Fécondité (Zola)/Livre V/Chapitre IV

Eugène Fasquelle (p. 564-591).


Un an plus tard, Ambroise et Andrée baptisaient leur premier enfant, un garçon, le petit Léonce. Ils s’étaient mariés six semaines après la mort de Rose, dans l’intimité, sans fête. Et ce baptême allait être la première heureuse occasion de sortie, pour Mathieu et Marianne, encore en deuil, mal remis de la terrible secousse. D’ailleurs, il était décidé qu’après la cérémonie, on déjeunerait simplement chez le jeune ménage, et que chacun retournerait ensuite à ses affaires. Toute la famille ne pouvant venir, il n’y aurait là, en dehors du grand-père et de la grand-mère, que les deux aînés, Denis et Blaise, ce dernier avec sa femme Charlotte. Beauchêne, le parrain, avait choisi Mme  Séguin pour commère, car la pauvre Constance, comme il le disait, frissonnait à la seule pensée de toucher un enfant, depuis la mort de leur Maurice. Elle avait pourtant accepté d’être du déjeuner, auquel Séguin s’était excusé de ne pouvoir prendre part. Et, de cette façon, on était encore dix, de quoi emplir la petite salle à manger, dans l’appartement modeste que le ménage occupait rue La Boétie, en attendant la fortune prochaine.

Ce fut une matinée d’une grande douceur. Mathieu et Marianne qui, même pour cette réjouissance, n’avaient pas voulu quitter leurs vêtements noirs, finirent par s’égayer tendrement, devant le berceau de ce petit-fils, dont la venue leur apportait comme un renouveau d’espoir. Au début de l’hiver, un autre deuil avait frappé la famille. Blaise avait perdu son petit Christophe, à deux ans et demi, victime du croup. Mais, par une sorte de compensation, Charlotte se trouvait de nouveau enceinte, de quatre mois déjà, et la douleur des premiers jours s’était changée en une attente émue. Puis, l’étroit appartement sentait bon, tout parfumé de la grâce blonde d’Andrée, tout ensoleillé du charme victorieux d’Ambroise, un couple de beaux amoureux qui s’adoraient, qui partaient bravement, au bras l’un de l’autre, à la conquête du monde. Et il y eut, en outre, pendant le déjeuner, le gros appétit les gros rires de Beauchêne, le compère, très occupé de sa commère Valentine, plaisantant, lui faisant une cour outrée, dont elle s’amusait elle-même, si mince à quarante-cinq ans, qu’elle jouait, encore les jeunes filles, bien qu’elle fût grand-mère, elle aussi. Seule, Constance restait grave, ne daignant sourire que d’un léger pli de ses lèvres minces, tandis que, par moments, une ombre d’atroce souffrance passait sur sa face séchée, lorsque son regard se promenait autour de cette table réjouie, d’où se levait, malgré les deuils récents, une force nouvelle d’invincible avenir.

Vers trois heures, Blaise quitta la table, sans vouloir que Beauchêne reprît de la chartreuse.

« C’est vrai, mes enfants, il a raison, finit par dire celui-ci, docile. On est très bien chez vous, mais il faut absolument que nous rentrions à l’usine. Et nous allons vous enlever Denis, nous avons besoin de ses lumières pour toute une grosse histoire de construction… Voilà comme nous sommes, nous autres. Nous ne boudons pas contre le devoir. »

Constance s’était également levée.

« La voiture doit être en bas, est-ce que tu la prends ?

— Non, non, nous irons à pied, ça nous débarbouillera un peu la tête. »

Le temps était couvert, et, comme le jour baissait de plus en plus, Ambroise, qui s’était approché de la fenêtre, cria :

« Vous allez être mouillés.

— Bah ! ça menace depuis ce matin, nous aurons bien le temps d’arriver jusqu’à l’usine. »

Il fut entendu que Constance prendrait Charlotte, dans la voiture, pour la mettre chez elle, à la porte du petit pavillon. Rien ne pressait Valentine, elle rentrerait tranquillement avenue d’Antin, à deux pas, dès que le temps se serait éclairci. Et quant à Marianne, quant à Mathieu, ils venaient de céder aux tendres supplications d’Andrée, ils voulaient bien dîner là, passer la journée entière, de façon à ne regagner Chantebled que par le dernier train. Ce serait la fête complète, le jeune ménage en était ravi, dansait et tapait des mains.

Mais le départ des autres fut égayé encore par un incident, une erreur de Constance, qui parut très comique, dans la joie dernière du plantureux déjeuner. Elle s’était tournée vers Denis, elle lui demanda tranquillement, en le regardant de ses yeux pâles :

« Blaise, mon ami, donnez-moi donc mon boa, que j’ai du laisser dans l’antichambre. »

Tout le monde se mit à rire, sans qu’elle en comprît la cause. Et ce fut avec la même tranquillité qu’elle remercia Denis, lorsqu’il lui apporta l’objet.

« Merci, Blaise, vous êtes très aimable. »

Alors, ce fut une explosion, on étouffait, tellement sa paisible assurance semblait drôle. Quoi donc ? Qu’avaient-ils tous à se moquer de la sorte ? Elle finit par soupçonner sa méprise, elle regarda plus attentivement le jeune homme.

« Ah ! oui, ce n’est pas Blaise, c’est Denis… Que voulez-vous ? moi, je les confonds toujours, surtout depuis qu’ils portent la barbe taillée de même. »

Obligeamment, pour corriger ce que de tels rires pouvaient avoir d’un peu railleur, Marianne rappela l’anecdote, si connue dans la famille, qu’elle-même, lorsqu’ils étaient petits et qu’ils dormaient ensemble, les réveillait, pour les reconnaître, à la couleur différente de leurs yeux. Puis, les autres, Beauchêne, Valentine s’en mêlèrent, racontèrent chacun les incroyables circonstances dans lesquelles ils avaient confondu les deux jumeaux tant leur ressemblance, certains jours, sous certains éclairages devenait complète. Et ce fut au milieu de cette gaie animation qu’on se sépara, après avoir échangé toutes sortes d’embrassades et de poignées de main.

