Fécondité (Zola)/Livre V/Chapitre V

Eugène Fasquelle (p. 592-615).



Il y eut fête à Chantebled, quatorze mois plus tard. Denis, qui avait pris à l’usine la succession de Blaise, épousait Marthe Desvignes. Et, dans le deuil si douloureux de la maison, c’était le premier sourire, comme le clair, le tiède soleil de printemps, après le rude hiver. Mathieu et Marianne, jusque-là endoloris, vêtus de noir, s’égayaient d’une émotion tendre, devant cet éternel recommencement de la vie. La mère avait bien voulu mettre une robe moins sombre, le père s’était résigné à ne pas retarder davantage un mariage résolu depuis des mois, que toutes les circonstances nécessitaient. Il y avait plus de deux ans déjà que Rose dormait dans le petit cimetière de Janville, plus d’un an que Blaise était venu l’y rejoindre, sous des fleurs toujours fraîches. Et le souvenir des chers morts, visités de tous, restés vivants au fond de tous les cœurs, allait être de la fête, à la place familiale qui leur était réservée, comme s’ils eussent décidé eux-mêmes, avec les parents, que l’heure des noces était sonnée, pour que leur regret n’entravât pas plus longtemps la joie de s’accroître et de créer encore.

Cette installation de Denis à l’usine s’était faite naturellement. S’il n’y était pas entré, dès sa sortie de l’école spéciale où il avait passé trois ans, c’était que la situation se trouvait alors prise par son frère. Toutes ses études techniques l’y destinaient, il y fut du matin au soir à sa vraie place, il n’eut qu’à occuper l’ancien pavillon, d’où Charlotte s’était enfuie, avec sa petite Berthe dans l’épouvante de la catastrophe, pour se réfugier à Chantebled. En outre, cette entrée de Denis arrangeait la grosse affaire de l’argent prêté à Beauchêne, que devait rembourser une part, un sixième de la propriété de l’usine. L’argent venant de la famille, le frère simplement se substituait au frère, signait le traité que l’autre aurait signé ; et il voulut cependant, par une honnêteté délicate, qu’on prélevât sur les bénéfices une pension pour Charlotte, la veuve. Ces choses s’étaient réglées en huit jours sans discussion possible, sous la logique des faits. Étourdie, écrasée, Constance n’avait même pu entrer en lutte, réduite au silence par son mari, qui lui répétait : « Que veux-tu que je fasse ? Il me faut un aide, autant Denis qu’un étranger ; et puis, je lui rachèterai cette part avant un an, je le flanquerai dehors, s’il m’embête ! » Et elle se taisait, pour ne pas lui jeter son ignominie au visage, dans son désespoir de sentir les murs de la maison morceau à morceau, crouler sur elle.

Ce fut alors que Denis pensa l’heure venue de réaliser le projet de mariage qu’il avait arrêté si longtemps à l’avance avec Marthe Desvignes. Cette sœur cadette de Charlotte, cette inséparable amie de Rose, l’attendait depuis trois ans bientôt, de son clair sourire, de son air de tendre sagesse. Ils s’étaient connus enfants, ils avaient échangé des serments, par tous les sentiers perdus de Janville ; mais ils s’étaient dit qu’ils ne hâteraient rien, que le bonheur de toute l’existence valait bien qu’on patientât d’avoir l’âge et la force de fonder sérieusement une famille. On s’étonna fort qu’un garçon d’un si grand avenir, dans une position déjà superbe, à vingt-six ans, s’obstinât de la sorte à épouser une fille qui ne lui apportait pas un sou. Mathieu et Marianne souriaient, consentaient, sachant les bonnes raisons de leur fils. Il ne voulait pas d’une fille riche qui lui aurait coûté plus cher que sa dot, il était ravi d’avoir découvert une femme jolie, très saine, très raisonnable, adroite et sensée, qui serait la compagne, l’aide et la consolation de chaque heure. Avec elle, il ne redoutait pas de surprise, il l’avait étudiée : elle était à la fois le charme, la sagesse, la bonté, tout l’unique bonheur solide d’un ménage. Et lui aussi était très bon, très sage, trop sage, disait-on, et elle le savait, se mettait en route à son bras, heureuse, certaine qu’ils iraient ensemble du même pas tranquille, jusqu’au bout de la vie, sous ce limpide et divin soleil de la raison dans l’amour. La veille du mariage, on fit de gros préparatifs à Chantebled. Pourtant, la fête devait rester intime, à cause du deuil récent. En dehors de la famille, on n’avait invité que les Séguin et les Beauchêne ; encore ces derniers étaient-ils des cousins.

On ne serait guère plus d’une vingtaine, et il n’y aurait qu’un déjeuner. Mais on avait le désir d’être tendres, d’être beaux, et chacun s’ingéniait à trouver quelque tendresse, quelque beauté nouvelle, comme pour resserrer davantage le lien étroit des cœurs. Aussi s’occupait-on de la table, de l’endroit où elle serait dressée, de la façon dont on l’ornerait. Ces premiers jours de juillet étaient si ensoleillés, si chauds, qu’on décida tout de suite de dresser la table dehors, sous les arbres. Il y avait là un emplacement délicieux, devant l’ancien rendez-vous de chasse, le pavillon primitif, habité par les parents autrefois, dès leur arrivée à Janville. C’était comme le nid même de la famille, le foyer d’où elle avait ensuite rayonné sur tout le pays voisin. Ce pavillon, qui finissait par tomber en ruine, Mathieu venait de le faire réparer et élargir, dans la pensée de s’y retirer avec Marianne, en ne gardant près d’eux que Charlotte et ses enfants, lorsqu’il abandonnera prochainement la ferme à son fils Gervais, heureux de vivre de bonne heure en patriarche, en roi descendu du trône, encore obéi pour la sagesse de ses conseils. Et, remplaçant l’ancien jardin inculte, toute une pelouse s’étendait là, un grand carré d’herbe fraîche, que d’admirables arbres, des ormes et des charmes, entouraient, tels qu’un peuple de grands et bienveillants amis. Ces arbres, il les avait plantés, il les avait vus grandir, ils étaient un peu de sa chair. Mais son véritable enfant bien-aimé, le préféré de son cœur, était, au milieu de la pelouse, un chêne déjà fort, âgé de vingt ans bientôt, dont il avait mis la tige frêle en terre, aidé de Marianne, qui tenait le plant, tandis que lui manœuvrait la bêche, le jour où ils avaient fondé leur domaine de Chantebled. Leur œuvre même avait poussé, s’était étendue avec les branches, comme si le sang de leur effort remontait en un flot croissant de sève, à chaque printemps nouveau. Et il y avait encore, près de ce chêne, qui était ainsi de leur robuste famille, un bassin d’eau vivante, alimenté par les sources du plateau qu’ils avaient captées, et dont le petit bruit cristallin entretenait là une perpétuelle allégresse.

