pas l’origine, de sa vie mystérieuse, de l’incognito dans lequel elle ne cessait de se renfermer. Des soupçons ne tardèrent pas à s’amasser contre elle. Une nuit, le nom de Black fut écrit sur la porte de la maison de Simon Morgaz.

Le lendemain, sa femme, ses deux fils et lui avaient quitté Verchères. Après avoir franchi le Saint-Laurent, ils allèrent s’établir pendant quelques jours dans un des villages de la rive gauche ; puis l’attention étant appelée sur eux, ils l’abandonnèrent pour un autre. Ce n’était plus qu’une famille errante, à laquelle s’attachait la réprobation universelle. On eût dit que la Vengeance, une torche enflammée à la main, la poursuivait, comme, dans les légendes bibliques, elle fait du meurtrier d’Abel. Simon Morgaz et les siens, ne pouvant se fixer nulle part, traversèrent les comtés de l’Assomption, de Terrebonne, des Deux-Montagnes, de Vaudreuil, gagnant ainsi vers l’est, du côté des paroisses moins habitées, mais où leur nom finissait toujours par leur être jeté à la face.

Deux mois après le jugement du 27 septembre, le père, la mère, Jean et Joann avaient dû s’enfuir jusqu’aux territoires de l’Ontario. De Kingston, où ils furent reconnus dans l’auberge qui leur donnait asile, ils durent partir presque aussitôt. Simon Morgaz n’eut que le temps de s’échapper pendant la nuit. En vain Bridget et Jean avaient-ils voulu le défendre ! C’est à peine s’ils purent se soustraire eux-mêmes aux mauvais traitements, et Joann faillit être tué en protégeant leur retraite.

Tous quatre se rejoignirent sur la rive du lac, à quelques milles au delà de Kingston. Ils résolurent dès lors de suivre la rive septentrionale, afin d’atteindre les États-Unis, puisqu’ils ne trouvaient plus refuge même dans ce pays du haut Canada, qui échappait encore à l’influence des idées réformistes. Et pourtant, ne serait-ce pas le même accueil qu’ils devaient attendre de l’autre côté de la frontière, en ce pays où l’on exécrait la trahison de Black envers un citoyen de la fédération américaine ?

Mieux valait donc gagner quelque pays perdu, se fixer même au milieu d’une tribu indienne, où le nom de Simon Morgaz ne serait peut-être pas parvenu encore. Ce fut en vain. Le misérable était repoussé de partout. Partout on le reconnaissait, comme s’il eût porté au front quelque signe infamant, qui le désignait à la vindicte universelle.

On était à la fin de novembre. Quel cheminement pénible, lorsqu’il faut affronter ces mauvais temps, cette brise glaciale, ces froids rigoureux, qui accompagnent l’hiver dans le pays des lacs ! En traversant les villages, les fils achetaient quelques provisions, tandis que le père se tenait en dehors. Ils couchaient, lorsqu’ils le pouvaient, au fond de cahutes abandonnées ; lorsqu’ils ne le pouvaient pas, dans des anfractuosités de roches ou sous les arbres de ces interminables forêts qui couvrent le territoire.

Simon Morgaz devenait de plus en plus sombre et farouche. Il ne cessait de se disculper devant les siens, comme si quelque invisible accusateur, acharné sur ses pas, lui eût crié : traître !… traître !… Et maintenant il semblait qu’il n’osait plus regarder en face sa femme et ses enfants. Bridget le réconfortait cependant par d’affectueuses paroles, et, si Joann continuait à garder le silence, Jean ne cessait de protester.

« Père !… père !… répétait-il, ne te laisse pas abattre !… Le temps fera justice des calomniateurs !… On reconnaîtra que l’on s’est trompé… qu’il n’y avait contre toi que des apparences ! Toi, père, avoir trahi tes compagnons, avoir vendu ton pays !…

— Non !… non !… » répondait Simon Morgaz, mais d’une voix si faible qu’on avait peine à l’entendre.

La famille, errant de village en village, arriva ainsi vers l’extrémité occidentale du lac, à quelques milles du fort de Toronto. En contournant le littoral, il suffirait de descendre jusqu’à la rivière de Niagara, de la traverser à l’endroit où elle se jette dans le lac pour être enfin sur la rive américaine.

Était-ce donc là que Simon Morgaz voulait s’arrêter ? Ne valait-il pas mieux, au contraire, s’enfoncer plus profondément vers l’ouest, afin d’atteindre une contrée si lointaine que la renommée d’infamie n’y fût point arrivée encore ? Mais quel lieu cherchait-il ? Sa femme ni ses fils ne pouvaient le savoir, car il allait toujours devant lui, et ils ne faisaient que le suivre.

Le 3 décembre, vers le soir, ces infortunés, exténués de fatigue et de besoin, firent halte dans une caverne, à demi obstruée de broussailles et de ronces — quelque repaire de bête fauve, abandonné en ce moment. Le peu de provisions qui leur restaient avait été déposé sur le sable. Bridget succombait sous le poids des lassitudes physiques et morales.