Dans la voiture qui les ramenait, Constance n’adressa que de rares paroles à Charlotte, en prétextant une violente migraine que le déjeuner, trop prolongé, venait d’accroître. L’air las, les yeux clos à demi, elle songeait. Au lendemain de la mort de Rose lorsque le petit Christophe s’en était allé lui aussi, élargissant la plaie ouverte au cœur des Froment, elle avait eu comme une résurrection d’espoir. Une fièvre s’était déclarée, où elle crut reconnaître un réveil de tout son être. Des flots de sang lui montaient au visage, des frissons brûlaient sa chair, elle passa des nuits troublées de désirs, elle qui n’en avait jamais eu. Était-ce donc, grand Dieu ! sa fécondité, sa maternité qui revenait ? Parfois n’arrive-t-il pas ainsi que, déjà dépouillés, certains arbres robustes, par de beaux automnes, se recouvrent de feuilles et de fleurs ? Alors, il y eut, chez elle, une allégresse folle. À mesure qu’elle s’était éloignée du jour affreux où Gaude lui avait brutalement dit qu’elle n’aurait plus d’enfant, elle avait douté davantage de sa parole de praticien, ne pouvant admettre sa propre impuissance, préférant croire à l’erreur d’un autre, toujours possible, si autorisé qu’il fût. Et c’était bien cela, Gaude avait dû se tromper. Elle écouta la vie battre en ses veines, elle se mit à suivre avec passion cette crise de son sang, ces brûlures, ces angoisses, qu’elle ne s’expliquait pas, qu’elle pensait être un renouveau tardif de son sexe. Une nuit même, comme elle entendait rentrer son mari, elle fut sur le point de se lever, de l’appeler dans sa couche éperdue, prise de la certitude de l’enfant. Puis, des douleurs graves survinrent, Boutan dut être consulté, et ce fut un écroulement encore, le coup de massue, lorsqu’il constata simplement un précoce retour d’âge, à quarante-six ans à peine, en laissant entendre que les fraudes avaient pu le hâter. Cette fois, l’arbre de vie était bien mort, rien désormais ne pousserait plus de la branche desséchée, d’où elle venait de voir tomber les dernières fleurs de sang.

Depuis deux mois, Constance mâchait ainsi sourdement sa rage de n’être plus une femme. Et, le matin, pendant ce baptême, et maintenant dans cette voiture, près de cette jeune femme enceinte, c’était sa déchéance inavouée encore, tenue secrète comme un mal honteux, qui empoisonnait son rire, qui la rendait jaune et mauvaise, capable des pires méchancetés. L’enfant qu’elle avait perdu, l’enfant qu’elle ne pouvait plus avoir, cette maternité longtemps contentée dans le calme, aujourd’hui dupée, inassouvie, la jetait à une véritable perversion morbide, où passaient des souhaits de monstrueuse rancune, qu’elle n’osait se dire à elle-même. Elle accusait le monde entier, et les événements, et les hommes, de s’entendre pour l’écraser. Son mari était le plus lâche, le plus imbécile des traîtres, car il la trahissait, en laissant aller, davantage chaque jour, un peu de l’usine à ce Blaise, dont la femme, si elle perdait un fils, en faisait tout de suite un autre. Elle s’irritait de voir ce mari si gai, si heureux, depuis qu’elle l’avait abandonné à ses basses jouissances du dehors, sans rien lui demander du devoir conjugal, pas même la présence. Il gardait son air de supériorité victorieuse, déclarant qu’il n’avait pas changé ; et c’était vrai, le patron actif d’autrefois avait beau être devenu le rôdeur sénile, en marche pour la paralysie générale, il n’était toujours que l’égoïste pratique tirant de sa vie la plus grande somme de jouissance possible. Il suivait sa pente, il n’adoptait Blaise que dans son ravissement d’avoir rencontré un garçon intelligent, travailleur, qui lui évitait des soucis devenus trop lourds à ses épaules lasses, tout en lui gagnant encore l’argent de ses plaisirs. Constance savait qu’un projet d’association allait intervenir, son mari devait même avoir touché déjà une forte somme pour boucher des trous qu’il lui cachait, des opérations ineptes, des dettes ignobles. Et, les yeux clos, pendant que la voiture roulait, elle achevait de s’empoisonner de ces choses, elle en aurait crié de fureur, en se jetant sur cette jeune femme, cette Charlotte qui était près d’elle, l’épouse aimée, la mère féconde, pour la gifler et lui déchirer le visage.

Puis, l’idée de Denis lui revint. Pourquoi l’emmenait-on à l’usine ? Allait-il la voler aussi, celui-là ? Elle savait pourtant que, sans situation encore, il avait refusé de s’adjoindre à son frère, estimant qu’il n’y avait point la place pour deux. Il possédait des connaissances techniques très étendues en mécanique, il l’ambitionnait la direction de quelque vaste chantier de construction ; et c’étaient même ces connaissances qui faisaient de lui un conseiller précieux, lorsque l’usine avait à établir le modèle nouveau de quelque importante machine agricole. Mais elle l’écarta pourtant, il ne comptait pas dans ses craintes, puisqu’il n’était chez elle que le passant d’une heure, qui, le lendemain peut-être, s’installerait à l’autre bout de la France. La pensée de Blaise était revenue, obsédante, étouffante, et elle eut tout d’un coup l’inspiration que, si elle se hâtait de rentrer, avant que les trois hommes fussent là, elle pourrait voir Morange seul dans son bureau, le faire causer, savoir bien des choses. Évidemment, lui, le comptable, connaissait le traité d’association, même si ce traité n’était qu’à l’état de projet. Et elle se passionna, brûla dès lors d’être arrivée, certaine d’obtenir les confidences de Morange, dont elle croyait pouvoir disposer à sa guise.

Comme la voiture filait sur le pont d’Iéna, elle regarda par la portière.

« Mon Dieu ! que cette voiture est lente !… S’il pouvait pleuvoir cela me soulagerait peut-être un peu la tête. »

Elle songeait qu’une violente averse lui donnerait plus de temps, en arrêtant les trois hommes sous quelque porte cochère. Et, devant l’usine enfin, elle fit arrêter, sans même reconduire sa compagne jusqu’au pavillon.

« Ma chère, vous m’excusez, n’est-ce pas ? Vous n’avez qu’à tourner le coin de la rue.

Charlotte, souriante, affectueuse, lui prit la main, la garda quelques secondes dans la sienne, lorsqu’elles furent toutes deux descendues.

« Sans doute, et merci mille fois. Vous êtes trop aimable… Et veuillez prévenir mon mari que vous m’avez mise à bon port, car il s’inquiète aisément, depuis que me revoilà intéressante. »

Il fallut que Constance sourît à son tour, promît de faire la commission, avec de nouveaux témoignages de tendre amitié.

« Au revoir à demain.

