Fécondité (Zola)/Livre V/Chapitre III

Eugène Fasquelle (p. 538-563).



Rose, dans l’allégresse du double mariage qui allait être comme le sacre glorieux de Chantebled, avait eu l’idée d’y réunir toute la famille, un dimanche, dix jours avant la cérémonie. Dès le matin, elle irait avec son fiancé, suivie de la famille entière, chercher à la gare de Janville l’autre couple, Ambroise et Andrée, qu’on amènerait triomphalement à la ferme, pour y déjeuner. Ce serait une répétition, expliquait-elle en riant de son beau rire : on s’entendrait, on arrêterait ensemble le programme du grand jour. Et elle était si heureuse de son idée, et elle se promettait une telle joie de cette première fête, que Mathieu et Marianne, qui l’adoraient, consentirent.

Ce mariage de Rose achevait le bonheur de la maison, telle que la floraison suprême d’une longue prospérité. Elle était la plus jolie des filles, les cheveux bruns, le teint doré, avec sa figure ronde et fraîche, ses yeux de gaieté, sa bouche de charme. Et d’une douceur toujours égale, d’un rire toujours sonnant, l’âme même de cette grande ferme vivante, dont elle semblait être la bonne fée, la chanson victorieuse. Mais le choix de son fiancé avait surtout montré toute la raison, toute l’énergique tendresse de son cœur, sous cette continuelle belle humeur qui la faisait chanter du matin au soir. Depuis huit ans, Mathieu avait engagé le fils d’un petit cultivateur voisin, Frédéric Berthaud, un solide garçon, qui s’était passionné pour les travaux créateurs de Chantebled, s’y instruisant, y montrant un esprit d’une activité et d’une intelligence rares. Il n’avait d’ailleurs aucune fortune, Rose, grandie près de lui, le savait l’aide préféré de son père ; et, dès son retour du service, comme il rentrait à la ferme, elle avait très simplement provoqué son aveu, se sentant aimée. Elle fixait son destin, elle était résolue à ne pas quitter ses parents, à rester dans cette ferme où son bonheur avait tenu jusque-là. Ni Mathieu ni Marianne ne furent surpris. Émus aux larmes, ils avaient approuvé un choix où entrait tant de sage affection pour eux. Le lien de famille se trouvait comme resserré, et il n’y avait eu que plus de joie encore dans la maison.

Tout fut donc réglé. Il était convenu que, ce dimanche-là, par le train de dix heures, Ambroise amènerait à Janville sa fiancée Andrée, accompagnée de sa mère, Mme Séguin. Et, dès huit heures, Rose eut à combattre, pour que toute la famille fût du cortège qui se rendrait à la gare, au-devant des fiancés.

« Voyons, mon enfant, c’est fou, disait doucement Marianne. Il faut bien que quelqu’un reste ici. Je garderai Nicolas, les enfants de cinq ans n’ont pas besoin de courir les chemins. Je garderai aussi Gervais et Claire… Emmène tous les autres, je veux bien, et ton père vous conduira. »

Mais Rose, au milieu de ses grands rires, tenait bon, ne voulait rien lâcher de son idée plaisante, qui l’égayait tant.

« Non, non ! maman, tu viendras, et tous viendront, c’est promis… Comprends donc qu’Ambroise et Andrée, c’est, comme dans les contes, le royal couple d’un empire voisin. Mon frère Ambroise, ayant obtenu la main d’une princesse étrangère l’amène pour nous la présenter… Alors, naturellement, afin de leur faire les honneurs de notre empire, à nous, Frédéric et moi nous allons à leur rencontre, accompagnés de toute la cour. Vous êtes la cour, vous ne pouvez pas faire autrement que de venir… Hein ? quelle pompe, quel spectacle, dans la campagne, quand nous nous déroulerons, au retour ! »

Marianne, que cette gaieté débordante gagnait, finit par rire et par céder.

