Famille sans nom/I/Chapitre I

Hetzel (p. 1-22).



Première partie


I

Quelques faits, quelques dates


« On plaint ce pauvre genre humain qui s’égorge à propos de quelques arpents de glace », disaient les philosophes à la fin du xviiie siècle — et ce n’est pas ce qu’ils ont dit de mieux, puisqu’il s’agissait du Canada, dont les Français disputaient alors la possession aux soldats de l’Angleterre.

Deux cents ans avant eux, au sujet de ces territoires américains, revendiqués par les rois d’Espagne et de Portugal, François Ier s’était écrié : « Je voudrais bien voir l’article du testament d’Adam, qui leur lègue ce vaste héritage ! » Le roi avait d’autant plus raison d’y prétendre, qu’une partie de ces territoires devait bientôt prendre le nom de Nouvelle-France.

Les Français, il est vrai, n’ont pu conserver cette magnifique colonie américaine ; mais sa population, en grande majorité, n’en est pas moins restée française, et elle se rattache à l’ancienne Gaule par ces liens du sang, cette identité de race, ces instincts naturels, que la politique internationale ne parvient jamais à briser.

En réalité, les « quelques arpents de glace », si dédaigneusement qualifiés, forment un royaume dont la superficie égale celle de l’Europe.

Un Français avait pris possession de ces vastes territoires dès l’année 1534.

C’est au cœur même de cette contrée que Jacques Cartier, originaire de Saint-Malo, poussa sa marche audacieuse, en remontant le cours du fleuve, auquel fut donné le nom de Saint-Laurent. L’année suivante, le hardi Malouin, portant plus avant son exploration vers l’ouest, arriva devant un groupe de cabanes — Canada en langue indienne — d’où est sortie Québec, puis, atteignit cette bourgade d’Hochelaga, d’où est sortie Montréal. Deux siècles plus tard, ces deux cités allaient successivement prendre le titre de capitales, concurremment avec Kingston et Toronto, en attendant que, dans le but de mettre fin à leurs rivalités politiques, la ville d’Ottawa fut déclarée siège du gouvernement de cette colonie américaine, que l’Angleterre appelle actuellement Dominion of Canada.

Quelques faits, quelques dates, suffiront à faire connaître les progrès de cet important état depuis sa fondation jusqu’à la période de 1830 à 1840, pendant laquelle se sont déroulés les événements relatifs à cette histoire.

Sous Henri IV, en 1595, Champlain, un des bons marins de l’époque, revient en Europe après un premier voyage, pendant lequel il a choisi l’emplacement où sera fondée Québec. Il prend part alors à l’expédition de M. de Mons, porteur de lettres patentes pour le commerce exclusif des pelleteries, qui lui accordent le droit de concéder des terres dans le Canada. Champlain, dont le caractère aventureux ne s’accommode guère des choses du négoce, tire de son côté, remonte de nouveau le cours du Saint-Laurent, bâtit Québec en 1606. Depuis deux ans déjà, les Anglais avaient jeté les bases de leur premier établissement d’Amérique sur les rivages de la Virginie. De là, les germes d’une jalousie de nationalité ; et même, dès cette époque, se manifestent les prodromes de cette lutte que l’Angleterre et la France se livreront sur le théâtre du nouveau monde.

Au début, les indigènes sont nécessairement mêlés aux diverses phases de cet antagonisme. Les Algonquins et les Hurons se déclarent pour Champlain contre les Iroquois, qui viennent en aide aux soldats du Royaume-Uni. En 1609, ceux-ci sont battus sur les bords du lac, auquel on a conservé le nom du marin français.

Deux autres voyages — 1613 et 1615 — conduisent Champlain jusque dans les régions presque inconnues de l’ouest, sur les bords du lac Huron. Puis, il quitte l’Amérique et revient une troisième fois au Canada. Enfin, après avoir donné de tête et de bras contre des intrigues de toutes sortes, il reçoit, en 1620, le titre de gouverneur de la Nouvelle-France.

Sous ce nom se crée alors une compagnie, dont la constitution est approuvée par Louis XIII en 1628. Cette compagnie s’engage à faire passer en Canada, dans l’espace de quinze ans, quatre mille Français catholiques. Des quelques vaisseaux expédiés à travers l’Océan, les premiers tombent aux mains des Anglais, qui s’avancent à travers la vallée du Saint-Laurent et somment Champlain de se rendre.