— Oui, oui, à demain, au revoir. »

Il y avait dix-huit ans déjà que Morange avait perdu sa femme Valérie, neuf ans que sa fille Reine était morte. Et il semblait toujours au lendemain de ces catastrophes, dans les vêtements noirs qu’il avait gardés, dans la vie qu’il menait à l’écart, se cloîtrant, ne disant plus que les paroles indispensables. Il était d’ailleurs redevenu le bon employé modèle, le comptable correct méticuleux, toujours à l’heure, comme cloué sur le fauteuil de bureau, où, depuis bientôt trente ans, il s’asseyait chaque matin ; car ses deux femmes, ainsi qu’il appelait passionnément ses chères disparues, avaient emporté avec elles sa volonté, son ambition tout ce qu’il s’était un instant efforcé de rêver pour elles de conquête, de haute fortune, de vie luxueuse, triomphante. Lui, si seul désormais, retombé à sa faiblesse, à sa timidité d’enfant ne souhaitait pour mourir que ce coin d’ombre habituel, cette besogne obscure dont il recommençait l’effort chaque jour, en bête de manège tournant sa roue. Mais on le soupçonnait d’avoir chez lui, dans cet appartement du boulevard de Grenelle qu’il s’obstinait à ne point quitter, une vie de mystère, toute une existence de maniaque, tenue secrète, en jaloux inquiet. La bonne avait l’ordre de ne laisser entrer personne. Du reste, elle-même ne savait rien. S’il lui abandonnait la salle à manger et le salon, il ne tolérait pas qu’elle mît le pied dans sa chambre, l’ancienne chambre conjugale, ni dans la chambre de Reine, où lui seul entrait. Il s’y enfermait pour les nettoyages, sans qu’on sût au juste quels soins il pouvait y prendre. C’étaient comme des sanctuaires sacrés, redoutables dont il était l’unique prêtre, en dévot fervent qui assumait tout le culte. Vainement, la bonne avait tenté d’y jeter un coup d’œil ; vainement, lorsqu’il y vivait ses journées libres elle collait l’oreille à la porte : elle ne voyait rien, n’entendait rien. Pas une âme n’aurait pu dire les reliques que contenaient ces chapelles, ni de quelles pratiques religieuses il les honorait. Une autre raison de surprise était sa chiche vie d’avare dont il aggravait de plus en plus la rudesse, n’ayant comme frais que les seize cents francs du loyer, les gages de la bonne, les quelques sous par jour qu’elle avait grand-peine à lui tirer, pour la nourriture et l’entretien. Il était arrivé au chiffre de huit mille francs d’appointements, il n’en dépensait pas la moitié, à coup sûr. Où passaient ses grosses économies dont il refusait de jouir ? Dans que trou caché les enfouissait-il ? Pour quelle passion secrète, pour quel rêve de tendresse folle ? Et il était très doux, très propre, la barbe très soignée, maintenant toute blanche, et il venait à son bureau avec un petit sourire, sans que rien, chez cet homme si régulier, si méthodique, révélât l’effondrement intérieur, tout ce que le désastre avait laissé de cendre et d’incendie mal éteint.

Un lien s’était peu à peu noué entre Constance et Morange. Lorsqu’elle l’avait vu revenir à l’usine, après la mort de sa fille, dévasté, elle s’était prise pour lui d’une pitié profonde, dans laquelle confusément, entrait une sourde inquiétude personnelle. Son Maurice devait vivre cinq ans encore, mais elle était hantée déjà, elle ne pouvait rencontrer Morange sans qu’un petit frisson glaçât la chair : c’était celui qui avait perdu son enfant unique.

Grand Dieu ! une telle catastrophe était donc possible ? Puis ; quand, frappée elle-même, elle avait connu l’horrible détresse, la brusque plaie béante, inguérissable, elle s’était rapprochée de ce frère en douleur, l’accueillant, le traitant avec une bienveillance qu’elle ne montrait pour personne. Parfois, elle l’invitait à venir passer la soirée, et tous deux causaient, souvent même ne disaient rien, mettaient leur misère en commun, dans leur silence. Elle avait profité plus tard de cette intimité pour être, grâce à lui, au courant des choses de l’usine, dont son mari évitait de lui parler. Depuis surtout qu’elle soupçonnait ce dernier de gestion mauvaise, de fautes, de dettes, elle tâchait de faire du comptable un confident, un espion même, qui l’aidât à prendre le plus possible d’une direction qu’elle sentait compromise. Et c’était pourquoi elle se hâtait tant de rentrer à l’usine, ce jour-là, saisissant l’occasion d’y être seule avec Morange, certaine de le forcer aux confidences, en l’absence des patrons.

À peine prit-elle le temps d’ôter ses gants et son chapeau. Elle le trouva dans son bureau étroit, assis à sa place immuable, penché sur l’éternel registre, grand ouvert devant lui.

« Tiens ! dit-il étonné, c’est donc fini déjà, ce baptême ? »

Tout de suite, elle conta les choses en les arrangeant, pour servir de transition.

« Mais oui. C’est-à-dire que je suis revenue, moi, parce que j’avais un mal de tête fou. Les autres sont restés là-bas… Alors, comme nous voilà seuls ici, j’ai pensé que ça me ferait du bien de causer un peu avec vous, mon ami. Vous savez à quel point je vous estime… Ah ! je ne suis pas heureuse, pas heureuse ! »

Elle était tombée sur une chaise, suffoquée par les larmes qu’elle contenait depuis si longtemps, devant le bonheur des autres. Bouleversé de la voir ainsi, sans force lui-même, il voulait appeler la femme de chambre, dans la crainte qu’elle ne se trouvât mal. Mais elle l’en empêcha.

« Je n’ai plus que vous, mon ami… Tout le monde m’abandonne tout le monde est contre moi. Je le sens bien, on me ruine, on travaille à ma perte, comme si je n’avais déjà pas tout perdu, en perdant mon enfant… Et, puisque vous me restez seul, vous qui savez ma torture, vous qui n’avez plus de fille, soyez avec moi de grâce ! dites-moi la vérité. Au moins, je pourrai me défendre. »

En l’entendant parler de sa fille, il s’était mis à pleurer avec elle. Et elle pouvait le questionner maintenant, il répondrait, dirait tout, anéanti dans cette douleur commune qu’elle venait d’évoquer. Il lui apprit donc qu’en effet un traité allait intervenir entre Blaise et Beauchêne ; mais ce n’était pas précisément une association. Beauchêne, ayant prélevé des sommes considérables sur la caisse de l’usine, pour des dépenses inavouables, tout un chantage, disait-on, la mère d’une fillette qui parlait des assises, avait dû se confier à Blaise, au lieutenant dont les mains actives menaient la maison, en le chargeant de lui trouver un prêteur, et c’était alors que le jeune homme avait lui-même prêté l’argent, sans doute un argent que Mathieu Froment, son père, avançait, heureux de le mettre ainsi dans l’usine, au nom de son fils. Aujourd’hui, pour régulariser la situation, on avait simplement résolu de diviser la propriété de la maison en six parts, afin de céder à Blaise une de ces parts, en remboursement. Celui-ci devenait donc propriétaire pour un sixième, si toutefois Beauchêne ne rachetait pas ce sixième, dans de certains délais. Le pire danger était qu’au lieu de se libérer, il ne succombât désormais à la tentation de vendre une à une les autres parts, sur la pente de gaspillages et de sottises où il roulait.

Constance avait écouté, frémissante, toute pâle.

« C’est signé, ça ?

