Famille sans nom/I/Chapitre III

Hetzel (p. 43-65).

III

un notaire huron.



Ce n’était pas sans de graves motifs que le gouverneur général, sir John Colborne, le ministre de la justice et le colonel Gore avaient conféré au palais de Québec, en vue de mesures à prendre pour réprimer les menées des patriotes. En effet, une redoutable insurrection allait prochainement soulever la population d’origine franco-canadienne.

Mais si lord Gosford et son entourage s’en préoccupaient à bon droit, ce n’était pas pour inquiéter, semblait-il, un jeune garçon qui, dans la matinée du 3 septembre, grossoyait en l’étude de maître Nick, place du marché Bon-Secours, à Montréal.

« Grossoyer » n’est peut-être pas le mot qui convenait à cet absorbant travail, auquel le second clerc, Lionel Restigouche, s’adonnait en ce moment — neuf heures du matin. Une colonne, de lignes inégales et de fine écriture, s’allongeait sur une belle feuille de papier bleuâtre, qui ne ressemblait en rien au rude parchemin des actes. Par instants, lorsque la main de Lionel s’arrêtait pour fixer quelque idée indécise, ses yeux se portaient vaguement, à travers la fenêtre entr’ouverte, vers le monument élevé sur la place Jacques Cartier, en l’honneur de l’amiral Nelson. Son regard s’animait alors, son front rayonnait, et sa plume se reprenait à courir, tandis qu’il balançait légèrement la tête, comme s’il eut battu la mesure sous l’influence d’un rythme régulier.

Lionel avait à peine dix-sept ans. Sa figure, presque féminine encore, de type très français, était charmante, avec des cheveux blonds, un peu longs peut-être, et des yeux bleus rappelant l’eau des grands lacs canadiens. S’il n’avait plus ni père ni mère, on peut dire que maître Nick lui servait de l’un et de l’autre, car cet estimable notaire l’aimait comme s’il eut été son fils.

Lionel était seul dans l’étude. À cette heure, personne. Pas un des autres clercs, occupés alors aux courses du dehors, pas même un client, bien que l’office de maître Nick fût un des plus fréquentés de la ville. Aussi, Lionel, se croyant sûr de ne point être dérangé, en prenait-il à son aise, et il venait d’encadrer son nom dans un paraphe mirifique au-dessous de la dernière ligne tracée au bas de la page, quand il s’entendit interpeller :

« Eh ! que fais-tu là, mon garçon ? »

C’était maître Nick, que le jeune clerc n’avait point entendu entrer, tant il s’absorbait dans son travail de contrebande.

Le premier mouvement de Lionel fut d’entr’ouvrir un sous-main, afin d’y glisser le papier en question ; mais le notaire saisit prestement la feuille suspecte, en dépit du jeune garçon qui cherchait vainement à la reprendre.

« Qu’est-ce que cela, Lionel ? demanda-t-il. Une minute… une grosse… une copie de contrat ?…

— Maître Nick, croyez bien que… »

Le notaire avait mis ses lunettes et, le sourcil froncé, parcourait la page d’un œil stupéfait.

« Que vois-je là ? s’écria-t-il. Des lignes inégales ?… Des blancs d’un côté !… Des blancs de l’autre !… Tant de bonne encre perdue, tant de bon papier gaspillé en marges inutiles !

— Maître Nick, répondit Lionel, rougissant jusqu’aux oreilles… cela m’est venu… par hasard.

— Qu’est-ce qui t’est venu… par hasard ?

— Des vers…

— Des vers !… Voilà que tu rédiges en vers ?… Ah ça ! est-ce que la prose ne suffit pas pour libeller un acte ?

— C’est qu’il ne s’agit point d’un acte, ne vous déplaise ! maître Nick.

— De quoi s’agit-il donc ?

— D’une pièce de poésie que j’ai composée pour le concours de la Lyre-Amicale !

— La Lyre-Amicale ! s’écria le notaire. Est-ce que tu t’imagines, Lionel, que c’est pour figurer au concours de la Lyre-Amicale ou toute autre société parnassienne que je t’ai accueilli dans mon étude ?… Est-ce pour t’abandonner à tes ardeurs versificatrices que j’ai fait de toi mon second clerc ? Mais, alors, autant vaudrait passer ton temps à canoter sur le Saint-Laurent, à promener ton dandysme dans les allées du Mont-Royal ou du parc de Sainte-Hélène ! En vérité, un poète dans le notariat !… Une tête de clerc au milieu d’un nimbe !… Il y aurait de quoi mettre les clients en fuite !