La veille du mariage, ce fut donc là qu’il y eut conseil. Mathieu et Marianne étaient venus les premiers, pour voir les préparatifs à faire, et ils y trouvèrent Charlotte, un album sur les genoux, qui achevait un rapide croquis du grand chêne.

« Quoi donc, une surprise ? »

Elle souriait, gênée, un peu confuse.

« Oui, oui, une surprise, vous verrez. »

Puis, elle leur avoua que, depuis quinze jours, elle décorait, à l’aquarelle, des menus pour le déjeuner des noces. Et son idée gentille et tendre était de n’avoir mis que des jeux d’enfants, des têtes d’enfants, toute la poussée des enfants de la famille dont elle avait pu prendre les ressemblances sur d’anciennes photographies. Son croquis du grand chêne allait servir de fond aux deux derniers venus, le petit Benjamin et le petit Guillaume.

Mathieu et Marianne s’émerveillèrent, ravis, attendris par ce défilé, cette galopade de museaux roses, qu’ils reconnaissaient parfaitement au passage. C’étaient les deux jumeaux dans leur berceau encore, aux bras l’un de l’autre ; c’était Rose elle-même, la chère disparue, en petite chemise, c’était Ambroise, c’était Gervais, nus au grand air, luttant sur l’herbe ; c’était Grégoire, c’était Nicolas, en école buissonnière, dénichant des pies, c’était Claire, c’étaient les trois autres filles, Louise, Madeleine, Marguerite, lâchées par la ferme, se querellant avec les poules, sautant à califourchon sur les chevaux. Mais ce qui toucha surtout Marianne, ce fut son dernier, Benjamin, qui avait tout juste neuf mois, et que Charlotte avait mis, sous le chêne, dans une même petite voiture, avec son fils à elle, son Guillaume, exactement du même âge, né huit jours plus tard.

« L’oncle et le neveu, dit Mathieu en plaisantant. N’importe ! l’oncle est tout de même l’ancêtre, il a une semaine de plus. »

Des larmes douces étaient montées aux yeux de Marianne, dans son sourire. L’aquarelle tremblait un peu entre ses mains heureuses.

« Les chers trésors ! mon cher fils, mon cher petit-fils ! et me voilà une fois de plus mère et grand-mère, avec ces chers petits êtres !… Ah ! ces deux-là sont la consolation suprême, ils ont pansé la blessure, nous leur devons d’avoir repris espoir et courage ! »

Et c’était vrai. Quel deuil, quelle tristesse, les premiers temps, lorsque Charlotte, quittant l’usine, s’était réfugiée à la ferme ! Enceinte de quatre mois, comme Marianne, elle avait failli mourir du tragique accident qui venait d’emporter Blaise. Son premier adoucissement fut de voir que sa fillette, Berthe, un peu chétive à Paris, retrouvait de bonnes joues roses, au grand air de Chantebled. D’ailleurs, elle avait fixé sa vie, elle vieillirait là, en la paix de cette maison hospitalière, se donnant toute à ses deux enfants, bien heureuse de cette grand-mère, de ce grand-père si tendres, qui l’aideraient, la soutiendraient. Toujours elle s’était montrée un peu en dehors de l’existence, d’un charme de rêveuse n’ayant que le besoin d’aimer, d’être aimée. Elle se reprit doucement à vivre, quand elle fut installée avec ses beaux-parents, dans l’ancien pavillon que Mathieu aménageait pour eux trois.

Elle se remit même au travail, voulut s’occuper, sans compter sur son intérêt dans l’usine, peignit des miniatures que lui achetait un marchand de Paris. Mais, surtout, après ses couches, le réconfort, la guérison de tant de douleurs, ce fut son petit Guillaume, le cadeau de son mari mourant, l’enfant en qui ressuscitait le père, qui semblait le rendre à sa tendresse d’épouse. Et il en était de même pour Marianne, depuis que son Benjamin était né, un fils encore qui remplaçait le fils perdu, un revenant lui aussi, qui reprenait dans son cœur la place laissée vide. Alors, les deux femmes, les deux mères, goûtèrent une douceur infinie à nourrir ensemble les deux chers petits consolateurs. Elles s’oubliaient en eux, les regardaient croître côte à côte, leur donnaient le sein aux mêmes heures, comme pour ne point les séparer, dans leur désir commun de les voir devenir très forts, très beaux, très bons. Bien que l’une eût presque le double de l’âge de l’autre, elles se retrouvaient sœurs, le même lait nourricier coulait de leur gorge féconde. Et leur deuil s’éclairait, elles en arrivaient à rire quand riaient leurs petits anges, et rien n’était plus gai ni plus touchant que cette belle-mère et cette bru confondues ainsi, n’ayant qu’un berceau, dans une floraison sans fin de maternité.