— Non, pas encore. Mais les pièces sont prêtes, on signera ces jours-ci. D’ailleurs, c’est une solution raisonnable, et qui s’impose. »

Mais elle n’était évidemment pas de cet avis, soulevée de révolte, cherchant de toutes les forces de son être l’obstacle, ce qu’elle pourrait inventer d’irréparable pour empêcher sa ruine, sa honte.

« Mon Dieu ! que faire ? Comment agir ? »

Puis, dans sa rage de ne rien trouver, d’être impuissante, ce cri lui échappa :

« Ah ! ce misérable Blaise ! »

Le bon Morange en fut tout ému. Il n’avait pas compris encore. Aussi, tranquillement, s’efforça-t-il de la calmer, en lui expliquant que Blaise était un brave cœur, que dans cette circonstance il s’était montré parfait, s’employant à étouffer le scandale, se montrant même très désintéressé. Et, comme elle s’était mise debout, satisfaite de savoir, désireuse de n’être pas trouvée là par les trois hommes, qui rentraient à pied, le comptable se leva, lui aussi, l’accompagna le long de la galerie qu’elle devait suivre pour retourner à son appartement.

« Je vous en donne ma parole d’honneur, madame, ce jeune homme n’a fait aucun vilain calcul… Toutes les pièces me passent par les mains, personne n’est mieux renseigné que moi… Et, si j’avais eu quelque doute d’une machination, j’aurais eu le courage de reconnaître vos bontés en vous prévenant. »

Elle ne l’écoutait plus, tâchait de se débarrasser de lui. À ce moment, la violente averse, longtemps menaçante, s’abattait, fouettait furieusement les vitres. Le ciel s’était obscurci d’une nuée si noire, qu’il faisait presque nuit, bien qu’il fût quatre heures à peine. Et cette idée lui vint : les trois hommes, sous un tel déluge, allaient prendre une voiture. Elle hâta le pas, toujours suivie du comptable.

« Tenez ! un exemple, continua-t-il. Lorsqu’il s’est agi de rédiger le traité… »

Tout d’un coup, il s’interrompit, eut une exclamation rauque, en l’arrêtant, en la rejetant en arrière, d’un geste d’épouvante.

« Prenez garde ! »

Sous leurs pas, s’ouvrait un abîme. Il y avait là, au bout de la galerie, avant le corridor qui servait de communication avec l’hôtel, un monte-charge d’une grande puissance, actionné par la vapeur, destiné à descendre les grosses pièces aux ateliers d’emballage. D’ailleurs, on ne l’utilisait que certains jours. Habituellement, l’énorme trappe restait fermée ; et, quand l’appareil fonctionnait, un homme, un gardien spécial se tenait là, veillant, réglant la besogne.

« Prenez garde ! Prenez garde ! » répétait Morange, glacé, affolé.

La trappe était descendue, l’immense trou s’enfonçait, béant. Pas une barrière, rien qui pût les avertir, qui les eût empêchés de faire le terrible saut. La pluie claquait toujours sur les vitres, l’obscurité devenait si complète dans la galerie, qu’ils y marchaient de confiance, sans rien voir devant eux. Et un pas de plus, ils étaient précipités. C’était miracle que le comptable se fût inquiété de cet épaississement d’ombre, de ce gouffre qu’il avait plutôt senti qu’aperçu, le sachant là.

Cependant, Constance, ne comprenant pas encore, voulait se dégager de l’étreinte éperdue de Morange.

« Mais voyez donc ! » cria-t-il.

Et il se pencha, et il la força de se pencher au-dessus du trou. Cela s’enfonçait dans les sous-sols, à trois étages, tel qu’un puits de ténèbres. Un souffle humide de cave s’exhalait, on distinguait à peine des profils vagues de grosses ferrures. Seule, tout en bas, une lanterne brûlait, une clarté lointaine, comme pour mieux montrer la profondeur et l’horreur du gouffre. Et ils s’écartèrent pâlissant.

Maintenant, Morange se fâchait.

« C’est idiot ! Qu’est-ce qu’ils font ? Pourquoi n’obéissent-ils pas au règlement ?… D’habitude, il y a un homme là, un homme exprès, qui ne doit pas quitter son poste, tant que la trappe n’est pas remontée… Où est-il ? Qu’est-ce qu’il fiche, celui-là ? »

Il retourna près du trou, il y jeta un furieux appel.

« Bonnard ! »

Rien ne répondit, le trou restait sans fond, noir et vide. Ce silence l’enragea.

« Bonnard ! Bonnard ! »

Et toujours rien, pas un bruit, l’humide souffle des ténèbres montait seul, comme du lourd silence d’une tombe. Alors, il prit un parti violent.

« Je vais descendre, il faut que je trouve Bonnard… Nous voyez-vous, là-bas, au fond ?… Non, non ! on ne peut accepter ça. Et puis, je veux qu’il la ferme, sa trappe, ou bien qu’il reprenne son poste… Qu’est-ce qu’il fiche ? Où peut-il être ? »

Déjà, il s’était engagé dans un petit escalier tournant, qui desservait tous les étages, le long du monte-charge, lorsqu’il cria encore, d’une voix peu à peu perdue :

« Je vous en prie, madame, attendez-moi, restez là, pour avertir si quelqu’un passait. »

Constance était seule. Le roulement sourd de l’averse continuait contre les vitres, mais un peu de jour livide renaissait, sous la rafale qui emportait la nuée. Et voilà que, dans cette pâle lumière Blaise apparut, au bout de la galerie. Il rentrait, il venait de laisser un instant les deux autres, pour descendre aux ateliers, en quête d’un renseignement, dont ils avaient besoin. Préoccupé, tout à l’œuvre qui le reprenait, il s’avançait la tête un peu basse d’un pas tranquille. Et, quand elle le vit apparaître, elle eut seulement au cœur la cuisson de la rancune, la colère avivée de ce qu’elle avait appris ce traité qu’on signerait le lendemain et qui la dépouillerait. C’était l’ennemi, chez elle, contre elle, qu’un soulèvement de tout son être aurait voulu exterminer, jeter dehors, ainsi qu’un usurpateur de ruse et de mensonge.

Il avançait. Elle se trouvait dans l’ombre épaisse, près du mur, de sorte qu’il ne pouvait la voir. Mais elle, à mesure qu’il approchait doucement, le voyait avec une netteté singulière, baigné de clarté grise. Jamais elle n’avait senti à ce point la puissance de son front, l’intelligence de ses yeux, la volonté ferme de sa bouche. Et, brusquement, le fait la frappa d’une fulgurante certitude : il marchait vers le trou sans l’apercevoir, il allait sûrement y culbuter, à moins qu’elle ne l’arrêtât au passage. Tout à l’heure, comme lui, elle était venue de là-bas, elle y serait tombée, si une main amie ne l’avait retenue ; et elle avait encore l’affreux frisson dans les veines, elle voyait toujours l’humide gouffre noir, avec la petite lanterne, au fond. L’effroyable chose s’évoqua, se précisa : le sol qui manque sous les pieds, la chute dans un grand cri, l’écrasement.