— Ne vous fâchez pas, maître Nick ! répondit Lionel d’un ton piteux. Si vous saviez combien la poésie s’accommode de notre mélodieuse langue française ! Elle se prête si noblement au rythme, à la cadence, à l’harmonie !… Nos poètes, Lemay, Elzéar Labelle, François Mons, Chapemann, Octave Crémazie…

— Messieurs Crémazie, Chapemann, Mons, Labelle, Lemay, ne remplissent pas les importantes fonctions de second clerc que je sache ! Ils ne sont pas payés, sans compter la table et le logement, six piastres par mois — et par moi ! — ajouta maître Nick, enchanté de son jeu de mot. Ils n’ont point à rédiger des contrats de vente ou des testaments et ils peuvent pindariser à leur fantaisie !

— Maître Nick… pour une fois…

— Eh bien ! soit… pour une fois, tu as voulu être lauréat de la Lyre-Amicale ?

— Oui, maître Nick, j’ai eu cette folle présomption !

— Et pourrais-je savoir quel est le sujet de ta poésie ?… Sans doute quelque évocation dithyrambique à Tabellionoppe, la muse du parfait notaire ?…

— Oh ! fit Lionel, en protestant du geste.

— Enfin, ça s’appelle, ta machine rimante ?…

Le Feu follet !

Le Feu follet ! s’écria maître Nick ! Voilà que tu adresses des vers aux feux follets ! »

Et, sans doute, le notaire allait prendre à parti les djinns, les elfes, les brownies, les lutins, les ondines, les ases, les cucufas, les farfadets, toutes les poétiques figures de la mythologie scandinave, lorsque le facteur frappa à la porte de l’étude et parut sur le seuil.

« Ah ! c’est vous, mon ami ? dit maître Nick. Je vous avais pris pour un feu follet !

— Un feu follet, monsieur Nick ? répondit le facteur. Est-ce que j’ai l’air…

— Non !… Non !… Et vous avez même l’air d’un facteur qui m’apporte une lettre.

— La voici, monsieur Nick.

— Merci, mon ami ! »

Le facteur se retira, au moment où le notaire, ayant regardé l’adresse de la lettre, la décachetait vivement.

Lionel put alors reprendre sa feuille de papier, et il la mit dans sa poche.

Maître Nick lut la lettre avec une extrême attention ; puis, il retourna l’enveloppe, afin d’en examiner le timbre et la date. Cette enveloppe portait le timbre du post-office de Saint-Charles, petite bourgade du comté de Verchères, et la date du 2 septembre, c’est-à-dire de la veille. Après avoir réfléchi quelques instants, le notaire revint à sa philippique contre les poètes :

« Ah ! tu sacrifies aux Muses, Lionel ?… Eh bien, pour ta peine, tu vas m’accompagner à Laval, et tu auras le temps, en route, de tricoter des vers !

— Tricoter, maître Nick ?…

— Il faut que nous soyons partis dans une heure, et, si nous rencontrons des feux follets à travers la plaine, tu leur feras toutes tes amitiés ! »

Là-dessus, le notaire passa dans son cabinet, tandis que Lionel se préparait pour ce petit voyage, qui n’était pas pour lui déplaire, d’ailleurs. Peut-être parviendrait-il à ramener son patron à des idées plus justes sur la poésie en général, et sur les enfants d’Apollon, même quand ils sont clercs de notaire.

Au fond, c’était un excellent homme, maître Nick, très apprécié pour la sûreté de son jugement, la valeur de ses conseils. Il avait cinquante ans alors. Sa physionomie prévenante, sa large et rayonnante figure, qui s’épanouissait au milieu des volutes d’une chevelure bouclée, très noire autrefois, grisonnante à présent, ses yeux vifs et gais, sa bouche aux dents superbes, aux lèvres souriantes, ses manières aimables, enfin une belle humeur très communicative, — de tout cet ensemble, il résultait une personnalité très sympathique. Détail à retenir : sous la peau bistrée, tournant au rougeâtre, de maître Nick, on devinait que le sang indien coulait dans ses veines.

Cela était, et le notaire ne s’en cachait pas. Il descendait des plus vieilles peuplades du pays — celles qui possédaient le sol, avant que les Européens eussent traversé l’Océan pour le conquérir. À cette époque, bien des mariages furent contractés entre la race française et la race indigène. Les Saint-Castin, les Enaud, les Népisigny, les d’Entremont et autres firent souche et devinrent même souverains de tribus sauvages.