« Prenez garde, cachez vos aquarelles, dit Mathieu. Voici Gervais et Claire qui viennent pour la table. »

À dix-neuf ans, Gervais était un colosse, le plus grand, le plus fort de la famille, avec des cheveux noirs, courts et frisés, de vastes yeux clairs, une face pleine, taillée à larges pans. Mathieu l’appelait par plaisanterie « le fils de Cybèle », ce qui faisait sourire Marianne, au souvenir de la nuit où elle l’avait conçu, dans un frisson des germes, lorsque tout Chantebled sommeillait encore, à la veille d’être enfanté. Il était resté le préféré du père, le fils de la terre fertile, celui qu’il élevait dans l’amour du domaine, dans la passion de la culture intelligente, conquérante, afin qu’il pût continuer l’œuvre, un jour. Déjà, il se déchargeait sur lui d’une partie des travaux, il n’attendait que de l’avoir marié, pour lui laisser la direction de la ferme entière. Et, volontiers, il rêvait de lui adjoindre Claire, lorsqu’elle-même aurait épousé quelque brave et solide garçon, qui prendrait sa part de la besogne. Deux hommes qui s’entendraient bien, ce n’était pas de trop, dans une exploitation dont l’importance grandissait chaque jour. Depuis que sa mère allaitait de nouveau, Claire la suppléait, gaillarde elle aussi à dix-sept ans, sans beauté, mais d’une santé vigoureuse. Elle s’occupait surtout de la cuisine et du ménage, tenait également les comptes, fille de tête, d’une stricte économie, dont la plaisantaient les prodigues de la famille.

« Alors, c’est là qu’on mettra la table, dit Gervais. Il faut que je fasse faucher la pelouse. »

De son côté, Claire s’inquiétait du nombre des convives, du couvert qu’il lui faudrait dresser. Et, comme Gervais avait appelé Frédéric pour qu’il donnât un coup de faux, tous trois discutèrent les dispositions à prendre. Après la mort de Rose, Frédéric, son fiancé, n’ayant pu quitter la ferme, avait continué son travail près de Gervais, dont il était devenu le camarade, l’aide le plus actif, le plus intelligent. Depuis quelques mois, Mathieu et Marianne s’étaient aperçus que le garçon tournait autour de Claire, comme si, à défaut de l’aînée, il voulait bien de la cadette moins belle, mais solide et bonne ménagère. D’abord, ils en avaient éprouvé une tristesse : pouvait-on oublier leur chère enfant ?

Ensuite, un attendrissement leur était venu, la pensée que le lien de la famille serait resserré encore, que le cœur de ce garçon n’irait point aimer autre part, leur resterait acquis, en leur devenant deux fois cher. Et ils fermaient les yeux, ils souriaient trouvant en Frédéric le beau-frère associé dont Gervais avait besoin, attendant que Claire fût d’âge à être mariée.

Mais, comme la question de la table était réglée, il y eut sous le chêne, à travers l’herbe haute, une brusque invasion, des jupes volantes, des chevelures dénouées dans le soleil.

« Oh ! criait Louise, il n’y a pas de roses ! »

— Non ! répétait Madeleine, pas une rose blanche !

— Et, confirmait Marguerite, nous avons visité tous les rosiers. Pas une blanche, rien que des rouges ! »

Treize ans, onze ans et neuf ans. Louise, forte et gaie, semblait déjà une petite femme. Madeleine, fluette, jolie, passait des heures à son piano, les yeux noyés de rêve.

Marguerite, le nez trop fort, la bouche épaisse, avec d’admirables cheveux dorés ramassait les oiseaux l’hiver, pour les réchauffer dans ses mains tièdes. Et toutes trois, qui avaient battu le potager où les fleurs se mêlaient aux légumes, accouraient ainsi, désespérées de leurs recherches vaines. Pas de roses blanches pour une noce, c’était la fin de tout. Qu’allait-on offrir à la mariée ? Que mettrait-on sur la table ? Derrière les trois filles, Grégoire, dont les quinze ans poussaient en terrible malice, venait de paraître goguenard, les mains dans ses poches. Il était le turbulent, l’inquiétant de la famille, toujours en inventions diaboliques. Son nez pointu, ses lèvres fines, disaient l’aventure, la volonté aussi, l’adresse à vaincre. Et, l’air amusé de la déconvenue de ses trois sœurs, il s’oublia, il cria, pour les taquiner :

« Moi, je sais où il y en a, des roses blanches, et des belles !

— Où donc ? demanda Mathieu.

— Mais au Moulin après la roue, dans le petit clos. Trois gros rosiers qui en sont tout blancs. Des roses comme des choux. »

Puis, il rougit, se troubla, lorsque son père le regarda d’un air de sévérité, en lui disant :

« Comment ! tu rôdes encore autour du Moulin. Je te l’avais absolument défendu… Et, pour savoir qu’il y a des roses blanches dans le clos, tu es entré ?

— Non, j’ai regardé par-dessus le mur.

— Tu es monté sur le mur, c’est complet. Tu veux donc me faire avoir des ennuis avec ces Lepailleur, qui sont décidément de sottes et méchantes gens ?… En vérité, mon garçon, tu as le diable dans le corps. »

Ce que Grégoire ne disait pas, c’était qu’il allait retrouver dans le clos Thérèse, la petite meunière, la blondine rose, au museau si drôlement enfariné, dont les treize ans étaient eux aussi terriblement aventureux. Leurs jeux, d’ailleurs, restaient encore des jeux de gamins, en toute innocence. Mais il y avait, au fond du clos, sous des pommiers, un endroit délicieux, où l’on s’amusait bien, à causer et à rire.