Il avançait. Certes, une telle chose était impossible, elle l’empêcherait, puisqu’un petit geste de la main devait suffire. Quand il serait là, devant elle, n’aurait-elle pas toujours le temps d’allonger le bras ? Cependant, d’un coin obscur de son être, une voix très claire, très froide, montait, disait de brèves paroles, qu’elle entendait comme si des trompettes les eussent sonnées à ses oreilles. Lui mort, c’était fini, jamais il n’aurait l’usine. Elle qui, passionnément, se désespérait de ne pouvoir imaginer un obstacle, n’avait qu’à laisser faire le hasard secourable. Et la voix disait cela, répétait cela, d’une insistance aiguë, sans rien ajouter d’autre. Après, il n’y avait rien. Après, il n’y avait qu’un homme broyé, supprimé, un trou de ténèbres éclaboussé de sang, où elle ne voyait plus, ne prévoyait plus, ne raisonnait plus. Que se passerait-il le lendemain ? Elle ne voulait rien en savoir, il n’y avait même pas de lendemain. Et ce n’était que le fait brutal, immédiat, qu’exigeait la voix impérieuse. Lui mort, c’était fini, jamais il n’aurait l’usine.

Il avançait. En elle, ce fut alors un effrayant combat. Combien dura-t-il ? des journées, des années ? À peine quelques secondes sans doute. Elle était toujours résolue à l’arrêter au passage, certaine qu’elle allait vaincre l’atroce pensée, quand viendrait l’instant du geste décisif. Mais cette pensée pourtant l’envahissait, se matérialisait dans sa chair, comme un besoin physique, la soif, la faim. Elle avait faim de cela, elle en souffrait, prise d’une de ces fringales qui font le crime, le passant dépouillé, égorgé, au coin d’une rue. Il lui semblait que, si elle ne pouvait s’assouvir, elle allait y laisser sa propre vie. Une passion brûlante, un désir fou de l’anéantissement de cet homme la submergeait, à mesure qu’elle le voyait se rapprocher. Elle le voyait mieux, elle en était exaspérée. Son front, ses yeux, sa bouche, la torturaient d’une exécration. Un autre pas, un pas encore, puis un autre, et il serait devant elle. Encore un pas, et elle allongeait déjà la main prête à l’arrêter, lorsqu’il la toucherait.

Il avançait. Que se passa-t-il donc, grand Dieu ? Quand il fut là, si songeur, qu’il la frôla sans la sentir, elle devint de pierre. Sa main était glacée, elle ne put la soulever, trop pesante à son bras. Un grand frisson froid l’avait prise, dans le brasier de sa fièvre l’immobilisant, la stupéfiant, tandis qu’une clameur montée d’elle-même, l’assourdissait. Tout débat fut emporté, le besoin de cette mort restait dévorant, invincible, sous l’impérieuse obstination de la voix intérieure, qui l’empêchait de vouloir et d’agir. Il serait mort, il n’aurait pas l’usine. Et, rigide, rasée contre le mur, sans un souffle, elle ne l’arrêta pas. Elle entendit sa respiration légère, elle vit son profil, puis sa nuque. Il était passé. Encore un pas, encore un pas. Si pourtant elle avait jeté un appel, elle pouvait de nouveau, à cette dernière seconde changer le destin. Elle crut en avoir l’intention, mais elle serrait les dents à les casser. Et ce fut un pas encore, de cette tranquille marche confiante sur un sol ami, sans même un regard, tout à la préoccupation du travail. Et le sol manqua, et il y eut un grand cri terrible, le vent brusque de la chute, l’écrasement sourd, au fond, dans les ténèbres.

Constance ne bougeait pas. Un moment, elle resta pétrifiée écoutant toujours, attendant encore. Mais rien ne montait du gouffre qu’un profond silence. Elle entendait seulement la pluie cingler les vitres, avec une rage nouvelle. Alors, elle s’enfuit, enfila le couloir, rentra dans son salon. Là, elle se retrouva, elle s’interrogea. Avait-elle donc voulu cette abominable chose ? Non, sa volonté n’y était pour rien. Certainement, sa volonté s’était trouvée comme paralysée, empêchée d’agir. Si la chose avait pu se faire, la chose venait de se faire en dehors d’elle, car sûrement elle était absente. Le mot, la puissance du mot, la rassura. Elle s’y raccrocha, le répéta. C’était bien cela, oui, oui ! elle était absente. Sa vie entière se déroulait sans une faute, sans une action mauvaise. Jamais elle n’avait péché, pas une méchanceté coupable jusqu’à ce jour, ne pesait même à sa conscience. Honnête femme, elle était restée digne, au milieu des débordements de son mari. Mère passionnée, elle montait son calvaire, depuis la mort de son fils. Et ce souvenir de Maurice, seul, la tira un instant de sa sécheresse, l’étrangla d’un commencement de larmes, comme si sa démence était là, l’explication du crime qu’elle cherchait en vain. Un vertige la reprenait, son fils mort, l’autre maître à sa place, toute cette passion pervertie de l’enfant unique, du petit prince dépossédé, toute cette rage empoisonnée, fermentant, la détraquant, l’affolant jusqu’au meurtre. Cette végétation monstrueuse, en elle, avait-elle donc gagné le cerveau ? Un flot de sang suffit pour obscurcir une conscience. Mais elle s’entêtait à rester absente, elle renfonça ses larmes, demeura glacée. Aucun remords ne lui vint. C’était fait, c’était bien ainsi. Il fallait que cela fût. Elle ne l’avait pas poussé, il était tombé tout seul. Si elle ne s’était pas trouvée là, il serait tombé de même. Alors, puisqu’elle n’y était pas, que son cerveau, que son cœur n’y étaient pas, ça ne la regardait pas. Et le mot renaissait toujours, l’absolvait, chantait la victoire : il était mort, il n’aurait pas l’usine.