Donc, maître Nick était Huron par ses ancêtres. C’est dire qu’il sortait de l’une des quatre grandes familles de la branche indienne. Bien qu’il eût pu porter ce nom retentissant de Nicolas Sagamore, on l’appelait plus communément maître Nick. Il s’en tenait là et n’en valait pas moins.

Ce que l’on savait, d’ailleurs, c’est que sa race n’était pas éteinte. En effet, l’un de ses innombrables cousins, chef de Peaux-Rouges, régnait sur une des tribus huronnes, établie au nord du comté de Laprairie, dans l’ouest du district de Montréal.

Qu’on ne s’étonne point si cette particularité se rencontre encore en Canada. Dernièrement, Québec possédait un honorable tabellion


qui, par sa naissance, aurait eu le droit de brandir le tomahawk et de pousser le cri de guerre à la tête d’un parti d’Iroquois. Heureusement, maître Nick n’appartenait point à cette tribu d’Indiens perfides, qui s’allièrent le plus souvent aux oppresseurs. Il s’en fût soigneusement caché. Non ! Issu de ces Hurons, dont l’amitié fut presque toujours acquise aux Franco-Canadiens, il n’avait point à en rougir. Aussi, Lionel était-il fier de son patron, rejeton incontesté des grands chefs


du Nord-Amérique, et il n’attendait que l’occasion d’en célébrer les hauts faits dans ses vers.

À Montréal, maître Nick avait toujours observé une prudente neutralité entre les deux partis politiques, n’étant ni Franco-Canadien ni Anglo-Américain d’origine. Aussi tous l’estimaient, tous recouraient à ses bons offices qu’il ne marchandait pas. Il fallait croire, pourtant, que les instincts ataviques s’étaient modifiés en lui, car, jusqu’alors il n’avait jamais senti se réveiller les velléités guerrières de sa race. Il n’était que notaire — un parfait notaire, placide et conciliant.

En outre, il ne semblait point qu’il eût éprouvé le désir de perpétuer le nom des Sagamores, puisqu’il n’avait pas pris femme et ne songeait point à en prendre.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, maître Nick se préparait à quitter l’étude en compagnie de son second clerc. Ce ne serait qu’un déplacement de quelques heures, et sa vieille servante Dolly l’attendrait pour le dîner.

La ville de Montréal est bâtie sur la côte méridionale de l’une des îles du Saint-Laurent. Cette île, longue de dix à onze lieues, large de cinq à six, occupe un assez vaste estuaire, formé par un élargissement du fleuve, un peu en aval du confluent de la rivière Outaouais. C’est en cet endroit que Jacques Cartier découvrit le village indien d’Hochelaga, qui, en 1640, fut concédé par le roi de France à la congrégation de Saint-Sulpice. La ville, prenant son nom du Mont-Royal qui la domine, dans une position très favorable au développement de son commerce, comptait déjà plus de six mille habitants en 1760. Elle s’étend au pied de la pittoresque colline dont on a fait un parc magnifique et qui partage avec un autre parc, aménagé dans l’îlot de Saint-Hélène, l’avantage d’attirer en grand nombre les promeneurs montréalais. Un superbe pont tubulaire, long de trois kilomètres, qui n’existait pas en 1837, la rattache maintenant à la rive droite du fleuve.

Montréal est devenue une grande cité, d’aspect plus moderne que Québec, et, par cela même, moins pittoresque. On peut en visiter, non sans quelque intérêt, les deux cathédrales anglicane et catholique, la banque, la bourse, l’hôpital général, le théâtre, le couvent Notre-Dame, l’Université protestante de Mac Gill et le séminaire de Saint-Sulpice. Elle n’est pas trop vaste pour les cent quarante mille habitants qu’elle possède à cette heure, et dans lesquels l’élément saxon n’entre que pour un tiers, — proportion élevée, cependant, si on la compare à celle des autres cités canadiennes.

À l’ouest, se développe le quartier anglais, ou écossais — ceux que les anciens du pays appelaient « les petites jupes » — à l’est, le quartier français. Les deux races se mêlent d’autant moins que tout ce qui se rattache au commerce, à l’industrie ou à la banque — vers 1837 surtout — était uniquement concentré entre les mains des banquiers, des industriels et des commerçants d’origine britannique. La magnifique voie fluviale du Saint-Laurent assure la prospérité de cette ville, qu’elle met en communication non seulement avec les comtés du Canada, mais aussi avec l’Europe, sans qu’il soit nécessaire d’aller rompre charge à New York au profit des paquebots de l’ancien monde.

