Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 63-66).
Première partie


CHAPITRE XXV


Où Sa Grandeur fait briller un grand esprit de conciliation.


Pour que ma confusion fût complète, il ne me manquait plus que monseigneur : aussi ne tarda-t-il pas d’arriver. On n’avait point fermé la porte après l’entrée du chevalier ; jamais on n’annonçait son oncle, qui, leste, marchant toujours sur la pointe d’un petit pied, on ne peut pas moins bruyant, nous surprit de la sorte et vit, sans y penser malice, monsieur son neveu aux pieds de Sylvina. Avant d’en être vu lui-même, il eut le temps de les considérer et de me faire un petit signe d’intelligence. J’étais si troublée que je n’avais fait, en le voyant paraître, aucun mouvement de civilité. Ce qui fit que les autres ne le surent là que lorsqu’il prit la peine de leur parler.

— À merveille, mon neveu, dit-il sans marquer la moindre humeur, je vous fais mon compliment ; madame, vous ferez quelque chose de d’Aiglemont. Le fripon ne s’y prend pas mal, sur mon âme. — Excepté Sa Grandeur qui se donnait carrière, tous les autres étaient médusés. « Mais je n’y comprends rien, ajouta le prélat en prenant un fauteuil, définissez-moi donc ce que veulent dire vos trois visages ? Répète-t-on ici quelque tragédie ? Là, on pleure ! Ici, je vois des nuages ! Et monsieur mon neveu… Ma foi, je me donne au diable si je saisis l’esprit de son rôle. Il n’a pas, lui, l’air fort tragique ; cependant je vois en somme qu’aucun de vous n’est content ! » Sylvina eut bientôt fait d’éclaircir le mystère ; elle dit tout. Sa Grandeur semblait ne pas trouver l’histoire fort plaisante. « Oui, mon cher oncle, disait avec hypocrisie son espiègle de neveu, je ne disconviens pas du fait, mais vous la voyez, elle si belle ! À ma place, vous en eussiez fait autant. — Assurément. — Comment, monseigneur, se cacher dans une maison honnête ?… — J’en conviens, oui, cela est un peu écolier. — Voyez l’ingratitude, mon cher oncle ! C’était pour elle, pour elle seule, la cruelle, que j’avais risqué cette démarche. — Ah ! madame, voilà un terrible argument contre votre colère. — Eh ! fi donc, monsieur le chevalier, quand un galant homme est reçu chez une femme et qu’il a pour elle de certains sentiments, n’y a-t-il pas mille moyens ?… — Mille moyens ! Mon neveu, vous avez votre grâce… Mais quoi ! maintenant la pauvre Félicia va se trouver seule dans l’embarras. Je vois bien, mes enfants, que c’est à moi de vous mettre tous d’accord. Fermons un peu cette porte et faites-moi la grâce de m’écouter. Venez, belle Lucrèce, ajouta-t-il, m’appelant avec bonté et me faisant asseoir sur ses genoux. Il ne faut pas, mes amis, se désespérer de ce qui est arrivé. M. d’Aiglemont est un heureux corsaire, qui, dans le fond de son âme, est enchanté de tout ceci. À bon compte il a volé ce que toutes les jérémiades possibles ne lui feraient pas restituer. À la bonne heure. L’heureux étourneau vous a cueilli, par le quiproquo le plus adroit, une fleur… digne d’être la récompense des soins les plus suivis, des plus tendres assiduités. (Puis il plia tant soit peu ses saintes épaules…) Malgré mon embarras, je ne pus m’empêcher de décocher à Sa Grandeur certaine œillade qui voulait dire : « Monseigneur, je ne pensais pas que votre système fût que les premières faveurs doivent être le prix des soins suivis, des longues assiduités… Il continua :

« Pour vous, madame, je vais en deux mots vous mettre à votre aise. Vous êtes belle et vous aimez le plaisir. Vous savez qu’on ne le chasse pas de bon cœur quand il se présente ! Vous le savez ? Eh bien, la petite est pardonnable. La voilà maintenant initiée ; pourquoi ne lui serait-il pas permis d’exister pour elle-même ? Avec ses talents et sa charmante figure, elle pourrait se passer de vos secours : n’a-t-elle pas la clef de tous les trésors de l’univers ? Ce ne serait pas la punir que de l’éloigner de vous. D’ailleurs, je la prends sous ma protection, Ainsi, croyez-moi, pardonnez-lui, faites-en votre amie ; oubliez qu’il y eut ci-devant entre vous d’autres rapports. Vous vous aimez. Vivez et laissez-la vivre. Allons, qu’on s’embrasse… Là… De bon cœur… Encore plus cordialement… À merveille ! Eh bien, cela ne vaut-il pas mieux que de s’arracher les yeux, comme on pensait à le faire quand je suis arrivé ? Il faut maintenant arranger mon cher neveu. C’est vous qu’il aime, madame : au désespoir de n’avoir pu s’introduire dans votre appartement, il a couché avec la petite. Ce malheur est bien fait pour vous intéresser ! Vous devez à d’Aiglemont quelque dédommagement : croyez-moi, laissez-vous attendrir, ayez des bontés pour lui ; faudra-t-il vous en prier bien fort ? — Ah ! mon oncle ! Ah ! madame, s’écriait le pétulant chevalier, embrassant tour à tour monseigneur et Sylvina. — Un moment, mon neveu, laissez-moi finir… Puisque vous en avez fait avec la petite plus que vous ne vous le proposiez ; qu’elle n’était d’accord de rien ; qu’après que vous l’avez violée sans nul égard pour sa faiblesse et son ignorance, elle doit vous avoir en horreur, puisque d’ailleurs, il lui faut quelqu’un un peu moins fou que vous pour la gouverner et la protéger contre les retours d’humeur qu’on pourrait lui faire essuyer, trouvez bon, s’il vous plaît, l’un et l’autre, que je la prenne pour moi… Nous allons vivre comme deux couples de tendres tourtereaux. Je ferai de mon mieux pour que tout le monde soit content, et cet arrangement, au surplus, durera… ce qu’il pourra. »