Cependant, debout au milieu du salon, l’oreille tendue, Constance écoutait. Pourquoi donc n’entendait-elle rien ? Comme ils étaient lents à descendre le ramasser ! Anxieuse, le tumulte qu’elle attendait, l’effroi grandissant qui monterait de l’usine, les gros pas, les grosses voix, lui faisaient retenir son souffle, frémissante aux moindres bruits épars. Mais le calme était sans fin, il ne montait que du silence. Des minutes s’écoulèrent encore, elle fut heureuse de la paix tiède de son salon. C’était comme un asile d’honnêteté bourgeoise, de luxueuse dignité, où elle se sentait protégée, sauvée. Des objets intimes, un flacon de poche orné d’une opale, un couteau à papier d’argent bruni, laissé dans un livre, la rassurèrent complètement. Elle les retrouvait, elle était surprise, émue, de les voir comme s’ils avaient pris un sens nouveau. Puis, elle eut un petit frisson, elle s’aperçut que ses mains étaient glacées. Doucement, elle les frotta, elle voulut les réchauffer un peu. Pourquoi donc, maintenant, éprouvait-elle une si grande lassitude ? Il lui semblait rentrer d’une longue marche, revenir de quelque accident, des coups qu’on lui avait donnés, qui l’auraient meurtrie. D’ailleurs, c’était, en elle, une sorte de somnolence repue, quelque nourriture dont elle se serait trop rassasiée, après avoir eu trop faim. Quand son mari rentrait du vice, elle l’avait vu ainsi parfois, la chair à ce point satisfaite, qu’il dormait debout, enfin calmé, sans désir ni regret. Elle, de même, ne désirait plus rien, dans la fatigue qui l’engourdissait, étonnée seulement d’elle ne savait quoi, gardant une stupeur des choses. Pourtant, elle s’était remise à écouter, en se disant que, si cet effrayant silence continuait, elle allait s’asseoir, fermer les yeux, dormir. Et, très loin encore, il lui sembla percevoir un bruit léger, à peine un souffle. Qu’était-ce donc ? Non, rien encore. Peut-être avait-elle rêvé cet affreux cauchemar, l’homme en marche, le gouffre, le grand cri terrible. Peut-être n’y avait-il rien de tout cela, puisqu’elle n’entendait rien. D’en bas, la clameur serait montée, en une vague grandissante, tandis qu’un galop éperdu, à travers l’escalier et les couloirs, lui aurait apporté la nouvelle. Puis, de nouveau, elle perçut le petit bruit, très lointain, qui se rapprochait pourtant. Ce n’était point une foule, à peine un pas isolé, sans doute le pas d’un promeneur sur le quai. Mais non, cela sortait de l’usine, très distinct maintenant, d’abord gravissant des marches, puis filant le long d’un corridor. Et les pas se précipitèrent, et une respiration haletante se fit entendre, si tragique, qu’elle sentit enfin l’horrible chose venir. La porte s’ouvrit violemment.

Ce fut Morange qui entra. Il était seul, bouleversé, la face blême, la parole bégayante.

« Il respire encore, mais il a le crâne défoncé, c’est fini.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-elle. Qu’arrive-t-il ? »

Béant, il la regarda. Il était monté en courant, pour lui demander une explication, tant sa pauvre tête se perdait, devant une catastrophe qui confondait toutes ses idées. L’apparente ignorance, la tranquillité où il la retrouvait, achevaient de l’égarer.

« Mais, cria-t-il, je vous ai laissée près de la trappe.

— Près de la trappe, oui. Vous êtes descendu et moi je suis rentrée ici directement.

— Mais, reprit-il avec une violence désespérée, avant de descendre, je vous ai priée de m’attendre là, de garder le trou pour que personne ne tombe.

— Ah ! çà, non ! vous ne m’avez rien dit, ou, du moins, je n’ai rien entendu, je n’ai rien compris de pareil. »

Terrifié, il continuait à la regarder dans les yeux. Elle mentait sûrement. Elle avait beau être très calme, il entendait trembler sa voix. Puis, c’était l’évidence, elle devait être encore là, puisqu’il n’avait pas même eu le temps de descendre. Tout d’un coup, il se rappela leur conversation, les questions posées par elle, son cri de haine contre celui qu’on avait ramassé sanglant, au fond du gouffre. Le pauvre homme, sous le vent d’horreur qui le glaçait, ne trouva que cette phrase :

« Eh bien ! madame, derrière votre dos, ce pauvre Blaise est venu et s’est brisé le crâne. »

Elle fut parfaite, leva des mains frémissantes, dit d’une voix entrecoupée :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! quel effroyable malheur ! »

Mais, à ce moment, une rumeur grandissait dans la maison. La porte du salon était restée ouverte, et l’on entendait s’approcher des voix, des pas, une foule de plus en plus prochaine et grondante. Il y eut, le long de l’escalier, des ordres donnés, des efforts sourds, des poitrines qui reprenaient haleine, toute l’approche d’un fardeau embarrassant, porté avec douceur.

« On me le monte donc ! dit Constance pâlissante, en un cri involontaire qui aurait achevé de renseigner le comptable. On me l’apporte ici ! »

Ce ne fut pas Morange qui répondit, comme hébété sous le coup de hache. Brusquement, Beauchêne avait paru, précédant le corps, livide, décomposé lui aussi, tant cette soudaine visite de la mort le ravageait de peur, dans son besoin de vie heureuse.

« Ma chère, Morange t’a dit l’épouvantable catastrophe… Heureusement que Denis était là, pour les responsabilités, devant la famille… Et c’est Denis justement, comme nous allions porter le malheureux chez lui, au pavillon, qui s’y est opposé, en criant que nous tuerions sa femme, si nous lui ramenions son mari mourant, dans l’état de grossesse où elle est… Alors, n’est-ce pas ? il n’y avait qu’à le faire monter ici. »

Il la quitta, avec des gestes éperdus, retourna sur le palier, où on entendit sa voix grelottante qui reprenait :

« Doucement, doucement… Méfiez-vous de la rampe. »

Le convoi lugubre entra dans le salon. On avait couché Blaise fracassé sur une civière garnie d’un matelas. Denis, d’une pâleur de linge, suivait, soutenant l’oreiller où posait la tête de son frère, les yeux clos, un filet de sang au front ; tandis que quatre hommes, quatre ouvriers de l’usine, étaient aux brancards. Les gros souliers écrasaient le tapis, des meubles frêles furent bousculés, pour ouvrir un passage, dans cette invasion d’horreur et d’effroi.

Beauchêne, qui continuait à commander la manœuvre, eut une idée, au milieu de son effarement.

« Non, non, ne le laissez pas là… Il y a un lit, dans la chambre d’à côté… Nous allons le soulever doucement avec le matelas, et nous poserons le tout sur le lit. » C’était la chambre de Maurice, c’était le lit où Maurice était mort, et que Constance, par dévotion maternelle, avait gardé intact, consacrant la pièce à la mémoire de son fils, telle qu’il l’avait quittée. Mais que dire ? Comment empêcher que ce Blaise n’y mourût à son tour, tué par elle ?

L’abomination de cela, le destin vengeur qui voulait ce sacrilège, l’emplit d’une telle révolte, qu’elle en fut comme fouettée, tenue debout, au moment où elle sentait le parquet fuir, un vertige l’abattre. Et elle se montra extraordinaire de force, de volonté, d’insolent courage. Quand le blessé passa devant elle, son petit corps maigre se raidit, sembla grandir. Elle le regarda, elle n’eut, dans sa face jaune, immobile, qu’un battement des paupières, qu’un tic nerveux involontaire, au coin gauche de sa bouche, qui la lui tira en une légère grimace. Et ce fut tout, et elle fut de nouveau parfaite de geste, de voix, faisant et disant le nécessaire, sans se prodiguer, l’air saisi simplement par la soudaineté de la catastrophe.