À l’exemple des riches négociants de Londres, ceux de Montréal séparent volontiers l’habitation de famille de la maison de commerce. Les affaires faites, ils regagnent les quartiers du nord, vers les pentes du Mont-Royal et de l’avenue circulaire qui entoure sa base. Là, s’élèvent les maisons particulières, dont quelques-unes ont l’apparence de palais, et les villas encadrées de verdure. En dehors de ces quartiers opulents, les Irlandais sont, pour ainsi dire, confinés dans leur Ghetto de Sainte-Anne, au débouché du canal de Lachine, sur la rive gauche du Saint-Laurent.

Maître Nick possédait une belle fortune. Comme le font les notables du commerce, il aurait pu, chaque soir, se retirer dans une des habitations aristocratiques de la haute ville, sous les épais ombrages de Saint-Antoine. Mais il était de ces notaires d’ancienne race, dont l’horizon se borne aux murs de leur étude, et qui justifient le nom de garde-notes, en gardant nuit et jour les contrats, minutes et papiers de famille confiés à leurs soins. Le descendant des Sagamores demeurait donc en sa vieille maison de la place du marché Bon-Secours.

C’est de là que, dans la matinée du 3 septembre, il partit avec son second clerc pour aller prendre la voiture qui faisait le service entre l’île Montréal et l’île Jésus, séparées par une des branches intermédiaires du Saint-Laurent.

Tout d’abord, maître Nick se rendit à la banque, en suivant de larges rues, bordées de riches magasins et entretenues avec soin par l’édilité montréalaise. Arrivé devant l’hôtel de la banque, il dit à Lionel de l’attendre dans le vestibule, se rendit à la caisse centrale, revint au bout d’un quart d’heure, et se dirigea vers le bureau de la voiture publique.

Cette voiture était un de ces stages à deux chevaux qu’on appelle « buggies, » en langage canadien. Ces sortes de chars à bancs, suspendus sur des ressorts, doux si l’on veut, mais solides très certainement, sont construits en vue de résister à la dureté des routes. Ils peuvent contenir une demi-douzaine de voyageurs.

« Eh ! c’est monsieur Nick ! s’écria le conducteur du stage, d’aussi loin qu’il aperçut le notaire, toujours et partout accueilli par cette cordiale exclamation.

— Moi-même, en compagnie de mon clerc ! répondit maître Nick du ton de bonne humeur qui lui était habituel.

— Vous vous portez bien, monsieur Nick ?

— Oui, Tom, et tâchez de vous porter aussi bien que moi !… Vous ne vous ruinerez pas en médecines !…

— Ni en médecins, répondit Tom.

— Quand partons-nous ? demanda maître Nick.

— À l’instant.

— Est-ce que nous avons des compagnons de route ?

— Personne encore, répliqua Tom, mais il en viendra, peut-être, au dernier moment…

— Je le souhaite… je le souhaite, Tom ! J’aime à pouvoir causer en route, et, pour causer, j’ai observé qu’il est indispensable de ne pas être seul ! »

Cependant il était probable que les désirs naïvement exprimés de maître Nick ne seraient point satisfaits, cette fois. Les chevaux étaient attelés, Tom faisait claquer son fouet, et aucun voyageur ne se présentait au bureau.

Le notaire prit donc place dans le stage sur le banc du fond, que Lionel vint aussitôt occuper près de lui. Un dernier coup d’œil fut jeté par Tom vers le bas et le haut de la rue ; puis, il monta sur son siège, rassembla ses rênes, siffla ses bêtes, et la bruyante machine s’ébranla, au moment où quelques passants qui connaissaient Nick — et qui ne le connaissait pas, l’excellent homme ! — lui adressèrent leur souhait de bon voyage, auquel il répondit par un petit salut de la main.

Le stage remonta vers les hauts quartiers, en gagnant dans la direction du Mont-Royal. Le notaire regardait à droite, à gauche, avec autant d’attention que le conducteur — bien que ce fût pour un motif différent. Mais il semblait que personne, ce matin-là, n’eût besoin de se faire transporter au nord de l’île ni de donner la réplique à maître Nick. Non ! pas un compagnon de voyage, et, pourtant, la voiture avait atteint la promenade circulaire, encore déserte à cette heure, où elle s’engagea au petit trot de son attelage.

En ce moment, un individu s’avança vers le stage et fit signe au conducteur d’arrêter ses chevaux.