« Entends-tu ! répéta Mathieu, je ne veux pas que tu retournes jouer avec Thérèse. Elle est très gentille, la chère enfant. Seulement, c’est une maison où tu ne dois pas aller… Il paraît qu’on s’y bat, maintenant. »

C’était vrai. Lorsque Antonin s’était cru guéri du vilain mal dont causaient les commères de Janville, le regret de Paris l’avait tourmenté, il avait tout fait pour retourner y reprendre sa belle existence de paresse et de fête. D’abord, Lepailleur, désabusé, irrité d’être dupe, s’y était opposé violemment. Mais que faire, aux champs, de ce gaillard qu’il avait élevé lui-même dans la haine de la terre, dans le mépris du vieux moulin, à moitié pourri ?

Puis, il avait désormais contre lui la mère, en admiration béate devant la science de son garçon, d’une foi têtue, certaine que cette fois il finirait par avoir une bonne place. Et le père avait dû céder, Antonin s’achevait à Paris, petit employé chez un commerçant de la rue du Mail. Seulement, la querelle s’aggravait dans le ménage, surtout lorsque Lepailleur soupçonnait sa femme de le voler pour envoyer de l’argent à son grand fainéant de fils.

Du pont de l’Yeuse, certains jours, on entendait voler les jurons et les gifles. Et là, encore, c’était la famille détruite de la force et du bonheur gâchés.

Mathieu continuait, soulevé d’une véritable colère.

« Des gens qui avaient tout pour être heureux ! On n’est pas bête à ce point, on ne veut pas sa propre misère avec une telle obstination… Leur idée d’un fils unique, par gloriole d’en faire un monsieur, ah ! la réussite est belle, ils en sont contents aujourd’hui !… C’est comme sa haine de la terre, sa culture de routine, son entêtement à laisser stériles les landes qu’il refuse de me céder, sans doute pour protester contre le succès de nos défrichements, s’imagine-t-on quelque chose de plus bassement stupide !… Et c’est comme son moulin encore, qu’il regarde, par sottise et paresse, tomber en ruine. Autrefois, il avait au moins une raison il disait que, le pays ayant presque renoncé au blé, les paysans ne lui apportaient plus de quoi faire tourner ses meules. Mais aujourd’hui que, grâce à nous, le blé déborde, est-ce qu’il n’aurait pas dû jeter par terre la vieille roue, pour la remplacer par une bonne machine à vapeur ?… Ah ! si j’étais à sa place, il y aurait déjà là un moulin tout neuf, reconstruit, élargi, utilisant les eaux de l’Yeuse, se reliant à la gare de Janville par une voie qui ne coûterait pas cher à établir ! »

Grégoire écoutait, heureux que l’orage se fût détourné. Et Marianne, voyant ses trois filles désolées de n’avoir point de roses blanches, les consola.

« Pour la table, vous cueillerez demain matin les moins rouges, les roses pâles, et ça sera tout de même très bien. »

Alors, Mathieu se calma, fit rire les enfants en concluant gaiement :

« Cueillez donc aussi les roses rouges, mettez les plus rouges. C’est le sang de la vie. »

Cependant, Marianne et Charlotte s’attardaient à causer de tous ces apprêts, lorsque des petits pieds encore accoururent dans l’herbe. Nicolas, fier de ses sept ans, amenait par la main sa nièce Berthe, une grande fille de six ans. Ils s’entendaient très bien ensemble. Ce jour-là, ils étaient restés près du berceau de Benjamin et de Guillaume, dans la maison, jouant au ménage, disant que les deux enfants étaient leurs bébés. Mais voilà que, se réveillant les deux enfants avaient crié la faim. Alors, ayant pris peur Nicolas et Berthe s’étaient mis à galoper, pour venir chercher les deux mères.

« Maman ! appela Nicolas, c’est Benjamin qui te demande. Il a soif.

— Maman, maman ! répéta Berthe, c’est Guillaume qui a soif. Viens vite, ça presse. »

Marianne et Charlotte s’égayèrent. C’était vrai, pourtant, que ce mariage du lendemain leur avait fait oublier les chers mignons.

Et elles se hâtèrent de rentrer, car l’heure de la tétée était venue.

Ah ! le lendemain, ces noces heureuses, dans quelle intimité tendre elles se firent ! On ne fut que vingt et un à table, sous le grand chêne, au milieu de la pelouse, entourée des charmes et des ormes amis, telle qu’une discrète salle de verdure. Toute la famille se trouvait là, d’abord tous ceux de la ferme, puis Denis, le marié, qu’on voyait rarement, cloué à l’usine, puis Ambroise et sa femme Andrée, qui avaient amené leur petit Léonce, de visite rare, eux aussi, dans les nécessités de vie active où Paris les tenait. Et c’était une joie, ce retour au nid familial des oiseaux envolés déjà, ce bonheur de pouvoir se réunir au grand complet, malgré la dispersion continuelle de l’existence. En dehors, il n’y avait que les parents invités, Beauchêne et Constance, Séguin et Valentine, sans compter naturellement Mme  Desvignes, la mère de Marthe, la mariée. On était vingt et un à la table, mais il y en avait trois autres, les tout-petits, la petite table : Léonce qu’on venait de sevrer, à quinze mois, Benjamin et Guillaume encore au sein ; et, pour qu’ils fussent de la fête, on avait approché leurs voitures, ils tenaient tout de même leur place. Ça faisait donc vingt-quatre, un compte rond, les deux douzaines. La table, fleurie de roses, embaumait, à l’ombre fraîche, sous la pluie du soleil d’été qui la criblait d’or, au travers des feuillages. Un triomphal ciel de juillet tendait, d’un bout de l’horizon à l’autre, une prodigieuse tente d’azur. Et la robe blanche de Marthe, les robes claires des petites et des grandes filles, ces toilettes gaies, ces belles santés de jeunesse, semblaient être la floraison même de ce coin verdoyant de bonheur. On mangea joyeusement, on finit par trinquer à la campagnarde, en souhaitant toutes les prospérités au jeune ménage, ainsi qu’aux personnes présentes.