Dans la chambre, cependant, la manœuvre venait d’être exécutée, et les porteurs, bouleversés, se retiraient. Tout de suite, en bas, dès l’accident, on avait dit au père Moineaud de sauter dans une voiture de courir chez Boutan, pour le ramener, avec un chirurgien, s’il en pouvait trouver un, en route.

« Je l’aime mieux là que dans le sous-sol, tout de même, répétait machinalement Beauchêne, devant le lit. Il respire toujours, tenez ! voyez en ce moment, c’est très sensible… Qui sait ? Boutan va peut-être le tirer d’affaire. »

Mais Denis ne se faisait point d’illusion. Il avait pris, dans ses mains, une des mains molles et froides de son frère, et il la sentait bien redevenir une chose, comme brisée elle-même, arrachée de la vie, dans la chute. Un instant encore, il resta là, contre ce lit de deuil, immobile, avec l’espoir fou que son étreinte donnerait au mourant un peu du sang de son cœur. Ce sang, ne leur était pas commun ? Leur fraternité jumelle ne l’avait-elle pas bu à la même source ? C’était la moitié de lui qui allait mourir. En bas, après un cri d’affreuse détresse, il n’avait plus rien dit. Et, tout d’un coup, il parla.

« Il faut aller chez Ambroise prévenir ma mère et mon père.

Puisqu’il respire encore, ils arriveront assez tôt pour l’embrasser peut-être.

— Veux-tu que je coure les chercher ? offrit complaisamment Beauchêne.

— Non, non ! merci, j’avais d’abord voulu vous demander ce service, mais j’ai réfléchi, il n’y a que moi qui puisse dire à maman l’horrible chose… Qu’on attende aussi pour Charlotte. Nous verrons tout à l’heure, quand je serai revenu… Et que la mort veuille bien patienter un peu, pour que je le retrouve, mon pauvre frère ! » Il s’était penché, il baisa Blaise immobile, les yeux clos, qui respirait toujours d’un petit souffle. Ensuite, éperdument, il lui baisa encore la main, il partit.

Constance s’occupait, appelait la femme de chambre, désireuse d’avoir de l’eau tiède, afin de laver le front ensanglanté du mourant. On ne pouvait songer à lui retirer sa jaquette, on se contenta de l’arranger le plus proprement possible, en attendant le médecin. Et, pendant ces apprêts, Beauchêne revint à l’accident, le discuta de nouveau, obsédé, hors de lui.

« Comprend-on ça ! Faut-il qu’il y ait des fatalités imbéciles !… En bas, une courroie de transmission qui se déplace, qui empêche le mécanicien de faire remonter la trappe. En haut, Bonnard qui se fâche, qui appelle, qui se décide à descendre, furieux, en voyant qu’on ne lui répond pas. Et puis, Morange qui arrive, qui se fâche aussi, qui descend à son tour, exaspéré d’appeler Bonnard sans recevoir de réponse. Et, alors, Blaise qui arrive, qui tombe… Ce pauvre Bonnard ! il sanglote, il voulait se tuer, quand il a vu son chef-d’œuvre. »

Tout d’un coup, il s’interrompit, pour demander à Constance :

« Dis donc, et toi, là-dedans ?… Morange m’a dit qu’il t’avait laissée en haut, près de la trappe. »

Elle était debout devant lui, en plein dans le jour de la fenêtre. Elle n’eut que son battement, que son petit tic nerveux qui tordit légèrement le coin gauche de sa bouche.

« Moi, mais j’avais pris le corridor, j’étais rentrée tout de suite ici… Morange le sait bien. »

Depuis un instant, Morange, les jambes cassées, anéanti, s’était laissé tomber sur une chaise. Incapable d’aider en rien, il se taisait, il attendait la fin des choses. Quand il entendit Constance mentir avec cette tranquillité, il la regarda. C’était elle, l’assassine, il n’en doutait plus. Et il eut, à cette seconde, le besoin de le dire, de le crier tout haut.

« Tiens ! avait repris Beauchêne, il croyait t’avoir priée de ne pas t’éloigner, de rester là, en faction.

— En tout cas, pas un mot ne m’en est parvenu, répondit-elle sèchement. Voyons, s’il m’avait demandé cela, est-ce que j’aurais bougé ? »

Et, se tournant vers le comptable, elle osa le regarder à son tour, de ses yeux pâles.

« Rappelez vous, Morange… Vous êtes descendu comme un fou, vous ne m’avez rien dit, et j’ai continué mon chemin. »

Sous ces yeux pâles, qui entraient dans les siens, d’une dureté d’acier, il fut pris d’une véritable peur. Toute sa faiblesse revenait, sa lâcheté de cœur tendre et docile. Pouvait-il l’accuser d’un forfait si atroce ? Il vit les suites inacceptables. Puis, lui-même ne savait plus, sa pauvre tête de maniaque se perdait. Il bégaya :

« C’est bien possible, j’aurai cru parler… Enfin, c’est ainsi, puisque ça ne peut pas être autrement. »

Il retomba dans son silence, avec un geste d’immense lassitude. C’était la complicité voulue, acceptée. Un instant, il eut le désir de se lever, pour voir si Blaise respirait toujours. Puis, il n’osa pas. Dans la pièce, une grande paix s’était faite.

Ah ! quelle angoisse, quelle torture, dans le fiacre, lorsque Denis ramena Mathieu et Marianne ! Il ne leur avait parlé d’abord que d’un accident, une chute assez grave. Mais, à mesure que la voiture roulait, il s’était affolé lui-même, pleurant, avouant, devant leurs questions désespérées. Et, quand ils arrivèrent enfin à l’usine, ils n’eurent plus de doute, leur enfant était mort. On venait d’y arrêter le travail, ils se rappelèrent leur visite, au lendemain de la mort de Maurice. C’était dans la même immobilité, dans le même silence de tombe qu’ils rentraient. Toute la vie grondante avait cessé d’un coup, les machines refroidies et muettes, les ateliers assombris et déserts. Plus un bruit, plus une âme, plus un souffle de cette vapeur qui était comme l’haleine même de la maison. Le chef était mort, elle était morte. Puis, leur effroi s’accrut, lorsqu’ils passèrent de l’usine à l’hôtel, au milieu de cette absolue solitude, la galerie ensommeillée, l’escalier frissonnant, toutes les portes ouvertes, en haut, ainsi qu’en une demeure inhabitée, abandonnée depuis longtemps. Dans l’antichambre, ils ne rencontrèrent pas un domestique. Et c’était bien le même drame de mort soudaine qu’ils recommençaient, qu’ils revivaient, mais c’était leur fils, cette fois, qu’ils allaient trouver dans la même chambre, sur le même lit, glacé, pâle et sans vie.