« Voici l’ordre et la marche, reprit Rose. Oh ! j’ai tout organisé, tu vas voir… Frédéric et moi, nous irons à bicyclette, c’est plus moderne. Nous emmènerons, à bicyclette aussi, mes suivantes, mes trois petites sœurs, Louise, Madeleine, Marguerite, onze, neuf et sept ans : ça fera l’escalier derrière moi, un joli effet. Et nous pouvons encore accepter à bicyclette mon frère Grégoire, un page de treize ans, fermant l’escorte de nos augustes personnes… Tout le reste de la cour s’empile dans le char, je veux dire dans le grand break de famille, où l’on tient huit. Toi, la reine mère tu pourras garder Nicolas, ton dernier rejeton, sur les genoux. Papa, lui, n’aura que sa royauté de chef de dynastie à porter dignement. Et mon frère Gervais, jeune hercule de dix-sept ans, conduira, ayant près de lui, sur la banquette, ma sœur Claire, dont les quinze ans fleurissent en haute sagesse… Quant aux deux aînés, aux illustres jumeaux, les puissants seigneurs Blaise et Denis, nous les prendrons à Janville, chez Mme Desvignes puisqu’ils nous y attendent. »

Elle triompha, elle dansa, chanta, en tapant des mains.

« Ah ! pour un beau cortège, je crois que voilà un beau cortège ! »

Une telle hâte joyeuse la pressait, qu’elle fit partir tout son monde beaucoup trop tôt et qu’on fut à Janville, dès neuf heures et demie. Mais il s’agissait d’y prendre le reste de la famille.

La maison où Mme Desvignes s’était réfugiée, après la mort de son mari, et qu’elle occupait depuis douze ans déjà, en y vivant des petites rentes sauvées du désastre, très paisible, très retirée, tout entière à l’éducation de ses deux filles, se trouvait sur la route, la première du village. Depuis huit jours, sa fille aînée, Charlotte, que Blaise avait épousée, était venue s’y installer pour un mois, avec ses deux enfants Berthe et Christophe, qui avaient besoin de grand air ; et, la veille au soir, Blaise lui-même les y avait rejoints, lâchant l’usine jusqu’au lundi, ravi de passer avec eux la journée du dimanche.

C’était une joie pour la cadette, Marthe, lorsque la grande sœur revenait vivre ainsi quelques semaines dans l’ancien nid, amenant les bébés, retrouvant sa chambre de jeune fille, où l’on mettait deux berceaux. Les jeux et les rires d’autrefois recommençaient, la bonne Mme Desvignes ne rêvait plus, dans sa fierté d’être grand-mère, que d’achever sa tâche, si prudemment menée, en mariant Marthe à son tour. Et la vérité était qu’on avait pu croire un instant qu’il y aurait trois mariages à Chantebled, au lieu de deux. Denis, qui, au sortir de son école spéciale, s’était lancé dans de nouvelles études techniques, couchait souvent à la ferme, voyait presque tous les dimanches Marthe, de même âge que Rose, les deux inséparables ainsi qu’on les nommait, et la jeune fille, blonde et jolie comme sa sœur Charlotte mais d’une intelligence plus pratique, d’une raison plus froide, l’avait séduit, au point de le décider à l’épouser, même sans dot, depuis qu’il avait découvert en elle les qualités des compagnes solides, celles qui aident aux grandes fortunes. Seulement, dans leurs causeries d’amoureux, tous deux étaient si sages, si pleins d’une sereine confiance, qu’ils n’éprouvaient aucune hâte, lui surtout, très méthodique, désireux de ne pas risquer le bonheur d’une femme, avant de pouvoir lui offrir une situation certaine. Et voilà comment ils avaient, d’eux-mêmes, ajourné leur mariage, résistant avec de paisibles sourires, aux assauts passionnés de Rose, que l’idée des trois noces à la fois exaltait. Denis n’en continuait pas moins ses tendres visites chez Mme Desvignes, qui le recevait comme un fils, confiante et prudente, elle aussi. Ce matin-là, il était même parti de la ferme, dès sept heures, en disant qu’il allait surprendre Blaise en famille, au saut du lit, de sorte qu’on devait également le retrouver à Janville.