Alors, pendant que les servantes enlevaient le couvert, Séguin, qui affectait de s’intéresser à l’élevage, voulut que Mathieu lui montrât ses étables. Il n’avait fait que causer chevaux pendant le déjeuner, il désirait voir surtout des paires de forts chevaux de labour, dont son hôte lui vantait la qualité d’extraordinaire vigueur. Et il détermina Beauchêne à être de la visite. Puis, comme les trois hommes partaient, Constance et Valentine, désœuvrées, curieuses de cette ferme dont le pullulement si prompt restait pour elles une stupeur, eurent l’idée de les suivre, laissant sous les arbres le reste de la famille s’installer, dans la paix rieuse du bel après-midi de fête.

Les étables et les écuries se trouvaient sur la droite. Mais, pour s’y rendre, il fallait traverser la vaste cour, d’où l’on découvrait le domaine entier. Et il y eut là une halte, un brusque arrêt d’admiration, tant la grandeur de l’œuvre accomplie éclatait sous le soleil. Ils avaient connu cette terre embroussaillée, desséchée, stérile, ils la revoyaient roulant une mer de blé, couverte de moissons dont le flot montait davantage, à chaque saison nouvelle. Là-haut, sur l’ancien plateau marécageux, c’était une telle fertilité dans les terreaux amassés par les siècles, qu’on ne fumait pas encore. Ensuite, à droite, à gauche, les pentes autrefois sablonneuses s’étendaient verdoyantes, engraissées aujourd’hui par les sources qui les trempaient d’une fécondité sans cesse accrue.

Et les bois eux-mêmes, au loin, aménagés, aérés de larges clairières, semblaient déborder de plus de sève, comme si toute la vie décuplée, autour d’eux, les eût gonflés d’un redoublement de force et de puissance. C’était cette force, c’était cette puissance qui montaient du domaine entier, l’œuvre de vie enfantée, créée, le travail de l’homme engrossant la terre stérile, l’accouchant des richesses nourricières, pour une humanité élargie, conquérante du monde.

Il y eut un long silence. Séguin dit simplement de sa petite voix sèche, avec un ricanement que sa ruine personnelle aiguisait d’amertume :

« Vous avez fait une bonne affaire. Jamais je n’aurais cru ça. »

Puis, on se remit en marche. Mais, dans les étables, dans la vacherie, dans la bergerie, cette sensation de force et de puissance s’accrut encore. La création continuait, une création vivante, les vaches, les moutons, les poules, les lapins, tout ce qui grouillait là, tout ce qui pullulait en une éclosion continue. Chaque année l’arche s’emplissait, se faisait trop petite, nécessitait d’autres parcs, d’autres bâtiments. La vie augmentait la vie, on marchait au milieu d’un peuple en perpétuelles couches, partout des couvées, des nichées qui lâchaient de nouveaux vols, de nouveaux troupeaux tandis que, derrière, les germes se multipliaient, l’enfantement recommençait, d’un flot débordé, montant toujours. Là encore, c’était la richesse conquérante de l’inépuisable fécondité.

Dans les écuries, Séguin admira beaucoup les paires de forts chevaux, avec des mots de connaisseur. Ensuite, il revint sur l’élevage, il cita un de ses amis qui obtenait, par certains croisements, des résultats extraordinaires. Et, revenant à ses idées anciennes, il ajouta, en manière d’explication :

« Oh ! pour les bêtes, j’accepte le Croissez et multipliez, lorsque c’est nous, les éleveurs, qui, par besoin ou par curiosité tenons la chandelle. »

Il ricana, trouva son mot très drôle. Puis, comme Valentine et Constance, muettes, un peu répugnées de toute cette fermentation odorante de vie, revenaient lentement sur leurs pas, il déblatéra contre le siècle, recommença ses vieilles théories, sans autre transition. Peut-être une sourde rancune jalouse le poussait-elle à protester contre la victoire de la vie, que clamait la ferme entière. La dépopulation, ah ! certes, elle ne marchait pas assez vite ! Ce Paris qui voulait mourir, il y mettait vraiment le temps ! Tout de même, il notait certains bons symptômes, car la banqueroute s’aggravait partout, dans la science, dans la politique, dans les lettres et les arts eux-mêmes. La liberté était déjà morte. La démocratie en exaspérant les instincts d’ambition, en déchaînant la lutte des classes pour le pouvoir, aboutissait au rapide effondrement social. Il n’y avait plus que la populace, les humbles, les pauvres, qui faisaient encore des enfants, par stupidité, sur leur fumier d’ignorance et de misère. Quant à l’élite, aux intelligents, aux riches, ils enfantaient de moins en moins, ce qui permettait d’espérer, avant l’heureux anéantissement final, une dernière période de civilisation acceptable, lorsqu’on serait entre soi, très peu, quelques hommes et quelques femmes, parvenus au raffinement suprême, ne vivant plus que d’odeurs, ne jouissant plus que de souffles. Mais il se disait dégoûté, certain maintenant de ne pas voir cette époque trop lente à venir.

« Encore, si le christianisme, revenant à la foi première condamnait la femme, comme impure, diabolique et néfaste, on irait revivre la vie sainte au désert, on en finirait plus vite. Ce qui m’enrage, c’est ce catholicisme politique, qui, pour vivre lui-même, règle et tolère l’ignominie du mariage, en couvrant ainsi l’ordure et le crime d’enfanter… Dieu merci ! si j’ai péché moi-même, si j’ai mis au monde des malheureux de plus, j’ai la douceur de croire qu’ils rachèteront ma faute, en restant eux-mêmes inféconds. Gaston dit qu’il ne se mariera pas, qu’un officier ne doit avoir d’autre femme que son épée ; et, quant à Lucie, depuis le jour où elle a prononcé ses vœux, aux ursulines, je suis bien tranquille… Ma race est morte, c’est ma joie. »

Mathieu écoutait en souriant. Il connaissait ce pessimisme littéraire. Autrefois, de tels arguments, la civilisation en lutte avec la natalité, l’infécondité relative des plus intelligents, des plus forts, l’avaient troublé. Mais, dès le moment où il avait lutté pour l’amour, la simple joie d’agir lui était devenue une foi, une certitude de bien faire. Aussi se contenta-t-il de dire, un peu méchamment :

« Eh bien ! et votre Andrée, avec son petit Léonce ?