Refus de l’intrépide marin, auquel le manque de ressources et de secours impose bientôt une capitulation — honorable d’ailleurs — qui, en 1629, donne Québec aux Anglais. En 1632, Champlain repart de Dieppe avec trois vaisseaux, reprend possession du Canada, restitué à la France par le traité du 13 juillet de la même année, jette les fondements de villes nouvelles, établit le premier collège canadien sous la direction des Jésuites, et meurt le jour de Noël — en 1635 — dans le pays conquis à force de volonté et d’audace.

Pendant quelque temps, des relations commerciales se nouent entre les colons français et les colons de la Nouvelle-Angleterre. Mais les premiers ont à lutter contre les Iroquois, qui sont devenus redoutables par leur nombre, car la population européenne n’est encore que de deux mille cinq cents âmes. Aussi la compagnie, dont les affaires périclitent, s’adresse-t-elle tout d’abord à Colbert, qui envoie le marquis de Tracy à la tête d’une escadre. Les Iroquois repoussés reviennent bientôt à la charge, se sentant soutenus par les Anglais, et un horrible massacre de colons s’accomplit dans le voisinage de Montréal.

Cependant, si, en 1665, la population s’est accrue du double, ainsi que le domaine superficiel de la colonie, il n’y a encore que treize mille Français en Canada, tandis que les Anglais comptent déjà deux cent mille habitants de race saxonne dans la Nouvelle-Angleterre. La guerre recommence.

Elle prend pour théâtre cette Acadie, qui forme actuellement la Nouvelle-Écosse, puis, s’étend jusqu’à Québec, d’où les Anglais sont repoussés en 1690. Enfin le traité de Ryswick — 1697 — assure à la France la possession de tous les territoires que la hardiesse de ses découvreurs, le courage de ses enfants, avaient fait siens dans le Nord-Amérique. En même temps, les tribus insoumises, Iroquois, Hurons et autres, se mettent sous la protection française par la convention de Montréal.

En 1703, le marquis de Vaudreuil, fils d’un premier gouverneur de ce nom, est nommé au gouvernement général du Canada, que la neutralité des Iroquois rend plus aisé à défendre contre les agressions des colons de la Grande-Bretagne. La lutte reprend dans les établissements de Terre-Neuve, qui sont anglais, et dans l’Acadie, qui, en 1711, échappe aux mains du marquis de Vaudreuil. Cet abandon va permettre aux forces anglo-américaines de se concentrer pour la conquête du domaine canadien, où les Iroquois, travaillés en dessous, redeviennent douteux. C’est alors que le traité d’Utrecht — 1713 — consomme la perte de l’Acadie, après avoir assuré pour trente ans la paix avec l’Angleterre.

Durant cette période de calme, la colonie fait de réels progrès. Les Français construisent quelques nouveaux forts, afin d’en assurer la possession à leurs descendants. En 1721, la population est de vingt-cinq mille âmes, et de cinquante mille en 1744. On peut croire que les temps difficiles sont passés. Il n’en est rien. Avec la guerre de la succession d’Autriche, l’Angleterre et la France se retrouvent aux prises en Europe, et, par suite, en Amérique. Il y a des alternatives de succès et de revers. Enfin le traité d’Aix-la-Chapelle — 1747 — remet les choses dans l’état où elles étaient au traité d’Utrecht.

Mais, si l’Acadie est désormais possession britannique, elle est demeurée bien française par les tendances générales de sa population. Aussi, le Royaume-Uni provoque-t-il l’immigration anglo-saxonne, afin d’assurer sa prépondérance de race dans les provinces conquises. La France veut en faire autant pour le Canada ; elle y réussit mal, et, sur ces entrefaites, l’occupation des territoires de l’Ohio rejette les rivaux en présence.

C’est alors, devant le fort Duquesne, récemment élevé par les compatriotes du marquis de Vaudreuil, que Washington apparaît à la tête d’une forte colonne anglo-américaine.

Franklin ne venait-il pas de déclarer que le Canada ne pouvait appartenir aux Français ? Deux escadres partent d’Europe — l’une de France, l’autre d’Angleterre. Après d’épouvantables massacres, qui ensanglantent l’Acadie et les territoires de l’Ohio, la guerre est officiellement déclarée par la Grande-Bretagne à la date du 18 mai 1756.

En ce même mois, sur une pressante demande de renforts faite par M. de Vaudreuil, le marquis de Montcalm vient prendre le commandement de l’armée régulière du Canada — quatre mille hommes en tout. Le ministre n’avait pu disposer d’un effectif plus considérable, car la guerre d’Amérique n’était pas populaire en France, si elle l’était à un rare degré dans le Royaume-Uni.

