Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 66-69).
Première partie


CHAPITRE XXVI


Suite du précédent. — Monseigneur est récompensé.


Nous demeurâmes stupéfaits et muets quand sa Grandeur eut cessé de parler. Sylvina, au comble de l’étonnement, les yeux fixes et la bouche béante, semblait demander si elle avait bien entendu. Le chevalier consultait tour à tour les visages pour deviner à quoi le sien devait se déterminer. Ses yeux disaient à Sylvina : Que je vais être heureux ! à son oncle : Vos bontés pour moi vont beaucoup trop loin ; et à moi : Laissons tout ceci s’arranger et nous nous retrouverons. J’arrêtais à mon tour des regards curieux sur la face riante de monseigneur ; mais je ne me trouvai plus pour lui cette prévention favorable, à qui, l’avant-veille, il avait eu l’obligation de commencer ce que le chevalier avait achevé. Devenue connaisseuse depuis que je voyais le neveu, l’oncle était déchu ; j’avais l’injustice de ne le trouver plus qu’un homme ordinaire.

Il se fit un assez long silence… Ce fut encore monseigneur qui le rompit. — Eh bien, dit-il, à quoi nous décidons-nous ? Voyons. — Mon cher oncle, reprit sur-le-champ l’habile fourbe, je n’ai point de mérite à souscrire aveuglément à vos propositions, j’adore madame. — Et malgré le respect qu’il devait au grave caractère du médiateur, il se permit d’appuyer un baiser très militaire sur la bouche de Sylvina, qui : — Doucement, monsieur (s’étant cependant laissé faire), j’espère que monseigneur ne prétend pas… — Vous voudrez bien observer, madame que je ne prétends rien ; je conseille… — Mais, enfin, que penseriez-vous ?… — Je penserais que le pendard est charmant ; que sans doute il vous aime tout de bon, comme il l’assure et que je vous verrai bientôt folle de lui. — Mais, enfin, un cavalier du mérite de M. le chevalier… n’est pas sans avoir des arrangements… et Mme  d’Orville… — Oh ! pour celle-là, je vous garantis qu’elle n’aura désormais aucune envie de vous le disputer. Vous pouvez m’en croire ; elle a déjà pour lui l’aversion la mieux conditionnée… — Serait-il possible ? interrompit Sylvina, se trahissant par la vivacité de son transport… — Bon, répliqua le prélat avec un sourire malin, allez votre chemin, monsieur le chevalier, votre affaire va maintenant tout au mieux ; il ne s’agit plus que d’arranger la mienne : séparons-nous. — En même temps, il fit glisser son fauteuil sur le parquet et, tournant le dos à l’autre couple, voici ce qu’il me dit à peu près :

— « Vous m’avez joué un tour, friponne ! Je ne suis point la dupe de ce hasard auquel vous imputez votre aventure avec mon neveu. Vous vous êtes plu réciproquement et vous vous êtes arrangés : allons, convenez-en. (Je ne dis mot.) Je ne vous fais point de reproches, continua-t-il, mais avouez que j’ai joué de malheur et que je me trouve un peu lésé dans toute cette affaire ? Or, dites-moi, que comptez-vous faire pour me dédommager ? » J’étais très embarrassée. J’abrège : malgré ma répugnance à tromper sitôt un amant adoré, je me sentais d’ailleurs si redevable envers monseigneur, pour m’avoir tirée du pas le plus critique, que je ne pus me résoudre à le mortifier ; je promis donc de lui donner, dès qu’il en ferait naître l’occasion, toutes les preuves de reconnaissance qui pourraient lui faire plaisir.

Sentimenteurs délicats ! rigoureux casuistes ! Pardonnez-moi cette faiblesse, qui, sans doute, vous scandalise ! Je vous pardonne à mon tour vos pitoyables scrupules, dont je me contente de vous plaindre et de me moquer.

Nous nous réunîmes et passâmes ensemble le reste de la soirée. Le souper fut des plus gais ; on but pas mal, M. le chevalier s’acquitta si bien auprès de Sylvina de son nouveau rôle, que j’en fus tant soit peu jalouse ; ce qui fit bien pour monseigneur, à qui je me raccoutumai. Il dut être content.

Après souper, il voulut nous entendre concerter. Nous nous en acquittâmes on ne peut mieux et lui fîmes, à ce qu’il parut, le plus grand plaisir. Cependant, il bâillait de temps en temps ; Sylvina surtout paraissait excédée de musique et parla d’aller reposer. On était chez moi. On m’y laissa avec la femme de chambre ; je me mis au lit avec un peu de tristesse et d’humeur.

Au bout d’une heure à peu près, n’étant point encore endormie, j’entendis ouvrir doucement ma porte, et à la faveur de ma lampe de nuit, je vis que c’était monseigneur, qui, s’étant introduit avec beaucoup de mystère, refermait et repoussait les verrous. Son apparition ne me fut point agréable. N’étant pas, à beaucoup près, dans des dispositions voluptueuses, je n’envisageai d’abord que de nouvelles douleurs à souffrir, et je ne me sentis pas le courage de m’y résigner avec Sa Grandeur. Je demandai quartier ; mais on me rappela mes engagements. Je me rassurai néanmoins tant soit peu quand je vis que le prélat ne se déshabillait pas et ne demandait probablement qu’un quart d’heure de complaisance. Je pris donc mon parti presque de bonne grâce. Sa bouche, ses jolies mains voyagèrent sans obstacle. Il eut l’adresse de rien exiger et peu à peu de tout obtenir. Déjà, de légers préludes m’avaient mise en feu ; mes yeux se fermèrent, et loin de continuer à craindre, je commençai tout de bon à désirer. Monseigneur colla sa bouche contre la mienne qui riposta sans façon à ses voluptueuses morsures ; déjà je ne me possédais plus, une extase de plaisir précéda l’effort que je redoutais, je le sentis à peine à travers les douceurs dont j’étais enivrée. Quand je repris connaissance, j’étais tout à fait au pouvoir de l’amoureux prélat ; je fus agréablement surprise de n’éprouver qu’une très légère douleur. Elle céda bientôt à la sensation la plus délicieuse, qui, croissant par degrés, me mit hors de moi. Pour lors je rendis, par l’instinct seul de la nature, baiser pour baiser, effort pour effort ; et quand nos ravissantes fureurs se ralentirent, quelque heureux qu’eût été monseigneur, il ne pouvait l’avoir été plus que moi.