— Oh ! Andrée ! » répondit Séguin, en faisant un geste, qui la rejetait, comme n’étant pas sienne.

Valentine s’était arrêtée, levant les yeux, le regardant fixement. Depuis qu’ils menaient leur vie chacun de son côté, sans rien de commun, elle ne tolérait plus sa brutalité folle, ses anciennes crises de jalousie, pareilles à des coups de démence. Dans l’engloutissement de leur fortune, elle le tenait aussi, par la crainte de certains règlements de comptes.

« Oui, accorda-t-il, il y a Andrée. Mais les filles, ça ne comptent pas. »

On recommençait à marcher, lorsque Beauchêne, qui s’était contenté, jusque-là, de souffler, de mâchonner son cigare, dans la réserve que lui imposait sur la question son affreux drame personnel, ne put se taire davantage, oublieux, reconquis à l’extraordinaire inconscience qui le remettait toujours d’aplomb, supérieur, victorieux quand même. Il parla carrément, très haut.

« Je ne suis pas de l’école de Séguin. Tout de même, il dit des choses justes… Cette question de la natalité, vous n’avez pas idée comme elle me passionne encore. Je puis me vanter de la connaître à fond. Eh bien ! il est évident que Mathieu avait raison, on n’a pas le droit de pondre des enfants à l’infini, sans s’inquiéter de savoir d’abord comment on les nourrira… Si les pauvres crèvent de faim, c’est leur faute, ce n’est pas la nôtre, car ce n’est pas nous, bien sûr, qui allons engrosser leurs femmes. »

Il éclata d’un rire énorme. Et il continua, sortit la conférence qu’il faisait d’habitude sur la question. Seules, les classes dirigeantes étaient raisonnables, en se restreignant. Un pays ne pouvait produire qu’une quantité dé terminée de subsistance, de sorte qu’il se trouvait par là même astreint à une quantité déterminée de population. De là, les coups de misère, lorsque les pauvres s’amusaient trop sur leurs grabats. On accusait la mauvaise distribution de la richesse ; mais c’était fou d’espérer une cité utopique, où il n’y aurait plus de patrons, rien que des frères, des travailleurs égaux, se partageant, comme un gâteau de fête, le bonheur universel. Alors, la faute en était donc certainement à l’imprévoyance des misérables, bien qu’il reconnût, avec une brutale franchise, la nécessité où les patrons se trouvaient d’utiliser ce trop d’enfants, pour embaucher au rabais les ouvriers nécessaires.

Et, se grisant, perdant tout souvenir, dans l’infatuation vaniteuse et têtue de ses idées, il en arriva bruyamment à son cas.

« On nous dit que nous ne sommes pas des patriotes, parce que nous n’avons pas des queues de mioches derrière nous. C’est stupide, chacun sert la patrie à sa façon. Si les pauvres bougres lui donnent des soldats, nous autres nous lui donnons nos capitaux, l’effort de notre industrie et de notre commerce… Enfin, n’est-ce pas ? chacun connaît ses affaires. La patrie sera bien avancée, quand nous nous serons ruinés à faire pour elle des enfants, qui nous casseront les bras, nous empêcheront de nous enrichir, détruiront derrière nous les œuvres créées, en se les partageant ! Avec nos lois, avec nos mœurs, il n’y a de solide fortune que pour le fils unique… Eh, mon Dieu ! oui, il s’impose, le fils unique, il est la seule sagesse, le seul bonheur possible. »

Cela devenait si pénible, si douloureux, que tous, pris de gêne, se taisaient. Lui triomphait, croyant les convaincre.

« Ainsi, moi… »

Constance l’interrompit. Elle avait marché d’abord la tête basse sous ce flot de paroles qui l’accablaient, la rendaient honteuse, comme sous une aggravation de sa défaite. Et elle venait de relever la face, où coulaient deux grosses larmes.

« Alexandre !

— Quoi donc, ma chère ? »

Il ne comprenait pas encore. Puis, en la voyant pleurer, il finit par être pris d’un trouble, dans sa belle assurance. Il regarda les autres, voulut avoir le dernier mot.

« Ah ! oui, notre pauvre enfant… Mais les cas particuliers n’ont rien à voir dans la théorie, les idées restent les idées. »

Il y eut un lourd silence, on se retrouvait d’ailleurs près de la pelouse, où la famille était restée. Et, depuis un instant, Mathieu ; songeait à Morange, qu’il avait invité, mais qui s’était excusé comme pris de terreur devant cette joie des autres, inquiet aussi d’un tel voyage, d’une absence pendant laquelle il redoutait toutes sortes d’attentats contre le mystérieux sanctuaire de son culte. Se serait-il également obstiné dans ses idées d’autrefois, Morange ? Aurait-il encore défendu la théorie de l’enfant unique, l’exécrable calcul d’ambition qui lui avait coûté sa femme et fille ? Et sa figure éperdue passait, blême, sous l’orage trop rude pour son pauvre crâne de médiocre, et il piétinait d’un pas de maniaque, il marchait à quelque fin énigmatique, guetté par la démence. Mais la vision lugubre disparut, la pelouse s’étendait de nouveau sous le joyeux soleil, offrant, dans son cadre de grands arbres, un tel tableau de santé heureuse, de beauté triomphante que Mathieu rompit le silence de deuil, en criant malgré lui :