Blaise venait d’expirer. Boutan était là, au chevet, tenant la main inanimée, où la dernière pulsation du sang s’éteignait. Et, quand il vit entrer Mathieu et Marianne, qui, d’instinct, avaient franchi le salon en désordre, s’étaient précipités dans cette chambre dont ils reconnaissaient l’odeur de néant, il ne put que murmurer, les yeux pleins de grosses larmes :

« Mes pauvres amis, embrassez-le, vous aurez encore un peu de son dernier souffle. »

Le petit souffle cessait à peine, et la pauvre mère, le pauvre père s’étaient rués, baisant ces lèvres d’où s’exhalait le frisson de vie, sanglotant, criant leur détresse. Leur Blaise était mort. Comme Rose, à une année de distance, il était mort brusquement, le jour d’une fête. La plaie de leur cœur, encore mal fermée, se rouvrait, en un déchirement tragique. Dans leur long bonheur, c’était le second rappel terrible à la misère humaine, c’était le second coup de hache qui s’abattait, en pleine poussée de la famille saine et heureuse. Et leur effroi grandissait : n’avaient-ils pas fini de payer au malheur leur dette amassée ? était-ce donc la destruction lente qui arrivait maintenant, coup à coup ? Déjà, depuis le départ de leur Rose au milieu des fleurs, ils avaient eu cette crainte de voir la prospérité, la fécondité s’interrompre et se perdre, à présent que la brèche était ouverte. Et, par cette brèche saignante, voilà que leur Blaise aujourd’hui s’en allait affreusement, comme broyé, sous une colère jalouse du destin. Et, demain peut-être, quel autre de leurs enfants serait arraché de leur chair commune, pour payer à son tour la rançon de leur joie et de leur beauté ?

Longtemps, Mathieu et Marianne sanglotèrent, tombés à genoux devant le lit. Constance se tenait à quelques pas, muette, d’un air de désolation frissonnante. Depuis un instant, Beauchêne comme pour combattre cette peur de la mort qui le faisait grelotter, s’était assis à l’ancien petit bureau de Maurice, laissé dans le salon, en pieux souvenir, et s’efforçait de rédiger un avis aux ouvriers, les avertissant que l’usine resterait fermée jusqu’au lendemain des obsèques. Vainement, il cherchait les mots, lorsqu’il aperçut Denis qui sortait de la chambre, ayant pleuré toutes ses larmes et mis tout son cœur dans un dernier baiser à son frère. Il l’appela, sembla vouloir le distraire, en se faisant aider.

« Tiens ! mets-toi là, continue. »

Et Constance, qui entrait, elle aussi, entendit le mot. C’était le mot que son mari avait prononcé, en faisant asseoir Blaise à ce même bureau de Maurice, autrefois, le jour où il lui avait donné la place du pauvre enfant, dont le corps était encore sur le lit dans la pièce voisine. Et elle eut un recul, une épouvante, à voir Denis écrivant, assis à ce bureau. N’était-ce point Blaise ressuscité ? Ainsi qu’elle avait confondu les deux jumeaux, ce même après-midi, au sortir du gai déjeuner de baptême, elle revoyait là Blaise dans Denis, si pareils l’un à l’autre, que les parents ne les avaient longtemps distingués qu’à la couleur différente de leurs yeux. C’était Blaise qui revenait, qui reprenait sa place, qui aurait l’usine, bien qu’elle l’eût tué. Elle s’était trompée, il avait beau être mort, il aurait l’usine. Elle en avait tué un, de ces Froment, mais il en renaissait un autre. Quand un mourait, un autre bouchait la brèche. Et son crime lui apparut alors d’une telle inutilité, d’une telle stupidité, qu’elle en restait abêtie, le poil de sa nuque hérissé, suant la peur, reculant comme devant un spectre.

« C’est un avis pour les ouvriers, répétait Beauchêne. Nous le collerons à la porte. »

Elle voulut être brave, s’approcha, dit à son mari :

« Fais donc cela toi-même. Pourquoi, en un tel moment donnes-tu cette peine à Blaise ? »

Elle avait dit Blaise, son horreur froide la reprit. Inconsciemment, elle s’était entendue, là-bas, dans l’antichambre. « Blaise ou ai-je donc mis mon boa ? » Et c’était Denis qui le lui avait apporté. À quoi bon avoir tué Blaise, puisque Denis était là ? quand la mort fauche un de ces soldats de la vie, il y en a toujours un autre, pour prendre la place de combat restée vide.

Mais une dernière défaite l’attendait. Marianne et Mathieu reparurent, tandis que Morange, saisi d’un besoin d’agitation, allait et venait, piétinait de son air hébété, dans le désarroi des douleurs atroces, des choses sans nom qui achevaient de détraquer son crâne étroit de pauvre homme.

« Je vais descendre, bégaya Marianne, tâchant d’essuyer ses larmes, s’efforçant de se tenir debout. Je veux voir Charlotte, la préparer, lui dire le malheur… Moi seule saurai trouver les mots, pour qu’elle n’en meure pas, avec le pauvre petit qu’elle porte. »

Plein d’inquiétude, dans son bouleversement, Mathieu la retenait, désireux de lui éviter cette épreuve nouvelle.

« Non, je t’en prie. Denis descendra, ou bien j’irai moi-même. »

Avec une obstination douce, elle marchait toujours vers l’escalier.

« Il n’y a que moi pour lui dire des choses, je t’assure. J’aurai la force. »

Et, tout d’un coup, elle défaillit, elle eut une syncope. Il fallut la coucher sur un canapé du salon. Puis, comme elle revenait à elle, toute blanche, la face convulsée, elle fut prise de vomissements terribles, une crise dont la violence lui arrachait les entrailles…

Alors, en voyant Constance qui s’empressait d’un air d’inquiète sollicitude, sonnant sa femme de chambre, se faisant apporter sa petite pharmacie, Mathieu avoua la vérité, que le ménage n’avait point dite encore.

« Elle est enceinte, oui ! de quatre mois, de la même époque que Charlotte. À son âge, à quarante-trois ans, elle en est un peu confuse, nous n’en parlions pas… Ah ! la chère femme, si vaillante, elle qui voulait éviter un coup trop violent à sa belle-fille, pourvu qu’elle n’y succombe pas elle-même ! »

Enceinte, grand Dieu ! Constance avait reçu la nouvelle, comme le coup de massue qui achève la déroute. Alors, si elle laissait Denis se tuer maintenant, un autre Froment poussait encore, qui le remplacerait ? Et toujours un autre, et toujours un autre, à l’infini ! C’était un pullulement de force, de vie intarissable, contre lequel toute lutte devenait impossible. Dans sa stupeur que la brèche, aussitôt ouverte, fût réparée ainsi, elle sentit la misérable impuissance, le néant de sa stérilité. Et elle fut vaincue, prise d’une terreur sacrée, comme balayée elle-même, emportée par le débordement victorieux de cette fécondité sans fin.