« Vous avez une place ? demanda-t-il.

— Une et « tret » avec ! répondit Tom, qui, suivant la coutume, imprima à cette syllabe la prononciation canadienne, comme il aurait dit : « il fait fret » pour il fait froid.

Le voyageur prit place sur le banc devant Lionel, après avoir salué maître Nick et son clerc. Le stage repartit au petit trot, et quelques minutes plus tard, au tournant du Mont-Royal, disparurent les toits en tôle étamée des maisons de la ville, qui resplendissaient au soleil comme autant de miroirs argentés.

Le notaire n’avait pas vu sans une vive satisfaction le nouveau venu s’installer dans le stage. On pourrait au moins causer pendant les quatre lieues qui séparent Montréal de la branche supérieure du Saint-Laurent. Mais il ne semblait pas que le voyageur fût d’humeur à s’engager dans les réparties d’une conversation de circonstance. Il avait tout d’abord regardé maître Nick et Lionel. Puis, après s’être accoté dans son coin, les yeux à demi-fermés, il parut se livrer tout entier à ses réflexions.

C’était un jeune homme de vingt-cinq ans à peine. Sa taille élancée, sa physionomie énergique, son corps vigoureux, son regard résolu, ses traits virils, son front haut, encadré de cheveux noirs, en faisaient un type accompli de la race franco-canadienne. Quel était-il ? D’où venait-il ? Maître Nick, qui connaissait tout le monde, ne le connaissait pas, il ne l’avait jamais vu. Toutefois, à l’examiner avec quelque attention, il lui parut que ce jeune homme, encore si peu avancé dans la vie, avait dû passer par les plus dures épreuves et s’être élevé à l’école du malheur.

Que cet inconnu appartînt au parti qui luttait pour l’indépendance nationale, cela se devinait rien qu’à son costume. Vêtu à peu près comme ces intrépides aventuriers auxquels on donne encore le nom de « coureurs des bois, » il portait sur sa tête la « tuque » bleue, et ses vêtements — une sorte de capot, croisé sur la poitrine, une culotte d’un rude tissu grisâtre, serrée à la taille par une ceinture rouge — étaient uniquement en « étoffe du pays ».

Qu’on ne l’oublie pas, l’emploi de ces étoffes indigènes équivalait à une protestation politique, puisqu’il excluait les produits manufacturés, importés d’Angleterre. C’était une des mille manières de braver l’autorité métropolitaine, et l’exemple venait de loin d’ailleurs.

En effet, cent cinquante ans avant, les Bostoniens n’avaient-ils pas proscrit l’usage du thé en haine de la Grande-Bretagne ? Et de même qu’il n’y eut que les loyalistes d’alors à en faire usage, les Canadiens d’aujourd’hui s’interdisaient les tissus fabriqués dans le Royaume-Uni. Quand à maître Nick, en sa qualité de neutre, il portait un pantalon de provenance canadienne et une redingote de provenance anglaise. Mais, dans le vêtement patriotique de Lionel, il n’entrait pas un seul bout de fil qui n’eût été filé en deçà de l’Atlantique.

Cependant le stage roulait assez rapidement sur le sol cahoteux des plaines qui se développent à travers l’île Montréal jusqu’au cours intermédiaire du Saint-Laurent. Mais que le temps paraissait long à maître Nick, si loquace de son naturel ! Or, comme le jeune homme ne semblait pas disposé à prendre la parole, il dut se rabattre sur Lionel, avec l’espoir que leur compagnon de voyage finirait par se mêler à la conversation.

« Eh bien, Lionel, et ce feu follet ? dit-il.

— Ce feu follet ?… répondit le jeune clerc.

— Oui ! J’ai beau regarder à me fatiguer la vue, je n’en vois pas trace sur la plaine !

— C’est qu’il fait trop jour, maître Nick, répondit Lionel, bien décidé à répondre sur le ton de la plaisanterie.

— Peut-être qu’en chantant le vieux couplet de jadis :

Allons, gai, compère lutin !
Allons, gai, mon cher voisin…

Mais non ! le compère ne réponds pas ! — À propos, Lionel, tu connais le moyen de se soustraire aux agaceries des feux follets ?

— Sans doute, maître Nick. Il suffit de leur demander quel est le quantième de Noël et, comme ils ne le savent pas, on a le temps de se sauver, pendant qu’ils cherchent une réponse.