« Voyez donc, voyez donc ! Est-ce gai, est-ce délicieux ces chères femmes, ces chers enfants, dans toute cette verdure ! On devrait peindre cela, pour apprendre aux gens combien il est sain et beau de vivre. »

Sur la pelouse, on n’avait pas perdu le temps, depuis que les Beauchêne et les Séguin s’en étaient allés visiter les étables. D’abord, il y avait eu un partage des menus, orné par Charlotte de si délicates aquarelles. La surprise, au déjeuner, les avait tous ravis, de bons rires couraient encore devant cette débandade de têtes d’enfants, une descendance de mère Gigogne assez nombreuse pour qu’on en décorât des services de table entiers. Puis, pendant que les servantes enlevaient le couvert, Grégoire eut un gros succès en offrant à la mariée un bouquet d’admirables roses blanches, qu’il tira d’un buisson voisin, où il l’avait tenu caché jusque-là. Sans doute il guettait une absence de son père. C’étaient les roses du moulin, il avait dû saccager les rosiers du clos, aidé de Thérèse. Marianne, sentant l’horreur de la faute, voulut le gronder. Mais quelles roses blanches superbes, grosses comme des choux, ainsi qu’il le disait ! Et il avait raison, il pouvait triompher, ses roses étaient les seules roses blanches, qu’il avait conquises, en gamin coureur et chevaleresque, capable de sauter des murs, de séduire des fillettes, pour fleurir de blanc une mariée.

« Elles sont trop belles, déclara-t-il avec assurance, papa ne me dira rien. »

Cela fit rire, et il y eut toute une émotion nouvelle. Benjamin et Guillaume, qui s’étaient réveillés, criaient la faim. Ainsi qu’on le fit remarquer gaiement, leur tour était bien venu. Puisque la grande table avait déjeuné d’un si bel appétit, rien n’était plus juste qu’on servît a son tour la petite table. Et comme on se trouvait en famille, cela fut fait bonnement, sans embarras. Marianne, assise à l’ombre du grand chêne, prit Benjamin sur ses genoux, se dégrafa, lui donna le sein de son air riant et grave ; tandis que, près d’elle à sa droite, Charlotte, avec la même sérénité, faisait de même, dévorée par Guillaume, qui était très goulu ; et à sa gauche, Andrée vint également s’asseoir, son petit Léonce aux bras, ne tétant plus, sevré depuis huit jours, mais désireux de caresse, heureux contré cette gorge tiède où il avait jusque-là vécu. La conversation était tombée sur l’allaitement. Ambroise raconta comment sa femme, Andrée, avait la conviction de ne pouvoir nourrir, de n’avoir pas de lait, si bien que, sans lui, elle n’aurait pas même essayé ; puis le lait était venu tout de même, elle avait parfaitement nourri. Il y avait certainement qu’à vouloir.

« C’est vrai, ce qu’il raconte, dit Andrée en riant. J’avais une terreur de nourrir, toutes mes amies me disaient que ce n’était pas possible. D’abord, ça m’a semblé dur, et maintenant je suis si heureuse ! »

Elle donna un gros baiser à Léonce. Alors, la mariée, Marthe, eut un involontaire cri du cœur, qui redoubla la gaieté.

« Tu entends, maman ! Je ne suis pas si forte que ma sœur Charlotte, qui nourrit déjà son troisième. Mais ça ne fait rien, je nourrirai. »

Ce fut à ce moment, au milieu des rires, dont la rougeur brusque de Marthe augmentait l’éclat, que les Beauchêne et les Séguin reparurent, avec Mathieu. Ils s’arrêtèrent, frappés du délicieux, du puissant tableau. Dans le cadre des grands arbres, sous le chêne patriarcal, comme née de la même terre grasse, parmi l’herbe drue, toute la famille était là, d’une poussée vigoureuse, en un groupe triomphant de joie, de force et de beauté. Gervais et Claire, toujours actifs, s’occupaient avec Frédéric de hâter les servantes, qui n’en finissaient pas d’apporter le café sur la table desservie. Les trois filles, qui se faisaient aider par le chevalier Grégoire, imaginaient une nouvelle décoration de cette table, perdus tous quatre dans un monceau de fleurs, des roses thé, des roses tendres, des roses rouges. À quelques pas, les mariés, Denis et Marthe, causaient à demi-voix, tandis que la mère, Mme  Desvignes, les écoutait en silence, avec un discret sourire, d’une infinie douceur. Et c’était au milieu que Marianne rayonnante allaitait son douzième enfant, la chair blanche, fraîche encore, belle toujours de sa sérénité forte, de sa volonté saine, riant à son Benjamin qui la buvait toute une fois de plus, accueillant sur son autre genou Nicolas, l’avant-dernier, jaloux de se garder cette place. Et ses deux brus ne semblaient être qu’un prolongement d’elle-même, Andrée à sa gauche, qu’Ambroise était venu rejoindre pour taquiner son petit Léonce, Charlotte à sa droite, avec ses deux enfants, Guillaume au sein, Berthe dans ses jupes. La foi en la vie avait germé là en une prospérité, en une richesse sans cesse accrue et débordante, toute la souveraine floraison de la fécondité heureuse.

Séguin, s’adressant à Marianne, plaisanta.

« Alors, ce petit monsieur est le quatorzième que vous nourrissez ? »

Gaiement, elle se mit à rire elle-même.

« Non, il ne faut pas mentir… Ça m’en ferait bien quatorze, mais j’ai eu deux fausses couches. J’en aurai nourri douze, voilà le chiffre exact. »

Beauchêne, qui retrouvait sa carrure, ne put s’empêcher d’intervenir encore.

« Enfin, la douzaine. C’est fou !