À tout prix, il faudrait que la famille Morgaz, au plus prochain village, obtînt d’une tribu indienne quelques jours de cette hospitalité que les Canadiens lui refusaient sans pitié.

Joann et Jean, torturés par la faim, mangèrent un peu de venaison froide. Mais, ce soir-là, Simon Morgaz et Bridget ne voulurent ou ne purent rien prendre.

« Père, il faut refaire tes forces ! » dit Jean.

Simon Morgaz ne répondit pas.

« Mon père, dit alors Joann, — et ce fut la seule fois qu’il lui adressa la parole depuis le départ de Chambly — mon père, nous ne pouvons aller plus loin !… Notre mère ne résisterait pas à de nouvelles fatigues !… Nous voici presque à la frontière américaine !… Comptez-vous passer au delà ? »

Simon Morgaz regarda son fils aîné, et ses yeux s’abaissèrent presque aussitôt. Joann insista.

« Voyez dans quel état est notre mère ! reprit-il. Elle ne peut plus faire un mouvement !… Cette torpeur va lui enlever le peu d’énergie qui lui reste !… Demain, il lui sera impossible de se lever ! Sans doute, mon frère et moi, nous la porterons !… Mais encore faut-il que nous sachions où vous voulez aller, et que ce ne soit pas loin !… Qu’avez-vous décidé, mon père ? »

Simon Morgaz ne répondit pas, il courba la tête et se retira au fond de la caverne.

La nuit était venue. Aucun bruit ne troublait cette solitude. D’épais nuages couvraient le ciel et menaçaient de se fondre en une brume uniforme. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère. Quelques hurlements éloignés rompaient seuls le silence de ce désert. Une neige morne et dense commençait à tomber. Le froid étant vif, Jean alla ramasser du bois mort qu’il alluma dans un angle, près de l’entrée, afin que la fumée pût trouver une issue au dehors.

Bridget, étendue sur une litière d’herbe que Joann avait apportée, était toujours immobile. Le peu de vie qui demeurait en elle ne se trahissait que par une respiration pénible, entrecoupée de longs et douloureux soupirs. Tandis que Joann lui tenait la main, Jean s’occupait d’alimenter le foyer, afin de maintenir la température à un degré supportable.

Simon Morgaz, blotti au fond, à demi couché, dans une attitude de désespoir, comme s’il eût eu horreur de lui-même, ne faisait pas un mouvement, tandis que les reflets de la flamme éclairaient sa figure convulsée.

La lueur du foyer tomba peu à peu, et Jean sentit ses yeux se fermer malgré lui. Combien d’heures resta-t-il dans cet assoupissement ? Il ne l’aurait pu dire. Mais, lorsqu’il s’éveilla, il vit que les derniers charbons allaient s’éteindre. Jean se releva, jeta une brassée de branches sur le foyer qu’il raviva de son souffle, et la caverne s’éclaira.

Bridget et Joann, l’un après l’autre, gardaient toujours la même immobilité. Quand à Simon Morgaz, il n’était plus là.

Pourquoi avait-il quitté l’endroit où reposaient sa femme et ses fils ?…

Jean, pris d’un affreux pressentiment, allait s’élancer hors de la caverne, lorsqu’une détonation retentit.

Bridget et Joann se redressèrent brusquement. Tous deux avaient entendu le coup de feu, qui avait été tiré à très courte distance.

Bridget jeta un cri d’épouvante, elle se releva, et, traînée par ses fils, sortit de la caverne.

Bridget, Joann et Jean n’avaient pas fait vingt pas qu’ils apercevaient un corps étendu sur la neige.

C’était le corps de Simon Morgaz. Le misérable venait de se tirer un coup de pistolet dans le cœur.

Il était mort.

Joann et Jean reculèrent, atterrés. Le passé se dressait devant eux ! Était-il donc vrai que leur père fût coupable ? Ou bien, dans une crise de désespoir, avait-il voulu en finir avec cette existence, trop dure à supporter ?…

Bridget s’était jetée sur le corps de son mari. Elle le serrait dans ses bras… Elle ne voulait pas croire à l’infamie de l’homme dont elle portait le nom.

Joann releva sa mère et la ramena dans la caverne, où son frère et lui revinrent déposer le cadavre de leur père à la place qu’il occupait quelques heures avant.

Un portefeuille était tombé de sa poche. Joann le ramassa, et lorsqu’il l’ouvrit, un paquet de bank-notes s’en échappa.

C’était le prix auquel Simon Morgaz avait livré les chefs de la conspiration de Chambly !… La mère et les deux fils ne pouvaient plus douter maintenant !

Joann et Jean s’agenouillèrent près de Bridget.

Et maintenant, devant le cadavre du traître qui s’était fait justice, il n’y avait plus qu’une famille flétrie, dont le nom allait disparaître avec celui qui l’avait déshonoré !