Dès le début de la campagne, premiers succès au profit de Montcalm. Prise du fort William-Henry, bâti au sud de ce lac George, qui forme le prolongement du lac Champlain.

Défaite des troupes anglo-américaines à la journée de Carillon. Mais, malgré ces brillants faits d’armes, évacuation du fort Duquesne par les Français, et perte du fort Niagara, rendu par une garnison trop faible, que la trahison des Indiens empêche de secourir en temps utile. Enfin, prise de Québec, en septembre 1759, par le général Wolfe à la tête de huit mille hommes de débarquement. Les Français, malgré la bataille qu’ils gagnent à Montmorency, ne peuvent éviter une défaite définitive. Montcalm est tué, Wolfe est tué. Les Anglais sont en partie maîtres des provinces canadiennes.

L’année suivante, une tentative est faite pour reprendre Québec, cette clef du Saint-Laurent. Elle échoue, et, peu de temps après, Montréal est contraint à capituler.

Enfin, le 10 février 1763, un traité intervient. Louis XV renonce à ses prétentions sur l’Acadie au profit de l’Angleterre. Il lui cède en toute propriété le Canada et ses dépendances. La Nouvelle-France n’existe plus que dans le cœur de ses enfants. Mais les Anglais n’ont jamais su s’adjoindre les peuples qu’ils ont soumis ; ils ne savent que les détruire. Or, on ne détruit pas une nationalité, lorsque la majorité des habitants a gardé l’amour de son ancienne patrie et ses aspirations d’autrefois. En vain la Grande-Bretagne organise-t-elle trois gouvernements, Québec, Montréal et Trois-Rivières. En vain veut-elle imposer la loi anglaise aux Canadiens, les astreindre à prêter un serment de fidélité. À la suite d’énergiques réclamations, en 1774, un bill est adopté, qui remet la colonie sous l’empire de la législation française.

D’ailleurs, s’il n’a plus rien à redouter de la France, le Royaume-Uni va se trouver en face des Américains. Ceux-ci, en effet, traversant le lac Champlain, prennent Carillon, les forts Saint-Jean et Frédérik, marchent avec le général Montgomery sur Montréal dont ils s’emparent, puis sur Québec qu’ils ne parviennent pas à prendre d’assaut.

L’année suivante — 4 juillet 1776 — est proclamée la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique.

Vient alors une période lamentable pour les Franco-Canadiens. Les Anglais sont dominés par une crainte : c’est que cette colonie leur échappe en entrant dans la grande fédération et se réfugie sous le pavillon étoilé que les Américains déploient à l’horizon. Mais il n’en fut rien — ce qu’il est permis de regretter dans l’intérêt des vrais patriotes.

En 1791, une nouvelle constitution divise le pays en deux provinces : le haut Canada, à l’ouest, le bas Canada à l’est, avec Québec pour capitale. Chaque province possède un Conseil législatif, nommé par la Couronne, et une chambre d’assemblée, élue pour quatre ans par les francs tenanciers des villes. La population est alors de cent trente-cinq mille habitants, parmi lesquels on n’en compte que quinze mille d’origine anglaise.

Ce que doivent être les aspirations des colons, violentés par la Grande-Bretagne, se résume dans la devise du journal le Canadien, fondé à Québec en 1806 : Nos institutions, notre langue et nos lois. Ils se battent pour conquérir ce triple desideratum, et la paix, signée à Gand, en 1814, termine cette guerre, où les succès et les revers se compensèrent de part et d’autre.

La lutte recommence encore entre les deux races, qui occupent le Canada de façon si inégale. C’est d’abord sur le terrain purement politique qu’elle s’engage. Les députés réformistes, à la suite de leur collègue, l’héroïque Papineau, ne cessent d’attaquer l’autorité de la métropole dans toutes les questions, — questions électorales, questions des terres qui sont concédées dans une proportion énorme aux colons de sang anglais, etc. Les gouverneurs ont beau proroger ou dissoudre la Chambre, rien n’y fait. Les opposants ne se laissent point
Les élections amènent des collisions sérieuses.
décourager un instant. Les royaux — les loyalistes — comme ils s’appellent, ont l’idée d’abroger la constitution de 1791, de réunir le Canada en une seule province, afin de donner plus d’influence à l’élément anglais, de proscrire l’usage de la langue française qui est restée la langue parlementaire et judiciaire. Mais Papineau et ses amis réclament avec une telle énergie que la Couronne renonce à mettre en œuvre ce détestable projet.
Sir John Colborne. Gilbert Argall.
Colonel Gore. Lord Gosford.

