Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 245-247).
Quatrième partie


CHAPITRE III


Qui traite de choses moins tristes.


Nous eûmes la visite de milord Kinston le lendemain de notre arrivée. La belle Soligny venait de le quitter pour suivre, au fond de la Gascogne, un militaire haut de six pieds, à qui elle sacrifiait Paris, l’Opéra, un grand bien-être dont milord la faisait jouir, enfin ses diamants, ses effets, dont cet escogriffe avait dirigé la vente, ne lui laissant que ce qu’il lui fallait pour soutenir dignement, au pied des Pyrénées, le titre de marquise qu’elle avait pris à la barrière.

Milord n’avait pas des besoins bien importants, mais il lui fallait une femme, c’était son habitude. Il périssait d’ennui s’il n’avait pas quelqu’un qui l’amusât et l’aidât à manger ses immenses revenus. Soligny valait un trésor pour cet Anglais blasé, et la perte qu’il faisait était difficile à réparer ; je crus cependant lire sur la physionomie de Sylvina qu’elle calculait avec elle-même à quel point il lui serait possible de dédommager milord. Il cherchait de son côté à trouver dans mes yeux quelques dispositions… Mais je dus lui faire sentir que je n’étais pas son fait ; d’ailleurs honnête et intime ami de milord Sydney, dont il n’ignorait ni les sentiments ni les bienfaits, il glissa sur un moment de tentation et s’attacha plus sérieusement à faire naître chez Sylvina quelque envie de se charger de lui. — Je suis las des folles, disait-il, elles ne me conviennent plus. Je voudrais une femme qui ne fût ni trop, ni trop peu connue : l’âge n’y ferait rien. Je ne fais pas toujours l’amour. J’aime la table ; il est ennuyeux d’y être longtemps vis-à-vis d’une femme qui n’est bien qu’au lit. Je veux qu’on pense, qu’on parle ; nos morveuses ont rarement des idées et de la conversation. Je ne trouverais pas mauvais qu’on eût des amants, pourvu qu’ils fussent aimables et bons à voir ; on sait bien qu’une femme qui aime le plaisir n’en aurait pas assez avec un homme tel que moi ; je trouverais donc tout très bon, pourvu que je ne visse rien ; je ne serais pas jaloux, mais je voudrais être ménagé. En un mot, je pense sur l’infidélité comme on pensait sur le vol à Lacédémone. Vu surplus, j’aime à répandre l’or ; je mépriserais une maîtresse dont le génie étroit n’imaginerait pas mille moyens d’en dépenser ; je… — Mais, milord, vous dites là, sans vous en apercevoir, que vous êtes le plus aimable des hommes, et cela n’est pas modeste. — Ah ! parbleu, belle dame, répliqua le gros Kinston souriant et peint du vermillon du désir, il ne tiendra qu’à vous de me mettre à l’épreuve. Pour vous, surtout, il n’y a rien à rabattre de ce que je viens d’avancer… mais à propos, en supposant que cela pût s’arranger, que dirait certain prélat ? — Oh ! rien du tout. Je vous l’assure. Je viens de le tenir un peu longtemps en esclavage, il n’y demeurait que par bon procédé. Et sur la fin je ne pouvais me dissimuler son ennui… — Brava, cara : rendez-moi ce galant homme à la société et souffrez que je le remplace. Cela vaudra d’autant mieux que l’ami Sydney a d’excellentes intentions pour la belle nièce. Nous ferons maison anglaise : ce sera la meilleure affaire de ce genre que j’aurai conclue de ma vie. — Sylvina ne disait ni oui, ni non, mais il était visible qu’elle pensait oui. Je vis l’instant où le gros milord, qui la devinait aussi bien que moi, allait bondir de joie ; heureusement il n’en fit que la démonstration : il prit pour arrhes quelques baisers, puis gaillard, épanoui, sémillant, il nous quitta, presque avec la légèreté d’un Français petit maître, en assurant que nous ne tarderions pas à le revoir.

— Mais je suis folle, me dit Sylvina quand il fut sorti. — Pas tant, pas tant. — Comment, je vais m’affubler de ce gros amant… — Quoi ! déjà vous vous repentez ! Cependant vous connaissez milord Kinston, il ne vous vendait pas chat en poche, et d’ailleurs il ne disait tout à l’heure que des choses vagues. — D’accord, mais il est bien gros. — L’objection était plaisante, et j’en ris de bon cœur.

Cependant ils s’arrangèrent d’autant plus facilement que, le même jour, monseigneur écrivit de Versailles qu’après avoir fait encore quelque temps sa cour, il irait en province avec son neveu, dont le frère touchait à ses derniers moments ; on n’attendait que la mort de celui-ci pour marier le chevalier. Son oncle avait en vue une riche héritière. Il allait lui ménager cet établissement. La retraite de monseigneur mit en pied le gros Kinston.

C’est ainsi que le destin manifeste ses volontés. Veut-il qu’un événement arrive ? Il en fait naître d’autres afin de déterminer le choix des aveugles humains, qui, sans cela, pourraient bien ne pas entrer dans ses vues. C’est une belle chose que la prédestination.