— Je vois que tu es au courant des traditions. Eh bien, en attendant que l’un d’eux intercepte notre route, si nous parlions un peu de celui que tu as fourré dans ta poche ! »

Lionel rougit légèrement.

« Vous voulez, maître Nick ?… répliqua-t-il.

— Eh oui, mon garçon ! Cela fera toujours passer un quart d’heure ou deux ! »

Puis, le notaire, s’adressant au jeune homme :

« Les vers ne vous incommodent pas, monsieur ? demanda-t-il en souriant.

— Nullement ! répondit le voyageur.

— Il s’agit d’une pièce de poésie que mon clerc a fabriquée pour prendre part au concours de la Lyre-Amicale. Ces gamins-là ne doute de rien !… Allons, jeune poète, essaye ta pièce — comme disent les artilleurs ! »

Lionel, on ne peut plus satisfait d’avoir un auditeur, qui serait peut-être plus indulgent que maître Nick, tira sa feuille de papier bleuâtre, et lut ce qui suit :

LE FEU FOLLET.

Ce feu fantasque, insaisissable,
Qui, le soir, se dégage et luit,
Et qui, dans l’ombre de la nuit,
Ni sur la mer ni sur le sable,
Ne laisse de trace après lui !


Ce feu toujours prêt à s’éteindre,
Tantôt blanchâtre ou violet,
Pour reconnaître ce qu’il est,
Il faudrait le pouvoir atteindre…
Atteignez donc un feu follet !

— Oui, dit maître Nick, atteignez-le et mettez-le en cage ! — Continue, Lionel.

On dit, est-ce chose certaine ?
Que c’est l’hydrogène du sol.
J’aime mieux croire qu’en son vol,
Il vient d’une étoile lointaine,
De Véga, de la Lyre ou d’Algol.

— Cela te regarde, mon garçon, dit maître Nick avec un petit signe de tête ! Ça, c’est ton affaire ! »

Lionel reprit :

Mais n’est-ce pas plutôt l’haleine
D’un sylphe, d’un djinn, d’un lutin,
Qui brille, s’envole et s’éteint,
Lorsque se réveille la plaine
Aux rayons joyeux du matin ?

Ou la lueur de la lanterne
Du long spectre qui va s’asseoir
Sur la chaume du vieux pressoir,
Quand la lune, blafarde et terne,
Se lève à l’horizon du soir ?

Peut-être l’âme lumineuse
D’une folle qui va cherchant
La paix hors du monde méchant,
Et passe comme une glaneuse
Qui n’a rien trouvé dans son champ ?

— Parfait ! dit maître Nick. Es-tu au bout de tes comparaisons descriptives ?

— Oh ! non ! maître Nick ! » répondit le jeune clerc.

Et il poursuivit en ces termes :

Serait-ce un effet de mirage,
Produit par le trouble de l’air
Sur l’horizon déjà moins clair,
Ou, vers la fin de quelque orage,
Le reste d’un dernier éclair ?

Est-ce la lueur d’un bolide,
D’un météore icarien,
Qui, dans son cours aérien,
Était lumineux et solide,
Et dont il ne reste plus rien ?

Ou sur les champs dont il éclaire
D’un pâle reflet le sillon,
Quelque mystérieux rayon
Tombé d’une aurore polaire,
Comme un nocturne papillon ?

« Qu’est-ce que vous pensez de tout ce fatras de troubadour, monsieur ? demanda maître Nick au voyageur.

— Je pense, monsieur, répondit celui-ci, que votre jeune clerc a quelque imagination, et je suis curieux de savoir à quoi il pourrait encore comparer son feu follet.

— Continue donc, Lionel ! »

Lionel avait quelque peu rougi au compliment du jeune homme, et, d’une voix plus vibrante, il dit :

Serait-ce en ces heures funèbres,
Où les vivants dorment lassés,
Le pavillon aux plis froissés
Qu’ici-bas l’Ange des ténèbres
Arbore au nom des trépassés ?

« Brrr !… » fit maître Nick.

Ou bien, au milieu des nuits sombres,
Lorsque le moment est venu,
Est-ce le signal convenu
Que la terre, du sein des ombres,
Envoie au ciel vers l’inconnu,


Et qui, comme un feu de marée,
Aux esprits errants à travers
Les vagues espaces ouverts,
Indique la céleste entrée
Des ports de l’immense Univers ?

« Bien, jeune poète ! dit le voyageur.

— Oui, pas mal, pas mal ! ajouta maître Nick. Où diable, Lionel, vas-tu chercher tout cela !… C’est fini, je suppose ?