— Je suis bien de cet avis, dit à son tour Mathieu, en s’égayant lui aussi. Si ce n’est pas fou, c’est vraiment désordonné… Quand nous sommes seuls, ma femme et moi, nous nous avouons que nous sommes allés un peu loin. D’ailleurs, nous ne pensons pas que tous devraient suivre notre exemple, oh non !… Mais, baste ! par le temps qui court, on peut sans crainte dépasser la mesure. Trop, c’est à peine assez. Si nous avons exagéré l’exemple, notre pauvre pays s’en trouverait bien, le jour où notre folie deviendrait contagieuse… Et il n’y a qu’une chose à redouter, c’est que la sagesse ne l’emporte. »

Marianne écoutait, en souriant toujours, tandis que des larmes montaient à ses yeux. Une tristesse attendrie l’envahissait, la blessure encore saignante de son cœur s’était rouverte, au milieu de la joie rare de voir là, réunis autour d’elle, les enfants nés de sa chair, nourris de son lait.

« Oui, murmura-t-elle d’une voix tremblante, cela m’en ferait douze, mais je n’en ai plus que dix. Deux déjà dorment là-bas, dans la terre où ils nous attendent. »

Et cette évocation, faite par la mère, du petit cimetière de Janville, si paisible, de la tombe de famille, dans laquelle, l’un après l’autre, tous les enfants espéraient bien se coucher côte à côte, fut sans effroi, prit une douceur de bonne promesse, au milieu de ces noces rieuses. Le cher souvenir des deux disparus restait vivant, et tous en gardaient une gravité tendre, même dans la gaieté, maintenant que des mois avaient déjà pansé la plaie. N’était-ce point la vie qu’on ne pouvait accepter sans la mort ? Chacun venait faire sa part de besogne, puis allait, sa journée finie, retrouver les aînés dans l’éternel sommeil, où se réalisait la grande fraternité humaine.

Mais, devant ce Beauchêne et ce Séguin qui plaisantaient, tout un flot de paroles montait aux lèvres de Mathieu, il aurait voulu leur répondre, triompher des théories menteuses qu’ils osaient soutenir encore, dans leur défaite. La crainte de la terre trop peuplée, de trop de vie amenant la famine, n’était-ce point imbécile ? On n’avait qu’à faire comme lui, à créer les subsistances nécessaires, chaque fois qu’on mettait un enfant au monde, et il aurait montré Chantebled, son œuvre, le blé poussant sous le soleil, à mesure que poussaient les hommes. Certes, on n’accuserait pas ses enfants d’être venus manger la part des autres, puisque chacun d’eux était né avec son pain. Des millions de nouveaux êtres pouvaient naître, la terre était grande, plus des deux tiers restaient à défricher, à ensemencer, il y avait là une fertilité sans fin pour notre humanité sans limites. Puis, est-ce que toutes les civilisations, tous les progrès ne s’étaient pas produits sous la poussée du nombre ? Seule, l’imprévoyance des pauvres avait jeté les foules révolutionnaires à la conquête de la vérité, de la justice, du bonheur. Chaque jour encore, le torrent humain nécessiterait plus de bonté, plus d’équité, la logique répartition des richesses par des justes lois réglant le travail universel. Et, s’il était vrai que la civilisation fût un frein à la natalité trop grande, ce phénomène précisément pouvait faire espérer l’équilibre final dans le lointain des siècles, lorsque la terre, entièrement peuplée serait devenue assez sage pour vivre dans une sorte d’immobilité divine. Mais il n’y avait là d’ailleurs qu’une spéculation pure devant les nécessités du moment, les nations à refaire, à élargir sans cesse, en attendant la définitive fédération humaine. Et c’était bien l’exemple brave, l’exemple nécessaire, que Marianne et lui donnaient, pour changer les mœurs, et l’idée de morale, et l’idée de beauté.

Déjà, Mathieu ouvrait les lèvres. Tout d’un coup, il sentit l’inutilité de la discussion, devant l’admirable tableau, cette mère entourée d’une telle floraison de vigoureux enfants, allaitant un enfant encore, sous le grand chêne planté par elle. Bravement, elle faisait sa besogne, le monde à continuer, à créer sans fin. Elle était la beauté souveraine.

Et il ne trouva qu’une chose utile et suffisante, ce fut de l’embrasser solidement, devant toute la noce.

« Tiens ! chère femme, tu es la plus belle, et tu es la meilleure. Que toutes fassent comme toi ! »

Alors, Marianne l’ayant aussi glorieusement embrassé, il y eut une acclamation, une tempête de bons rires. Tous deux étaient des héros qui avaient mené leur existence dans un grand mouvement d’héroïsme, grâce à leur foi en la vie, grâce à leur volonté d’agir, à leur puissance d’aimer. Et Constance le sentit enfin, comprenant la force conquérante de la fécondité, voyant déjà les Froment maîtres de l’usine par Denis, maîtres de l’hôtel des Séguin par Ambroise, maîtres de toute la contrée par leurs autres enfants. C’était le nombre, c’était la victoire. Et, réduite, consumée d’une tendresse qu’elle ne pouvait plus contenter, se rassasiant de l’amertume de sa défaite, tout en espérant encore quelque abominable revanche du destin, elle se détourna pour cacher les deux grosses larmes ardentes qui brûlaient ses joues desséchées, elle qui ne pleurait jamais.

Benjamin et Guillaume tétaient toujours, en petits hommes goulus que rien ne dérangeait de leur repas. Marianne venait de changer le premier de sein. Charlotte surveillait l’autre, pour qu’il ne la mordît pas trop fort. Si l’on avait moins ri, on aurait entendu le ruissellement du lait, ce petit ruisseau dans le torrent de la sève qui soulevait la terre, qui faisait frémir les grands arbres, au puissant soleil de juillet. De toutes parts, la vie féconde charriait les germes, créait, enfantait, nourrissait. Et, pour l’éternelle œuvre de vie, l’éternel fleuve de lait coulait par le monde.