Fables chinoises du IIIe au VIIIe siècle de notre ère/13

LE ROI-CERF


 
Dans le pays Mrigadava[1],
Autrefois le Bodhisattva[2]
Fut un roi-cerf. De neuf nuances
Était son corps plein d’élégance,
Et des milliers de ses amis
À ses ordres étaient soumis.

 
Mais les hommes aussi reconnaissaient pour maître
Un roi, que le troupeau soudain vit apparaître.
Ce roi chassait. Précipités dans un ravin,
Tous les cerfs débandés prennent la fuite en vain :
Les uns râlent, blessés, au milieu des épines,
Les autres tombent morts sur le flanc des collines.
D’autres enfin, traqués, errent au fond des bois.
Le roi-cerf en pleurant dit : — Maintenant je vois

Que j’ai causé la mort de cette multitude
En venant vers des lieux où l’homme a l’habitude
De porter, comme nous, ses pas,
Pour y chercher un bon repas.
Alors il pénétra jusqu’au cœur du royaume
Et dit, s’agenouillant dans la salle du trône :
— Vos chasseurs sont venus en foule nous saisir ;
Nous, animaux de peu, dans notre ardent désir
De vivre, nous mangions sur votre territoire.
Votre bonté céleste est immense et notoire :
Notre troupeau sera chaque jour délesté
Des cerfs qu’on doit manger chez votre Majesté ;
Combien en consomme par jour
Votre cour ? —
— Un seul, reprit le roi — mais faire un tel carnage
Ne fut point mon dessein, aussi bien je m’engage
Si vous tenez serment, à désormais cesser
De chasser.

De retour, le roi-cerf à ses sujets expose
Cette clause,
Et ceux-ci l’approuvant, l’ordre à suivre établi,
L’un après l’autre allait au pays de l’oubli.
Quand ils prenaient congé de leur auguste Maître
Celui-ci leur disait : — En ce monde, chaque être

Étant impermanent, nul ne peut éviter
Le terme de la vie ; avant de la quitter,
Songez à la grandeur sereine
Du Bouddha bienveillant et demeurez sans haine
Envers le roi des hommes,
Considérant ce que nous sommes.

Or il advint qu’un jour
Ce fut le tour
D’une biche d’aller à la mort, et sans plainte,
Elle dit : — J’y consens, mais je me trouve enceinte ;
Je demande un délai. Lorsque j’aurai mis bas
Mes petits, j’offrirai mon corps pour un repas. —

Le condamné suivant s’écria : — Qu’on m’accorde
Ce jour auquel j’ai droit ! Faites miséricorde
Et sans regret
Je mourrai. —
Le roi-cerf, lui voulant concéder la journée
Tout en observant bien la parole donnée,
Au Souverain livra sa propre destinée,
Racontant l’incident
Précédant.

 
L’homme-roi, pénétré de honte et de tristesse,
Déplore enfin tout haut ses crimes qu’il confesse :
— J’ai rougi de sang les chemins
Tandis qu’un animal ainsi se sacrifie
Pour sauver bravement par sa mort une vie,
Moi qui règne sur les humains,
J’ai détruit de mes propres mains,
Et coup sur coup,
Une foule innombrable
D’êtres vivants. Je suis coupable,
Oui, je suis plus méchant qu’un loup.
Du ciel le roi-cerf a reçu
La vertu
Considérable
Qu’eurent tous les héros de notre antiquité,
Qu’il soit remis en liberté.
Si parmi vous quelqu’un tuait un animal
Il ferait mal
Et serait châtié
Sans pitié,
Tout comme
S’il tuait un homme.

Tel va le fleuve aux océans,
Dans la province

De ce bon prince
Accoururent les gens,
Et la paix, délectable baume,
Régna partout dans le royaume.

Le roi-cerf, c’était le Bouddha
Le roi des hommes, Ânanda[3].

  1. Mrigadàva, forêt des cerfs.
  2. Bodhisattva, futur Bouddha.
  3. Ânanda, voir note 1 de la première fable.