— Non, maître Nick, répondit Lionel, et, d’une voix qui s’accentuait encore :

Mais si c’est l’amour, jeune fille,
Qui l’agite à tes yeux là-bas,
Laisse-le seul à ses ébats !
Prends garde à ton cœur ! Ce feu brille…
Il brille mais ne brûle pas !

« Attrapées, les jeunes filles ! s’écria maître Nick. J’aurais été bien surpris s’il n’y avait pas eu un peu d’amour en jeu dans ces accords anacréontiques ! Après tout, c’est de son âge ! — Qu’en pensez-vous, monsieur ?

— En effet, répondit le voyageur, et j’imagine que… »

Le jeune homme venait de s’interrompre à la vue d’un groupe d’hommes, postés sur le talus de la route, et dont l’un fit signe au conducteur du stage de s’arrêter.

Celui-ci retint ses chevaux, et les hommes s’approchèrent de la voiture.

« C’est monsieur Nick, il me semble ? dit l’un de ces individus en se découvrant avec politesse.

— Et c’est monsieur Rip ! » répondit le notaire, qui ajouta tout bas : « Diable ! méfions-nous ! »

Très heureusement, ni maître Nick, ni son clerc, ni le chef de l’agence, ne remarquèrent la transformation que subit la physionomie de l’inconnu, lorsque ce nom de Rip fut prononcé. Sa figure était devenue pâle, non de la pâleur de l’épouvante, mais de celle qui est inspirée par une insurmontable horreur. Visiblement, il avait eu la pensée de se jeter sur cet homme… Mais, ayant détourné la tête, il parvint à se dominer.

« Vous voilà en route pour Laval, monsieur le notaire ? reprit Rip.

— Comme vous le voyez, monsieur Rip. Des affaires qui vont me retenir pendant quelques heures ! Bon ! j’espère bien être de retour ce soir à Montréal.

— Cela vous regarde.

— Et que faites-vous là avec vos hommes ? demanda maître Nick. Toujours à l’affût pour le compte du gouvernement ! En aurez-vous arrêté de ces malfaiteurs ! Bah ! on a beau en prendre, ils se multiplient comme les mauvaises herbes ! En vérité, ils feraient mieux de devenir d’honnêtes gens…

— Comme vous dites, monsieur Nick, mais c’est la vocation qui leur manque !

— La vocation ! Toujours plaisant, monsieur Rip !

— Est-ce que vous êtes sur la trace de quelque criminel ?

— Criminel pour les uns, héros pour les autres, répondit Rip. Cela dépend du point de vue !

— Qu’entendez-vous dire ?

— Que l’on a signalé dans l’île la présence de ce fameux Jean-Sans-Nom…

— Ah ! le fameux Jean-Sans-Nom ! Oui ! les patriotes en ont fait un héros, et non sans de bons motifs ! Mais, paraît-il, Sa Gracieuse Majesté n’est pas de cet avis, puisque le ministre Gilbert Argall vous a lancé à ses trousses !

— En effet, monsieur Nick !

— Et vous dites qu’on l’a vu dans l’île de Montréal, ce mystérieux agitateur ?…

— On le prétend du moins, répondit Rip, quoique je commence à en douter !

— Oh ! s’il y est venu, il doit en être reparti, répliqua maître Nick, ou, s’il y est encore, il n’y sera plus longtemps ! Jean-Sans-Nom n’est pas facile à prendre !…

— Un vrai feu follet, dit alors le voyageur en s’adressant au jeune clerc.

— Ah ! bien !… Ah ! très bien !… s’écria maître Nick ! Salue, Lionel ! — Et, à propos, monsieur Rip, si, par hasard, vous rencontriez un feu follet sur votre route, tâchez de le saisir au collet pour l’apporter à mon clerc ! Ça fera plaisir, à cette flamme errante, d’entendre comme la traite un disciple d’Apollon !

— Ce serait avec empressement, répondit Rip, si nous n’étions pas obligés de retourner sans retard à Montréal, où j’attends de nouvelles instructions. »

Puis, se tournant vers le jeune homme :

« Et monsieur vous accompagne ?…

— Jusqu’à Laval, répondit l’inconnu…

— Où j’ai hâte d’arriver, ajouta le notaire. Au revoir, monsieur Rip ! S’il m’est impossible de vous souhaiter bonne chance, car la capture de Jean-Sans-Nom ferait trop de peine aux patriotes, je vous souhaite du moins le bonjour !…

— Et moi, bon voyage, monsieur Nick ! »

Les chevaux ayant repris le trot, Rip et ses hommes disparurent au tournant de la route. Quelques instant après, le notaire disait à son compagnon, qui s’était rejeté dans le coin du stage :

« Oui ! il faut espérer que Jean-Sans-Nom ne se laissera pas attraper ! Depuis si longtemps qu’on le cherche…

— On peut le chercher ! s’écria Lionel. Ce damné Rip lui-même y perdra sa réputation d’habileté !