Justement, la fête de Janville tombait ce dimanche, le deuxième de mai. Devant la gare, la Grand-Place était envahie par des chevaux de bois, des guinguettes volantes, des baraques et des tirs. Pendant la nuit, des ondées orageuses avaient lavé le ciel, il était d’un bleu pur, avec un soleil flamboyant, trop chaud pour la saison. Aussi, du monde était déjà là, tous les badauds du pays, des bandes d’enfants, des paysans d’alentour pressés de voir. Et ce fut au milieu de cette foule que la famille tomba, les bicyclistes d’abord, le break ensuite, puis la queue qu’on avait prise à l’entrée du village.

« Nous produisons notre petit effet », dit Rose, en sautant de sa machine.

C’était incontestable. Les premières années, Janville tout entier s’était montré dur pour les Froment, ces bourgeois venus on ne savait d’où, qui avaient l’outrecuidance de vouloir faire pousser du blé où ne poussaient que des pierres, depuis des siècles. Puis, le miracle, l’extraordinaire victoire, en blessant les vanités, avait longtemps encore exaspéré les haines. Mais tout s’use, on ne tient pas rancune au succès, les gens qui s’enrichissent finissent toujours par avoir raison. Et maintenant, Janville souriait avec complaisance de cette famille pullulante qui avait grandi là, oubliant que chaque enfant de plus, autrefois, était un nouveau scandale pour les commères. D’ailleurs, comment résister à la force heureuse, à la gaieté de cette invasion, lorsque, comme par ce dimanche de fête, la famille entière arrivait au galop, conquérait les routes, les rues et les places ? Le père et la mère, onze enfants, dont six garçons et cinq filles, plus deux petits-enfants déjà, ça faisait quinze. Les deux aînés, les jumeaux, avaient vingt-quatre ans, si semblables encore, que les gens parfois les confondaient, bien qu’ils ne fussent plus tout à fait pareils, comme jadis dans leur berceau, où il leur fallait ouvrir les yeux pour qu’on les reconnût, Blaise les ayant gris, Denis les ayant noirs. Le plus jeune, Nicolas, à l’autre bout, n’avait que cinq ans, un délicieux gamin, un petit homme précoce, d’une énergie, d’un courage qui semblait drôle. Et, des deux grands frères à ce petit, les huit autres s’étageaient, de deux ans en deux ans : Ambroise, le mari séducteur de demain, en marche pour toutes les conquêtes ; Rose, si éclatante de vie, à la veille également d’être femme, d’être mère ; Gervais, au front carré, aux membres de lutteur, qui bientôt livrerait le bon combat de la grande culture ; Claire, silencieuse, laborieuse, sans beauté, un cœur solide, une tête sage de ménagère ; Grégoire, l’écolier indiscipliné, la volonté toujours en éveil, battant les buissons, cherchant l’aventure ; les trois dernières fillettes enfin, Louise la bonne grosse fille, Madeleine la délicate et la rêveuse, Marguerite la moins jolie, la plus tendre. Et, lorsque, derrière le père et la mère, les onze débouchaient à la file, lorsqu’ils étaient suivis de Berthe et de Christophe, ceux de l’autre génération déjà, ça faisait une vraie queue de monde, comme ce beau dimanche, au travers de la Grand-Place de Janville, emplie de la population en fête. Et c’était irrésistible, même ceux qui gardaient en travers la prodigieuse création de Chantebled, s’égayaient, s’amusaient de les voir galoper de la sorte, envahir le pays où ils tombaient, tant ils apportaient avec eux de santé, de joie et de puissance, comme si la terre elle-même, en son débordement de vie, les eût enfantés à profusion, pour les éternels espoirs de demain.

« Que ceux qui sont davantage se montrent ! reprit gaiement Rose. On se comptera.

