Imprimerie de John Lovell (p. 60-62).

XXXIII.

LE RAT ET SES AMIS.


Certain rat, jeune encore et sans expérience,
Découvrit un vieux magasin
Qui gémissait chargé de farine et de grain.
Il y porta ses Dieux. Là, du soir au matin,
Au sein du plus profond silence,
L’heureux fripon faisait bombance.
Seul en cette Capoue, aucun chat ne venait
Troubler ses repas ni son somme ;
Bref, son bonheur semblait parfait.
Mais hélas ! notre rat inconstant comme l’homme
Bientôt fut rongé de soucis.
L’ennui le dévorait. Que faire ?…
« Voyons, dit-il un jour, je veux dans ce logis
« Convier d’aimables amis
« Qui sauront au moins me distraire.
« Je crois déjà les voir heureux, reconnaissants,
« Me donner à l’envi les plus tendres caresses…
« Je suis riche après tout, et qu’importe aux puissants
« De faire aux pauvres des largesses ?… »
Voilà donc Rodilard qui court d’un pas léger
Prier les rats du voisinage
De quitter leur triste ménage
Pour accepter chez lui le boire et le manger :
« Ami » ! leur disait-il, d’une voix attendrie,
Vous vivotez en malheureux ;

Moi je suis cent fois riche, eh bien ! frères, je veux
Descendre parmi vous le fleuve de la vie
Au milieu de joyeux festins !
Venez, ne manquez point. » Dès le soir, comme on pense,
Accourut une foule immense
D’amis improvisés, ou plutôt de coquins
Comme on en voit tant dans ce monde,
Chaque fois qu’il s’agit d’écornifler les plats.
En un mot, bientôt tous les rats
De plus d’une lieue à la ronde
Viennent chez Rodilard qui les reçoit gaîment.
Les voilà donc mangeant, saccageant, gaspillant
Ce grenier qui pour eux est un nouveau Cocagne ;
Quand par malheur, un beau matin,
Le maître de ce magasin
Qui durant les chaleurs habitait la campagne
Vint visiter sa farine et son grain.
Il voit l’affreux dégât, fait tout changer de place
Sans différer un seul instant ;
Et notre amphytrion, hier Crésus puissant,
Réduit soudain à la besace
Dut déguerpir au trot de son cher paradis :
Fortune ingrate et mensongère !
Pensa-t-il en fuyant, de tes coups je me ris.
« N’ai-je pas de nombreux amis
« Qui se croiront heureux d’adoucir ma misère !…
« J’irai dîner ici, je souperai là-bas,
« Je verrai tour à tour ancienne connaissance
« Qui paîra de son mieux ces splendides repas
« Témoignage éclatant de mes jours d’opulence.

« Que ne m’ont-ils pas fait de serments d’amitié,
« Ces bons, ces chers amis !… » Il comptait sans son hôte,
premier qu’il trouva le fit changer de note,
Il fut renvoyé sans pitié.
Un second le traita de prodigue imbécille.
Son meilleur compagnon… de table l’insulta,
On dit même qu’il le frappa.
Enfin ce rat déchu trotta toute la ville,
Partout il fut humilié,
Moqué, sifflé, vilipendé.

Ainsi va notre pauvre monde.
Dans la prospérité si vous n’êtes prudent,
Il vous pleut des amis tant que dure l’argent.
L’écornifleur, chez nous, n’est pas rare ; il abonde.
Mais si la fortune un matin
Se retire, et dans la détresse
Vous laisse,
Vous restez seul sur le chemin.