Cependant la discussion s’accentue. Les élections amènent des collisions sérieuses. En mai 1831, à Montréal, une émeute éclate, qui coûte la vie à trois patriotes franco-canadiens. Des meetings rassemblent la population des villes et des campagnes. Une active propagande se poursuit à travers toute la province. Enfin un manifeste énumère dans « quatre-vingt-douze résolutions » les griefs de la race canadienne contre la race anglo-saxonne, et demande la mise en accusation du gouverneur général, lord Aylmer. Le manifeste est adopté par la Chambre, malgré l’opposition de quelques réformistes qui le trouvent insuffisant. En 1834, il y a lieu de procéder à de nouvelles élections. Papineau et ses partisans sont réélus. Fidèles aux réclamations de la précédente législature, ils insistent pour la mise en accusation du gouverneur général. Mais la Chambre est prorogée en mars 1835, et le ministère remplace lord Aylmer par le commissaire royal lord Gosford, auquel sont adjoints deux commissaires, chargés d’étudier les causes de l’agitation actuelle. Lord Gosford proteste des dispositions conciliantes de la Couronne envers ses sujets d’outre-mer, sans obtenir que les députés veuillent reconnaître les pouvoirs de la commission d’enquête.

Entre temps, grâce à l’émigration, le parti anglais s’est peu à peu renforcé — même dans le bas Canada. À Montréal, à Québec, des associations constitutionnelles sont formées, afin de comprimer les réformistes. Si le gouverneur est obligé de dissoudre ces associations, créées contrairement à la loi, elles n’en restent pas moins prêtes à l’action. On sent que l’attaque sera très vive des deux côtés. L’élément anglo-américain est plus audacieux que jamais. Il n’est question que d’angliciser le bas Canada par tous les moyens. Les patriotes sont décidés à la résistance légale ou extra-légale. De cette situation si tendue, il ne peut sortir que de terribles heurts. Le sang des deux races va couler sur le sol conquis autrefois par l’audace des découvreurs français.

Telle était la situation du Canada en l’année 1837, au début de cette histoire. Il importait de mettre en lumière l’antagonisme d’origine des éléments français et anglais, la vitalité de l’un, la ténacité de l’autre.

Et d’ailleurs, cette Nouvelle-France, n’était-ce pas un morceau de la patrie, comme cette Alsace-Lorraine que l’invasion brutale allait arracher trente ans plus tard ? Et les efforts tentés par les Franco-Canadiens pour lui rendre au moins son autonomie, n’est-ce pas là un exemple que les Français de l’Alsace et de la Lorraine ne doivent jamais oublier ?

C’était précisément pour arrêter leurs dispositions en prévision d’une insurrection probable, que le gouverneur, lord Gosford, le commandant général, sir John Colborne, le colonel Gore et le ministre de la police, Gilbert Argall, avaient pris rendez-vous dans la soirée du 23 août.

Les Indiens désignent par le mot « kébec » tout rétrécissement de fleuve produit par un brusque rapprochement des rives. De là, le nom de la capitale, qui est bâtie sur un promontoire, sorte de Gibraltar, élevé en amont de l’endroit où le Saint-Laurent s’évase comme un bras de mer. Ville haute sur la colline abrupte, qui domine le cours du fleuve, ville basse étendue sur la rive, où sont construits les entrepôts et les docks, rues étroites avec trottoirs de planches, maisons de bois pour la plupart, quelques édifices sans grand style, palais du gouverneur, hôtels de la poste et de la marine, cathédrales anglaise et française, une esplanade très fréquentée des promeneurs, une citadelle occupée par une garnison assez importante, telle était alors la vieille cité de Champlain, plus pittoresque, en somme, que les villes modernes du Nord-Amérique.

Du jardin du gouverneur, la vue s’étendait au loin sur le superbe fleuve dont les eaux se séparent, en aval, à la fourche de l’île d’Orléans. La soirée était magnifique. L’atmosphère attiédie ne se troublait point sous l’âpre souffle du nord-ouest, si pernicieux en toutes saisons, quand il se propage à travers la vallée du Saint-Laurent. Dans l’ombre d’un square, une de ses faces éclairée par la lumière de la lune, se dressait la pyramide quadrangulaire, élevée à la mémoire de Wolfe et de Montcalm, réunis le même jour par la mort.

Depuis une heure déjà, le gouverneur général et les trois autres hauts personnages s’entretenaient de la gravité d’une situation qui les obligeait à se tenir incessamment sur le qui-vive. Les symptômes d’un soulèvement prochain n’apparaissaient que trop clairement. Il convenait d’être prêt à toute éventualité.