— Tais-toi, voyons ! dit Marianne, qui, descendue de la voiture, venait de poser Nicolas à terre. Tu finiras par nous faire huer.

— Huer ! mais ils nous admirent tous, regarde-les !… Est-ce drôle, maman, que tu ne sois pas plus orgueilleuse de toi et de nous !

— J’en suis tellement orgueilleuse, que je crains d’humilier les autres. »

Tous se mirent à rire. Et Mathieu, près de Marianne, était très fier, lui aussi, bien qu’il gardât sa bonhomie tranquille, lorsqu’il se trouvait de la sorte, en public, au milieu du bataillon sacré, comme il nommait plaisamment ses fils et ses filles. La bonne Mme Desvignes, souriante, en faisait également partie, depuis que sa fille Charlotte, en attendant que Marthe à son tour s’y employât, continuait l’œuvre de vie, donnait des soldats au bataillon toujours grandissant, qui finirait par devenir une armée. Ce n’était qu’un commencement encore, on verrait plus tard s’élargir sans cesse, pulluler sans fin la race victorieuse, les petits-fils, les fils des petits-fils. On serait cinquante, on serait cent, on serait deux cents, pour le bonheur et pour la beauté du monde. Et, dans l’ébahissement, dans l’indulgence amusée de Janville, autour de cette famille féconde, il entrait certainement l’inconsciente admiration de la force et de la santé qui créent les grands peuples.

« D’ailleurs, nous n’avons plus que des amis, fit remarquer Mathieu. Tous nous aiment.

— Oh ! tous ! murmura Rose. Regarde donc les Lepailleur, là devant cette baraque. »

En effet, les Lepailleur étaient là, le père, la mère, Antonin, Thérèse. Afin de ne pas voir les Froment, ils affectaient de s’intéresser à un jeu de tourniquet, chargé de porcelaines violemment peintes. Du reste, ils ne les saluaient plus, ils avaient profité d’une légère discussion pour rompre, dans leur rage impuissante de tant de prospérités ininterrompues. Lepailleur considérait la création de Chantebled comme une insulte personnelle, car il n’oubliait pas ses goguenardises, ses défis, au sujet de ces landes où l’on devait ne jamais récolter que des cailloux. Et, quand il eut bien examiné les porcelaines, l’idée lui vint d’être insolent, il se retourna, il regarda de ses yeux fixes la famille, qui, débarquée trop tôt, ayant un grand quart d’heure à tuer, avant l’arrivée du train, défilait gaiement au milieu de la fête.

L’exécrable humeur du meunier, depuis deux mois, s’aggravait de la rentrée à Janville de son fils Antonin, dans des conditions déplorables. Le garçon, parti un matin à la conquête de Paris, installé par ses parents pleins d’une aveugle confiance en sa belle écriture, était resté quatre ans chez maître Rousselet, petit clerc, d’un esprit lourd, d’une paresse insigne. Il n’avait pas fait un progrès, il ne s’était lancé, peu à peu, que dans une noce facile, d’abord la tentation du café, de la fille qui passe, puis la pente fatale, l’alcool, le jeu, les amours crapuleuses. Paris conquis, c’étaient les bas plaisirs, rêvés au village, réalisés sans mesure, avec une voracité gloutonne. Tout son argent y passait, l’argent qu’il tirait de sa mère par de continuelles promesses de victoire, dont elle acceptait le mensonge dévotement, d’une foi totale devant lui, comme devant un bon Dieu. Puis, il finit par y laisser sa santé, il devint si maigre, si jaune, perdant ses cheveux à vingt-trois ans, que sa mère, prise de peur, le ramena un soir, en déclarant qu’il travaillait trop et qu’elle ne lui permettrait pas de se tuer ainsi. On le sut plus tard, Me Rousselet l’avait simplement mis à la porte. Mais cette retraite nécessaire, ce désastreux retour au bercail, n’alla pas sans faire grogner Lepailleur, qui commençait à comprendre. S’il ne se fâchait pas encore ouvertement, c’était par orgueil, pour ne pas avouer son mécompte, le doute où il tombait du bel avenir d’Antonin. Les portes closes, il se vengeait sur sa femme, la poursuivait de querelles affreuses, depuis qu’il avait découvert ses continuels envois d’argent ; et elle lui tenait tête, admirant son garçon comme elle l’avait admiré lui-même autrefois, sacrifiant le père au fils, maintenant que l’instruction plus grande de celui-ci la stupéfiait davantage ; de sorte que le désaccord se mettait dans le ménage, né justement de leur tentative d’avoir pour héritier un monsieur, un Parisien, qui les avait gonflés d’un si vaniteux espoir. Antonin, lui, ricanait, haussait les épaules, promenait au soleil sa laide maladie, en attendant d’être assez fort pour retourner à son vice.

