Fables canadiennes/05/Le carcajou

C. Darveau (p. 329-331).

FABLE XVI

LE CARCAJOU

 Quand les cristaux de la gelée
Eurent fleuri les eaux au fond de la vallée,
Le rival de Tanner, le maître de nos bois,
L’ours qui vit sans manger pendant au moins six mois,
 Usant de son grand privilège,
Dormit en attendant le départ de la neige.
Mais un vieux carcajou s’empara du pouvoir
 Et le fit aussitôt savoir
À tous les animaux de la forêt profonde.

— C’est sur le droit, dit-il, que mon pouvoir se fonde :
L’ours me l’a confié pour jusques au printemps ;
Et l’on m’obéira par amour ou par crainte.

 Après un certain temps,
 Comme il entendit quelque plainte
 Contre sa haute autorité,
Il voulut sur le champ savoir la vérité,
Mais de quelque façon plus confidentielle.
 Il fit annoncer pour cela,
 Dans la Gazette officielle,
 L’important avis que voilà :
Tout animal, petit ou gros, mâle ou femelle,
Qui veut de ses conseils aider le carcajou.
Sera le bien venu ; la promesse est formelle.

 L’avis passa pour un bijou
Et tous les animaux en prirent connaissance.
 Plusieurs partirent aussitôt ;
C’étaient les plus petits, les bêtes sans naissance
 Et qui payaient l’impôt.
Le renard, soupçonnant quelques pièges ignobles,
Ne se pressa pas trop ; il attendit les nobles.

 — Qu’avez-vous à me reprocher ?
Demanda le régent à ces dernières bêtes.

— Nous venons pour l’honneur seul de vous approcher,
 Dirent-elles courbant leurs têtes.

— Et toi, maître renard, viens-tu pour me berner ?

— Moi, je viens pour apprendre à mieux me gouverner.

— Voilà ce que j’entends par conseiller son maître,
Reprit le carcajou. Venez tous vous repaître :
 Je viens d’égorger bravement
Maint stupide animal qui m’a dit autrement.


Bon député du peuple, à parler on t’invite :
On suivra tes conseils, dit-on, de point en point :
Tu le crois et tu viens… Sois heureux, l’on t’évite
 Mais l’on ne te dévore point.