« De combien d’hommes pouvez-vous disposer ? venait de demander lord Gosford à sir John Colborne.

— D’un nombre malheureusement trop restreint, répondit le général, et encore devrai-je dégarnir le comté d’une partie des troupes qui l’occupent.

— Précisez, commandant.

— Je ne pourrai mettre en avant que quatre bataillons et sept compagnies d’infanterie, car il est impossible de rien prendre sur les garnisons des citadelles de Québec et de Montréal.

— Qu’avez-vous en artillerie ?…

— Trois ou quatre pièces de campagne.

— Et en cavalerie.

— Un piquet seulement.

— S’il faut disperser cet effectif dans les comtés limitrophes, fit observer le colonel Gore, il sera insuffisant ! Peut-être est-il regrettable, monsieur le gouverneur, que Votre Seigneurie ait dissous les associations constitutionnelles, formées par les loyalistes ! Nous aurions là plusieurs centaines de carabiniers volontaires, dont le secours ne serait point à dédaigner.

— Je ne pouvais laisser ces associations s’organiser, répondit lord Gosford. Leur contact avec la population aurait engendré des collisions quotidiennes. Évitons tout ce qui pourrait provoquer une explosion. Nous sommes dans une soute à poudre, et il n’y faut marcher qu’avec des chaussons de lisière ! »

Le gouverneur général n’exagérait pas. C’était un homme de grand sens et d’esprit conciliant. Dès son arrivée dans la colonie, il avait montré beaucoup de prévenances envers les colons français, ayant — ainsi que l’a fait observer l’historien Garneau — « une pointe de gaieté irlandaise qui s’accommodait bien de la gaieté canadienne. » Si la rébellion n’avait pas éclaté encore, on le devait à la circonspection, à la douceur, à l’esprit de justice que lord Gosford apportait dans ses rapports avec ses administrés. Par nature comme par raison, il répugnait aux mesures violentes.

« La force, répétait-il, comprime, mais ne réprime pas. En Angleterre, on oublie trop que le Canada est voisin des États-Unis, et que les États-Unis ont fini par conquérir leur indépendance ! Je vois bien qu’à Londres, le ministère veut une politique militante. Aussi, sur le conseil des commissaires, la Chambre des lords et la Chambre des communes ont-elles adopté à une grande majorité une proposition qui tend à mettre en accusation les députés de l’opposition, à employer les deniers publics sans contrôle, à modifier la constitution de manière à doubler dans les districts le nombre des électeurs d’origine anglaise ! Mais cela n’est point faire montre de sagesse. Il y aura du sang versé de part et d’autre ! »

C’était à craindre, réellement. Les dernières mesures, adoptées par le Parlement anglais, avaient produit une agitation qui ne demandait qu’à se manifester à tout propos. Conciliabules secrets, meetings publics, surexcitaient l’opinion. Des faits, on passerait bientôt aux actes. Les provocations s’échangeaient à Montréal comme à Québec entre les réformistes et les partisans de la domination anglo-saxonne — surtout les anciens membres des associations constitutionnelles. La police n’ignorait pas qu’un appel aux armes avait été répandu à travers les districts, les comtés, les paroisses. On avait été jusqu’à pendre en effigie le gouverneur général. Il y avait donc à prendre des dispositions.

« M. de Vaudreuil a-t-il été vu à Montréal ? demanda lord Gosford.

— Il ne paraît point avoir quitté son habitation de Montcalm, répondit Gilbert Argall. Mais ses amis Farran, Clerc, Vincent Hodge, le visitent assidûment et sont en rapport quotidien avec les députés libéraux, et plus particulièrement avec l’avocat Gramont, de Québec.

— Si un mouvement éclate, dit sir John Colborne, nul doute qu’il ait été préparé par eux.

— Aussi, en les faisant arrêter, ajouta le colonel Gore, peut-être Votre Seigneurie écraserait-elle le complot dans l’œuf ?…

— À moins qu’on ne le fît éclore plus tôt ! » répondit le gouverneur général.

Puis, se retournant, vers le ministre de la police :

« Si je ne me trompe, demanda-t-il, M. de Vaudreuil et ses amis ont déjà figuré dans les insurrections de 1832 et de 1835 ?

— En effet, répondit sir Gilbert Argall, ou, du moins, on a eu lieu de le supposer ; mais les preuves directes ont manqué, et il a été impossible de les poursuivre, ainsi qu’on l’avait fait lors du complot de 1825.