Lorsque les Froment passèrent, ce fut un beau spectacle de voir les Lepailleur raidis, les mangeant des yeux. Le père tordit la bouche comme pour se moquer, la mère eut un hochement de bravade. Debout, les mains dans ses poches, le garçon parut lamentable, avec sa tête déjà chauve, son dos qui se voûtait, la ruine blême où sombrait sa jeunesse. Et ils cherchaient tous les trois ce qu’ils pourraient bien trouver de désagréable, lorsqu’une occasion se présenta.

« Eh bien ! où donc est Thérèse ? glapit tout d’un coup la Lepailleur. Elle était là, qu’est-elle encore devenue ? Je ne veux pas qu’elle me quitte, quand il y a tout ce monde. »

En effet, Thérèse avait disparu depuis un instant. Elle venait d’entrer dans sa dixième année, elle était jolie comme un cœur, une petite blonde déjà grasse, avec des cheveux fous, des yeux noirs qui luisaient, pareils à des chandelles. On se l’imaginait toute rose, toute dorée, poudrée à blanc, dans la farine du moulin. Mais elle se montrait terrible, d’une vivacité, d’une décision à faire frémir, s’échappant et disparaissant pendant des heures, pour battre les buissons, en quête d’oiseaux, de fleurs, de fruits sauvages. Et, si sa mère s’effarait ainsi, courant à sa recherche, lorsque les Froment passaient, c’était que, l’autre semaine, elle avait constaté un grand scandale. Le rêve passionné de Thérèse était d’avoir une bicyclette, surtout depuis que ses parents la lui refusaient avec obstination, déclarant ces machines-là bonnes pour les bourgeois, pas convenables pour les filles honnêtes. Or, un après-midi qu’elle s’en était allée par les champs, à sa coutume, sa mère qui revenait du marché, l’avait aperçue sur un bout de route déserte, en compagnie du petit Grégoire Froment, un autre rôdeur de buissons, un coureur de son espèce, avec lequel elle se retrouvait souvent de la sorte, dans des coins connus d’eux seuls. Ils faisaient bien la paire, on ne voyait qu’eux deux s’égayant, galopant, par les sentes, sous les feuilles, le long des ruisseaux. Et l’abomination, ce jour-là, était que Grégoire, ayant installé Thérèse d’aplomb sur sa bicyclette la tenait à la taille, d’un bras ferme, courant près d’elle, l’aidant à rouler. Enfin, une vraie leçon que le petit gueux lui donnait et que la petite gueuse recevait de tout son cœur ; et des rires, et des tapes, et des joujoux de gamins qui pouvaient très mal tourner. Aussi, lorsqu’elle était revenue, le soir, Thérèse avait-elle reçu deux maîtresses gifles.

« Mais où a-t-elle passé, cette sacrée coureuse ? continuait à crier la Lepailleur. On ne peut pas la quitter des yeux, sans qu’elle file. »

Antonin, ayant allongé la tête derrière la baraque aux porcelaines, revint en traînant la jambe, les mains toujours dans les poches, avec son ricanement vicieux.

