Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 60-63).
Première partie


CHAPITRE XXIV


Qui apprend aux gens à bonne fortune à ne rien oublier dans les maisons où ils couchent.


On me laissa reposer jusqu’à l’arrivée d’un maître qui venait à dix heures. Je vis sans inquiétude que pendant mon sommeil on avait mis un peu d’ordre dans mon appartement, enlevé les restes de notre collation et serré les hardes que j’avais laissées éparses sur le parquet. Je pris deux leçons de suite sous les yeux de Sylvina, dont je n’observais pas assez la physionomie pour y découvrir des nuages. Nous dînâmes encore tête à tête, sans qu’elle me laissât rien soupçonner de ce qu’elle me préparait. Mais aussitôt qu’on eut desservi, sa colère éclata. Je lui vis un visage, des regards… — Petite malheureuse, me dit-elle, s’emparant d’un de mes bras et le secouant avec fureur, venez, dites-moi ce que vous avez fait cette nuit. — Un coup de foudre n’aurait pas été plus terrible pour moi. Je pâlis… je faillis à me trouver mal. — « Parlez sans détour : je veux être instruite ; avouez sur-le-champ votre équipée, sinon je vais vous envoyer de ce pas dans un lieu où vous aurez tout le temps de pleurer votre détestable libertinage. » Je n’hésitai pas, après cette menace, qui peignit à l’instant à mon imagination des malheurs pires que la mort. J’embrassai les genoux de Sylvina et les baignai de larmes. — Hélas ! ma chère tante, dis-je, pénétrée de douleur et pouvant à peine articuler, si vous savez de quelle faute je puis être coupable, épargnez-moi la honte de vous l’avouer. — Ce n’est pas de votre faute qu’il s’agit, effrontée ; elle n’est que trop évidente à mes yeux : c’est le nom de votre indigne complice qu’il faut que vous me confessiez sur l’heure. À qui appartient cette montre que j’ai trouvée ce matin accrochée au dossier d’un lit écroulé et tout souillé de votre infamie ?… Serait-ce par hasard ce petit gredin de Belval que je soupçonnais dès longtemps, et qui enfin… — M. Belval, ma tante ! (Malgré mon humiliation, je dis cela d’un ton piqué, qui voulait presque dire : M. Belval n’est pas mon fait…) — Et qui donc ? (Elle bouillait d’impatience et de colère et martyrisait mon bras). — Eh bien, ma tante… — Eh bien ? — M. le chevalier. — M. d’Aiglemont ? — Oui, ma tante. — Les indignes ! En même temps, je suis repoussée d’un coup qui me jette presque à bas, la montre est brisée sur le parquet ; et Sylvina tombe furieuse dans une chaise longue, où, la tête inclinée et les poings fermés contre les yeux, elle demeure quelques minutes sans proférer une parole…

J’étais debout dans un coin, consternée, les yeux noyés de larmes, à qui je n’osais donner l’issue ; j’attendais en tremblant ce qui pouvait m’arriver quand ma tante sortirait de ses sombres réflexions. La porte s’ouvrit, on annonça M. le chevalier d’Aiglemont. Il suivait de si près qu’à peine son nom prononcé je le vis près de nous. S’il eût fait attention à mes regards, il y eût lu sans peine que sa présence et surtout certain air de parfait contentement n’étaient point à propos dans un instant aussi critique ; mais il ne s’occupait que de l’étrange distraction de ma tante qui, sans bouger de son siège et n’ayant qu’à peine tourné la tête avec une mine foudroyante, avait repris sa première attitude. À la fin, pénétré d’étonnement, il jeta les yeux sur moi ; d’un mouvement de tête, je conduisis les siens sur les débris de la montre : il fut au fait. — Qu’attendez-vous, monsieur, dit alors Sylvina, se tournant brusquement vers lui, qu’attendez-vous pour vous retirer d’un lieu où tout ce que vous voyez doit vous apprendre que vous êtes de trop ? Venez-vous insulter à ma confiance abusée ? Vous réjouir du spectacle de mon chagrin ? Voyez la prudente compagne de vos plaisirs ! Ne vous a-t-elle pas de grandes obligations ? Ne l’avez-vous pas rendue fort heureuse ? — D’Aiglemont était trop homme du monde pour répondre à cette sortie par rien de malhonnête ; il se connaissait, d’ailleurs, deux torts également difficiles à réparer : l’un d’avoir trahi nos amours par son étourderie, l’autre, plus grand encore, d’avoir irrité peut-être pour jamais une femme dont il sentait bien que le ressentiment ne portait pas en entier sur ce qui m’était relatif. Il la laissa donc s’exhaler en reproches et joua tout au mieux l’humilité, le contrit… Cependant je m’aperçus qu’il reprenait par degrés de l’assurance, voyant que, tout en grondant, on le contemplait avec des yeux… qui déjà n’exprimaient plus la colère. Il se surpassait ce jour-là : un habit riche et d’un goût exquis, une coiffure merveilleuse, la parure la plus soignée prêtaient à sa belle figure mille grâces nouvelles… Il saisit habilement un jour favorable, se prosterna devant la terrible Sylvina, s’avoua seul coupable, conta les particularités de l’armoire ; mais de manière à persuader que, s’il ne s’y fût pas trouvé enfermé au moment qu’il y songeait le moins, il eût su se procurer pendant notre absence un poste bien plus propice à ses véritables désirs. Il ajouta que, sans le besoin que j’avais eu de quelques hardes de nuit, il aurait péri dans son cachot, s’y étant évanoui ; que je lui avais sauvé la vie ; qu’égaré par la reconnaissance, il avait mésusé de mon attendrissement pour parvenir à certain but… que j’ignorais absolument, et dont je ne m’étais doutée que lorsqu’il n’était plus temps de me défendre ou d’appeler du secours. Il ne tint ainsi qu’à ma tante de se faire honneur de ce qui m’était arrivé. Cette justification, la rare beauté de l’orateur, le désir de se tromper elle-même désarmaient insensiblement sa colère ; elle oubliait de retirer des mains du coupable une des siennes qu’il couvrait de baisers ; elle écoutait deux fripons d’yeux, qui lui disaient avec un grand air de vérité : Pourquoi me voulez-vous tant de mal quand vous êtes la seule cause de ma faute ? C’était vous que je méditais de surprendre ; et je ne suis déjà que trop malheureux de n’avoir pas réussi.