— Ce sont ces preuves qu’il importe de se procurer à tout prix, dit sir John Colborne, et, afin d’en finir, une fois pour toutes, avec les menées des réformistes, laissons-les s’engager plus avant. Rien d’abominable comme une guerre civile, je le sais ! Mais, s’il faut en arriver là, qu’on la fasse sans merci, et que la lutte se termine au profit de l’Angleterre ! »

Parler en ces termes était bien dans le rôle du commandant en chef des forces britanniques en Canada. Toutefois, si John Colborne était homme à réprimer une insurrection avec la dernière rigueur, s’immiscer dans ces surveillances occultes, qui sont du domaine spécial de la police, eût révolté son esprit militaire. Il suit de là que, depuis plusieurs mois, c’était uniquement aux agents de Gilbert Argall qu’était dévolu le soin d’observer sans répit les agissements du parti franco-canadien. Les villes, les paroisses de la vallée du Saint-Laurent, et plus particulièrement celles des comtés de Verchères, de Chambly, de Laprairie, de l’Acadie, de Terrebonne, des Deux-Montagnes, étaient incessamment parcourues par les nombreux détectives du ministre. À Montréal, à défaut de ces associations constitutionnelles, dont le colonel Gore regrettait la dissolution, le Doric Club — ses membres comptaient parmi les plus acharnés loyalistes — se donnait mission de réduire les insurgés par tous les moyens possibles. Aussi lord Gosford pouvait-il craindre qu’à tout instant, de jour ou de nuit, le choc vînt à se produire.

On comprend que, malgré ses tendances personnelles, l’entourage du gouverneur général le poussait à soutenir les bureaucrates — ainsi appelait-on les partisans de l’autorité de la Couronne — contre les partisans de la cause nationale. D’ailleurs, sir John Colborne n’était point pour les demi-mesures, comme il le prouva plus tard, lorsqu’il succéda à lord Gosford dans le gouvernement de la colonie. Quand au colonel Gore, vieux militaire, décoré de Waterloo, il fallait, à l’entendre, agir militairement et sans retard.

Le 7 mai de la présente année, une assemblée avait réuni à Saint-Ours, petite bourgade du comté de Richelieu, les chefs réformistes. Là furent prises des résolutions, qui devinrent le programme politique de l’opposition franco-canadienne.

Entre autres, il convient de citer celle-ci :

« Le Canada, comme l’Irlande, doit se rallier autour d’un homme, doué d’une haine de l’oppression et d’un amour de sa patrie, que rien, ni promesses, ni menaces, ne pourront jamais ébranler. »

Cet homme, c’était le député Papineau, dont le sentiment populaire faisait à juste titre un O’Connell.

En même temps, l’assemblée décidait « de s’abstenir autant que possible de consommer les articles importés et de ne faire usage que des produits fabriqués dans le pays, afin de priver le gouvernement des revenus provenant des droits imposés sur les marchandises étrangères. »

À ces déclarations, lord Gosford dut répondre, le 15 juin, par une proclamation défendant toute réunion séditieuse, et ordonnant aux magistrats et officiers de la milice de les dissoudre.

La police manœuvrait donc avec une insistance qui ne se lassait plus, employant ses agents les plus déliés, ne reculant même pas à provoquer des trahisons — ainsi que cela s’était fait déjà — par l’appât de sommes considérables.

Mais, bien que Papineau fût l’homme en vue, il en était un autre qui travaillait dans l’ombre et si mystérieusement que les principaux réformistes ne l’avaient jamais aperçu qu’en de rares circonstances. Autour de ce personnage s’était créée une véritable légende, qui lui donnait une influence extraordinaire sur l’esprit des masses : Jean-Sans-Nom — on ne le connaissait que sous cette appellation énigmatique.
On avait été jusqu’à pendre en effigie le gouverneur

Comment s’étonner dès lors qu’il fût question de lui dans l’entretien du gouverneur général et de ses hôtes ?

« Et ce Jean-Sans-Nom, demanda sir John Colborne, a-t-on retrouvé ses traces ?

— Pas encore, répondit le ministre de la police. J’ai lieu de croire, pourtant, qu’il a reparu dans les comtés du bas Canada, et même qu’il est venu récemment à Québec !
Rip, de la maison Rip and Co.

— Quoi ! vos agents n’ont pu lui mettre la main dessus ? s’écria le colonel Gore.

— Ce n’est pas facile, général.

— Cet homme a-t-il donc l’influence qu’on lui prête ? reprit lord Gosford.

— Assurément, répondit le ministre, et je puis affirmer à Votre Seigneurie que cette influence est très grande.