« Regarde donc là, maman. Ça chauffe. »

Et, derrière la baraque, la mère surprit encore Thérèse et Grégoire ensemble. Lui tenait d’une main sa bicyclette, dont il devait expliquer le mécanisme ; tandis qu’elle, figée d’admiration et de convoitise, regardait la machine de ses yeux de péché. Elle ne put résister au désir, il la soulevait toute rieuse dans ses bras de petit homme, pour l’asseoir une minute sur la selle, lorsque la terrible voix de la mère éclata.

« Sacrée gueuse, qu’est-ce que tu fais là encore ? Veux-tu bien vite revenir, ou je vas te régler ton compte ! »

Mathieu, qui s’était aperçu de la scène, rappela Grégoire, lui aussi, sévèrement.

« Va mettre ta machine avec les autres, et tu sais ce que je t’ai déjà défendu, ne recommence pas. »

C’était la guerre. Lepailleur, impudent, gronda des menaces avec des mots ignobles, que les brusques accords d’un orgue de Barbarie couvrirent. Et les deux familles se séparèrent s’éloignèrent au milieu de la foule endimanchée, dont le flot grandissait.

« Mon Dieu ! ce train n’arrivera donc pas ! reprit Rose, qui, dans son impatience joyeuse, se tournait à chaque instant vers l’horloge de la petite gare, au fond de la place. Encore dix minutes, qu’est-ce que nous pourrions bien faire ? »

Justement, elle s’était arrêtée devant un homme, debout au coin d’un trottoir, en train de vendre des écrevisses, un plein panier d’écrevisses, grouillant à ses pieds. Elles venaient sûrement des sources de l’Yeuse, à trois lieues de là : des écrevisses pas grosses, mais excellentes, qu’elle connaissait bien, pour en avoir elle-même pêché parfois quelques-unes, le long du ruisseau. Une idée de gourmandise lui vint, qui était aussi une idée de jeu.

« Oh ! maman, nous allons lui acheter tout son panier… Tu comprends, c’est pour le festin de bienvenue, c’est notre cadeau au royal couple que nous attendons. On ne dira pas que Nos Majestés ne font pas bien les choses, quand elles attendent des Majestés voisines… Et c’est moi qui vais les faire cuire en rentrant, vous verrez si je les réussis ! »

Alors, on la plaisanta, et les parents cédèrent à cette grande enfant, qui ne savait plus, dans son bonheur, à quel amusement se dépenser, tant la vie lui semblait en fête. Mais, comme elle s’entêtait à vouloir compter les écrevisses, en manière de distraction, ce fut une rude affaire ; car elle fut pincée par quelques-unes, elle les lâcha, avec de petits cris, et voilà que, le panier s’étant renversé, toutes galopèrent. Les garçons, les fillettes se jetèrent à leur poursuite, il y eut une chasse en règle, même les gens sérieux de la famille finirent par s’en mêler. Et c’était si drôle, si gai, si bon enfant, de les entendre rire, de les voir s’exciter à cette poursuite, les grands comme les petits, toute la nichée heureuse, que Janville s’amassa de nouveau, prenant sa part de l’amusement plein de bienveillance.

Soudain, il y eut au loin un grondement de roues, un train siffla.

« Ah ! mon Dieu ! les voilà ! dit Rose effarée. Vite ! vite ! Nous allons manquer la réception ! »

Et ce fut une bousculade, on paya l’homme, on n’eut que le temps de fermer le panier et de le porter dans la voiture. Déjà, toute la famille courait, envahissait l’étroite gare, pour se ranger en bon ordre sur le quai de débarquement.

