Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 243-244).
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Quatrième partie


CHAPITRE II


Qui serait plus ennuyeux s’il était plus long.


Je me hâtai de faire part à milord Sydney des aventures du comte, qu’il avait tant d’impatience de savoir. J’avais prévu sa réponse, il était en effet ce rival heureux si constamment fatal à notre étranger. Il croyait l’avoir tué à Paris et, comme leur combat s’était passé de nuit, il ne l’avait point reconnu à Bordeaux ; il était charmé que le comte vécût encore : quant à M. de Kerlandec, il ne se faisait aucun reproche de lui avoir ôté la vie. Cet homme féroce l’avait bien mérité. Sydney me promettait de m’apprendre bientôt comment. — Mais, ajoutait-il, quelle est ma bizarrerie, chère Félicia ! définissez-la-moi, si vous le pouvez. Concevrez-vous qu’ayant conservé si longtemps pour Zéila une passion, aussi vive dans un autre genre que celle du comte lui-même, je puisse me trouver aujourd’hui presque indifférent pour cette femme ? J’entrevois cependant qu’il ne serait pas impossible de la retrouver. J’ai eu d’elle deux enfants, l’un avant que le cruel Kerlandec me l’eût ravie ; elle était grosse du second quand ce forcené de Robert me chercha querelle. Quelques mois plus tôt, je me serais cru bien heureux de la savoir libre !… Après avoir témoigné tant d’amour pour moi et tant de haine pour son mari, refuserait-elle de me pardonner d’avoir tué Kerlandec en brave, quand moi-même j’avais pardonné la faiblesse qu’elle avait eue d’épouser celui… qui…

Mais je ne veux pas anticiper. Qu’on sache seulement que milord Sydney ne devait pas faire horreur à Mme de Kerlandec. Il était fort excusable, c’est ce que je ferai voir en temps et lieu. Cependant il n’aimait plus Zéila, ou plutôt il croyait ne plus l’aimer, et c’était moi, disait-il, qui l’avais guéri de cette passion. Au surplus, il me priait de ne rien épargner pour découvrir, par moi-même et avec l’aide du comte, ce qu’était devenue cette Indienne, née pour avoir et pour occasionner de si singulières aventures. Mais il me semblait cruel d’employer le pauvre Robert à des recherches qui n’auraient pas manqué de rouvrir les plaies de son cœur. Je promis donc à Sydney seulement de lui faire part des découvertes que je devrais au hasard et aux démarches involontaires de notre infortuné.

Celui-ci se soutenait, sans cependant guérir. D’Aiglemont me tenait compagnie et faisait les frais de mes plaisirs. Monseigneur continuait ses assiduités auprès de Sylvina. On venait nous voir : nous retenions les amis, nous nous débarrassions poliment des importuns. La mauvaise saison approchait. Nous retournâmes à Paris et emmenâmes le pauvre comte, à qui nous fîmes promettre de ne nous quitter que lorsqu’il n’aurait plus rien à craindre des suites de ses blessures ni du mauvais état de ses affaires. Il fut facile à milord Sydney, qui était très ami du ministre de sa nation, de terminer l’affaire de Bordeaux à l’avantage du comte injustement accusé. Quant aux injustices commises envers le père de celui-ci, milord et monseigneur promettaient de faire tout ce qui dépendrait d’eux pour qu’elles fussent un jour réparées ; mais il s’y trouvait alors de grandes difficultés. Cependant l’espérance donnait un peu de courage au convalescent ; si sa santé ne devenait pas meilleure, du moins elle n’empirait pas, c’était le point essentiel ; car il ne paraissait pas qu’il lui fût désormais possible de se rétablir.