Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 241-243).


QUATRIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER


Qu’on peut aussi bien ne pas lire que j’aurais pu ne pas l’écrire.


Le chevalier d’Aiglemont (qui depuis a changé de titre et qui, comme on sait, était ce rigide censeur dont il est fait mention au commencement des deux premières parties de cet ouvrage), d’Aiglemont se remit à me chicaner quand il eut vu la troisième. — Madame, me dit-il, je n’avais pas voulu critiquer votre seconde partie, parce qu’il y aurait eu de l’humeur de ma part : vous m’y faites jouer un trop beau rôle… — Et vous n’êtes pas aussi content, mon cher, de celui que vous jouez dans la première ? (Il sourit.) — Je ne dis pas cela, mais enfin… il est beaucoup plus question de moi dans la seconde partie, elle méritait donc mon indulgence, mais cette troisième ! Convenez qu’elle est de ma compétence et que je puis la censurer sans ingratitude ? — À la bonne heure, monsieur, qu’y condamnez-vous donc ? Voyons ? — Bien des choses. — Encore ? — Vos descriptions, qu’on n’entendra point à moins d’être un peu mécanicien. — Eh bien, on s’imaginera lire un conte de fées. — Cela est sans réplique. — Passez donc à vos autres observations et faites vite ; un auteur supporte impatiemment d’être tenu sur la sellette. — Oui ? Eh bien donc : votre comte, toujours fou, toujours malheureux, je vous dirai franchement que je le trouve fort maussade et que, lorsqu’au bout du conte, on verra ce que vous en faites, il sera encore plus déplaisant. — Fort bien. Vous voudriez que, pour donner un air de roman à des mémoires, jusqu’ici très véritables, je supprimasse ou mutilasse des détails essentiels ? — Vous feriez bien, surtout s’ils doivent paraître à tout le monde aussi… — Aussi ennuyeux qu’à vous ? Ne vous gênez pas, marquis. — Ennuyeux, non, mais c’est que ce comte… — Taisez-vous, d’Aiglemont, il y a plus de partialité que vous ne pensez dans votre jugement… Vous n’aimâtes jamais la personne du comte, vous n’accordez pas plus de faveur à son histoire. Cependant je fais beaucoup de fond sur le pouvoir de la vérité. J’ai dit, très sèchement peut-être, tout ce qui concernait ce fou malheureux ; je sais très bien que son ton mélancolique doit nuire au peu d’agrément que des folies d’un autre genre pouvaient avoir répandu sur le reste de l’ouvrage, mais, si beaucoup de lecteurs se trouvent refroidis après m’avoir suivie au chevet du comte, du moins ceux dont l’âme n’est pas blessée ne continueront leur attention ; je ne désespère pas même d’en ramener encore quelques autres s’ils ont la patience de lire ce qui suit. Ils me pardonneront l’aridité d’une demi-douzaine de chapitres en faveur de la nécessité absolue… Car vous savez… — Oui, je sais que vous ne pouviez vous dispenser de parler de ce mélancolique personnage ; que sans lui vous étiez, ainsi que vos parents et amis, condamnés à ignorer toute votre vie les choses qu’il vous importait le plus de savoir. — Eh bien donc ? — Eh bien, je ne refuse pas de convenir que vos journaux pourront être fort intéressants, pour vous et vos connaissances… Mais pour le public ?… c’est une autre affaire, et je n’en conviendrai que si, quelque jour, vous vous trouvez dans le cas de faire une seconde édition.

Il eut beau dire, je continuai de griffonner, rassurée par le sort d’une multitude d’écrits plus tristes, plus secs, aussi inutiles que le mien et qui, faute d’être aussi vrais, ne sont pas, à beaucoup près, aussi vraisemblables.