— Quel est cet homme ?

— Voilà ce qu’on n’a jamais pu découvrir, dit sir John Colborne. N’est-ce pas, mon cher Argall ?

— C’est vrai, général ! On ne sait quel est ce personnage, ni d’où il vient, ni où il va. C’est ainsi qu’il a figuré, presque invisiblement, dans les dernières insurrections. Aussi n’est-il pas douteux que les Papineau, les Viger, les Lacoste, les Vaudreuil, les Farran, les Gramont, tous les chefs enfin, comptent sur son intervention au moment voulu. Ce Jean-Sans-Nom est passé à l’état d’être quasi-surnaturel dans les districts du Saint-Laurent, en amont de Montréal, comme en aval de Québec. Si l’on en croit la légende, il a tout ce qu’il faut pour entraîner les villes et les campagnes, une audace extraordinaire, un courage à toute épreuve. Et puis, je vous l’ai dit, c’est le mystère, c’est l’inconnu !

— Vous pensez qu’il est venu dernièrement à Québec ? demanda lord Gosford.

— Les rapports de police, du moins, permettent de le supposer, répondit Gilbert Argall. Aussi ai-je mis en campagne un homme des plus actifs et des plus fins, ce Rip, qui a déployé tant d’intelligence dans l’affaire de Simon Morgaz.

— Simon Morgaz, dit sir John Colborne, celui qui, en 1825, a si opportunément livré, à prix d’or, ses complices de la conspiration de Chambly ?…

— Lui-même !

— Et sait-on où il est ?

— On ne sait qu’une chose, répondit Gilbert Argall, c’est que, repoussé de tous ceux de sa race, de tous ces Franco-Canadiens qu’il avait trahis, il a disparu. Peut-être a-t-il quitté le nouveau continent ?… Peut-être est-il mort ?…

— Eh bien, le moyen qui a réussi près de Simon Morgaz, demanda sir John Colborne, ne pourrait-il réussir de nouveau près de l’un des chefs réformistes ?

— N’ayez pas cette idée, général ! répondit lord Gosford. De tels patriotes, il faut le reconnaître, sont au-dessus de toute atteinte. Qu’ils se posent en ennemis de l’influence anglaise et rêvent pour le Canada l’indépendance que les États-Unis ont conquise sur l’Angleterre, ce n’est malheureusement que trop vrai ! Mais espérer qu’on pourra les acheter, les décider à trahir par des promesses d’argent ou d’honneurs, jamais ! J’en ai la conviction, vous ne trouverez point un traître parmi eux !

— On en disait autant de Simon Morgaz, répondit ironiquement sir John Colborne ; or, il n’en a pas moins livré ses compagnons ! Et, précisément, ce Jean-Sans-Nom, dont vous parliez, qui sait s’il n’est pas à vendre ?…

— Je ne le crois pas, général, répliqua vivement le ministre de la police.

— En tout cas, ajouta le colonel Gore, que ce soit pour l’acheter ou pour le pendre, la première condition est de s’en emparer ; et, puisqu’il a été signalé à Québec… »

En ce moment, un homme apparut au tournant de l’une des allées du jardin, et s’arrêta à une dizaine de pas.

Le ministre reconnut le policier, ou plutôt l’entrepreneur de police — qualification qu’il méritait à tous égards.

Cet homme, en effet, n’appartenait pas à la brigade régulière de Comeau, le chef des agents anglo-canadiens.

Gilbert Argall lui fit signe de s’approcher.

« C’est Rip, de la maison Rip and Co, dit-il, en s’adressant à lord Gosford. Votre Seigneurie veut-elle lui permettre de nous faire son rapport ? »

Lord Gosford acquiesça d’un signe de tête. Rip s’approcha respectueusement et attendit qu’il convînt à Gilbert Argall de l’interroger — ce que celui-ci fit en ces termes :

« Avez-vous acquis la certitude que Jean-Sans-Nom ait été vu à Québec ?

— Je crois pouvoir l’affirmer à votre Honneur !

— Et comment se fait-il qu’il ne soit pas arrêté ? demanda lord Gosford.

— Votre Seigneurie voudra bien excuser mes associés et moi, répondit Rip, mais nous avons été prévenus trop tard. Avant-hier, Jean-Sans-Nom avait été indiqué comme ayant visité une des maisons de la rue du Petit-Champlain, celle qui est contiguë à la boutique du tailleur Émotard, à gauche, en montant les premières marches de ladite rue. J’ai donc fait cerner cette maison, qui est habitée par un sieur Sébastien Gramont, avocat et député, très lancé dans le parti réformiste. Mais Jean-Sans-Nom ne s’y était pas même présenté, bien que le député Gramont ait certainement eu des relations avec lui. Nos perquisitions ont été inutiles.