— Chut ! Lionel ! Cela ne nous regarde pas !

— Ce Jean-Sans-Nom est habitué, sans doute, à déjouer la police ? demanda le voyageur.

— Comme vous dites, monsieur. S’il se laissait prendre, ce serait une grande perte pour le parti franco-canadien…

— Les gens d’action ne lui manquent pas, monsieur Nick, et il n’en est pas à un homme près !

— N’importe ! répondit le notaire. J’ai entendu dire que ce serait très regrettable ! Après tout, je ne m’occupe pas plus de politique que Lionel, et mieux vaut n’en point parler.

— Mais, reprit le jeune homme, nous avons été interrompus au moment où votre jeune clerc s’abandonnait au souffle poétique…

— Il avait fini de souffler, je suppose ?…

— Non, maître Nick, répondit Lionel, en remerciant par un sourire son bienveillant auditeur.

— Comment, tu n’es pas époumoné ?… s’écria le notaire. Voilà un feu follet qui est devenu tour à tour sylphe, djinn, lutin, spectre, âme lumineuse, mirage, éclair, bolide, rayon, pavillon, feu de marée, étincelle d’amour, et ce n’est pas assez ?… En vérité, je me demande ce qu’il pourrait être encore ?

— Je serais curieux de le savoir ! répondit le voyageur.

— Alors, continue, Lionel, continue, et finis, si toutefois cette nomenclature doit avoir une fin ! »

Lionel, habitué aux plaisanteries de maître Nick, ne s’en émut pas autrement, et reprit :

Qui que tu sois, éclair, souffle, âme,
Pour mieux pénétrer tes secrets,
Ô feu fantasque, je voudrais
Pouvoir m’absorber dans ta flamme !
Alors partout je te suivrais,

Lorsque sur la cime des arbres,
Tu viens poser ton front ailé,
Ou, discrètement appelé,
Lorsque tu caresses les marbres
Du cimetière désolé !

— Triste ! triste ! murmura le notaire.

Ou quand tu rôdes sur les lisses
Du navire battu de flanc

Sous les coups du typhon hurlant,
Et que dans les agrès tu glisses,
Comme un lumineux goéland !

Et l’union serait complète,
Si le destin, un jour, voulait
Que je pusse, comme il me plaît,
Naître avec toi, flamme follette,
Mourir avec toi, feu follet !

« Ah ! très bien cela ! s’écria maître Nick. Voilà une fin qui me va ! Ça peut se chanter :

Flamme follette,
Feu follet !

— Qu’en dites-vous, monsieur ?

— Monsieur, répondit le voyageur, tous mes compliments à ce jeune poète, et puisse-t-il avoir le prix de poésie au concours de la Lyre-Amicale. Quoiqu’il arrive, ses vers nous auront fait passer quelques moments agréables, et jamais voyage ne m’aura paru si court ! »

Lionel, extrêmement flatté, but à même cette coupe de louanges que lui tendait le jeune homme. Au fond, maître Nick était très satisfait des éloges adressés à son jeune clerc.

Pendant ce temps, le stage avait marché d’un bon pas, et onze heures sonnaient à peine, lorsqu’il atteignit la branche septentrionale du fleuve.

À cette époque, les premiers steam-boats avaient déjà fait leur apparition sur le Saint-Laurent. Ils n’étaient ni puissants ni rapides, et rappelaient plutôt par leurs dimensions restreintes ces chaloupes à vapeur, auxquelles on donne maintenant en Canada le nom de « tug-boat » ou plus communément de « toc. »

En quelques minutes, ce toc eut transporté maître Nick, son clerc et le voyageur à travers le cours intermédiaire du fleuve, dont les eaux verdâtres se mêlaient aux eaux noires de la rivière Outaouais.

Là, on se sépara, après compliments et poignées de mains échangées de part et d’autre. Puis, tandis que le voyageur gagnait directement les rues de Laval, maître Nick et Lionel, tournant la ville, se dirigèrent vers l’est de l’île Jésus.