— Croyez-vous que cet homme soit encore à Québec ? demanda sir John Colborne.

— Je ne saurais répondre affirmativement à Votre Excellence, répondit Rip.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Je ne l’ai jamais vu, et, en réalité, il est bien peu de gens qui le connaissent !

— Sait-on, du moins, quelle direction il a prise en sortant de Québec ?

— Je l’ignore, répondit Rip.

— Et quelle est votre idée à ce sujet ? demanda le ministre de la police.

— Mon idée est que cet homme a dû se diriger vers le comté de Montréal, où les agitateurs paraissent se concentrer de préférence. Si une sédition se prépare, c’est dans cette partie du bas Canada qu’elle éclatera vraisemblablement. J’en conclus que Jean-Sans-Nom doit être caché dans quelque village voisin des rives du Saint-Laurent…

— Justement, répondit Gilbert Argall, et c’est de ce côté qu’il convient de poursuivre les recherches.

— Eh bien, donnez des ordres en conséquence, dit le gouverneur général.

— Votre Seigneurie va être satisfaite. Rip, dès demain, vous quitterez Québec avec les meilleurs employés de votre agence. De mon côté, je ferai particulièrement surveiller M. de Vaudreuil et ses amis, avec lesquels ce Jean-Sans-Nom a certainement des entrevues plus ou moins fréquentes. Tâchez de retrouver ses traces, n’importe par quel moyen. C’est le mandat dont le gouverneur général vous charge spécialement.

— Et il sera fidèlement rempli, répondit le chef de la maison Rip and Co. Je partirai dès demain.

— Nous approuvons d’avance, ajouta Gilbert Argall, tout ce que vous croirez devoir faire pour opérer la capture de ce dangereux partisan. Il nous le faut mort ou vif, avant qu’il puisse soulever la population franco-canadienne par sa présence. Vous êtes intelligent et zélé, Rip, vous l’avez prouvé, il y a une douzaine d’années, dans l’affaire Morgaz. Nous comptons de nouveau sur votre zèle et votre intelligence. Allez. »

Rip se préparait à partir, et il avait déjà fait quelques pas en arrière, lorsqu’il se ravisa.

« Puis-je soumettre une question à Votre Honneur ? dit-il en s’adressant au ministre.

— Une question ?…

— Oui, Votre Honneur, et il est nécessaire qu’elle soit résolue pour la régularité des écritures la bonne tenue des livres de la maison Rip and Co.

— Parlez, dit Gilbert Argall.

— La tête de Jean-Sans-Nom est-elle mise à prix ?

— Pas encore !

— Il faut qu’elle le soit, dit sir John Colborne.

— Elle l’est, répondit lord Gosford.

— Et à quel prix ?… demanda Rip.

— Quatre mille piastres[1].

— Elle en vaut six mille, répondit Rip. J’aurai des frais de déplacement, des débours pour renseignements spéciaux.

— Soit, dit lord Gosford.

— Ce sera de l’argent que Votre Seigneurie n’aura point à regretter…

— S’il est gagné… ajouta le ministre.

— Il le sera, Votre Honneur ! »

Et, sur cette affirmation, un peu hasardée peut-être, le chef de la maison Rip and Co se retira.

« Un homme qui paraît sûr de lui, ce Rip ! fit observer le colonel Gore.

— Et qui doit inspirer toute confiance, répondit Gilbert Argall. D’ailleurs, cette prime de six mille piastres est bien faite pour exciter sa finesse et son zèle. Déjà, l’affaire de la conspiration de Chambly lui a valu des sommes importantes, et, s’il aime son métier, il n’aime pas moins l’argent qu’il lui rapporte. Il faut prendre cet original comme il est, et je ne connais personne plus capable que lui pour s’emparer de Jean-Sans-Nom, si Jean-Sans-Nom est homme à se laisser prendre ! »

Le général, le ministre et le colonel prirent alors congé de lord Gosford. Puis, sir John Colborne donna ordre au colonel Gore de partir immédiatement pour Montréal, où l’attendait son collègue, le colonel Witherall, chargé de prévenir ou d’enrayer dans les paroisses du comté tout mouvement insurrectionnel.

  1. La piastre en dollar vaut 5 francs 25 en Canada, et elle se subdivise en 100 cents, le cent équivalant à peu près un sou de la monnaie française.