« Non, non ! pas comme ça, répétait Rose, en replaçant son monde. Vous n’observez pas les préséances. La reine mère avec le roi son époux, puis les princes par rang de taille. Frédéric va se mettre à ma droite. Nous sommes les fiancés… Et, vous savez c’est moi qui fais le compliment. »

Le train s’arrêtait. Lorsque Ambroise et Andrée descendirent, ils furent d’abord stupéfaits que tout le monde fût ainsi venu les attendre, en rang, d’un air de solennité. Mais, Rose s’étant mise à leur adresser un petit discours pompeux, traitant la fiancée en princesse lointaine qu’elle avait charge de saluer, au seuil des États de son père, le couple finit par rire, voulut bien continuer la plaisanterie, en répondant sur le même ton. Les employés de la gare regardaient, écoutaient, bouche béante. Ce fut d’une bonne folie, ils étaient tous ravis de se montrer si enfants, par cette chaude matinée de mai.

Cependant, Marianne eut une exclamation de surprise.

« Comment ! Mme Séguin n’est pas venue avec vous ? Elle avait tant promis ! »

En effet, derrière Ambroise et Andrée, Céleste seule, la femme de chambre, venait de descendre du train. Et elle expliqua les choses.

« Madame m’a chargée de dire qu’elle était vraiment au désespoir. Hier encore, elle espérait bien tenir sa promesse. Seulement, elle a reçu, dans la soirée, la visite de M. de Navarède, qui préside, aujourd’hui dimanche, une conférence donnée par l’œuvre, et il a été naturellement impossible à Madame de ne pas y assister. Alors, Madame s’est fiée à moi pour vous amener les jeunes gens. Vous voyez que tout va bien, les voilà à bon port. »

Au fond, personne ne regrettait Valentine, que la campagne attristait. Et Mathieu résuma l’opinion générale, en exprimant un regret poli.

« Enfin, vous lui direz combien elle nous a manqué… En route maintenant ! »

Mais Céleste, de nouveau, intervint.

« Pardon, monsieur je ne reste pas avec vous… Non, Madame m’a bien recommandé de revenir tout de suite auprès d’elle, car elle a besoin de moi pour l’habiller. Et puis, elle s’ennuie trop seule… Il y a un train pour Paris à dix heures un quart, n’est-ce pas ? Je vais le prendre. Puis, ce soir, je serai ici dès huit heures je ramènerai Mademoiselle… Nous avons réglé tout ça sur un indicateur des trains. À ce soir, monsieur.

« À ce soir, c’est chose entendue. »

Et, laissant la femme de chambre dans la petite gare déserte, tous sortirent, se retrouvèrent sur la place du village, où attendaient le break et les bicyclettes.

« Nous voilà au grand complet, cria Rose. Enfin, la vraie fête commence… Laissez-moi organiser le cortège pour la rentrée triomphale au château de nos pères.

— Je crains bien, dit Marianne, que ton cortège ne soit trempé. Vois là-bas cette averse qui arrive. »

Depuis un instant, le ciel, si pur, était envahi par une grande nuée livide, qui montait de l’ouest, flagellée d’un vent de bourrasque. C’était comme une suite des violentes ondées orageuses de la nuit précédente.

« La pluie ! nous nous en moquons bien ! répondit superbement la jeune fille. Jamais elle n’osera tomber avant que nous soyons chez nous. »

Et elle plaça son monde, avec une autorité comique, selon l’ordre arrêté depuis huit jours dans sa tête. Et le cortège s’ébranla, traversa Janville émerveillé, au milieu des sourires de toutes les commères qui accouraient sur les portes, se déroula le long de la route blanche, à travers les champs fertiles, faisant lever des bandes d’alouettes, dont la claire chanson montait au ciel. Ce fut vraiment magnifique.

En tête, Rose et Frédéric, le couple, filaient à bicyclette, côte à côte, ouvrant la marche nuptiale, d’une majestueuse allure. Derrière eux, les trois demoiselles d’apparat, les trois sœurs cadettes, Louise, Madeleine et Marguerite, s’étageaient de la plus grande à la plus petite, sur des machines faites à leur taille ; et, coiffées de bérets, avec leurs chevelures dans le dos, flottantes au vent de la course, elles étaient adorables, un vol d’hirondelles messagères qui rasaient le sol, porteuses de bonnes nouvelles. Quant au page Grégoire, toujours emballé, à pleines pédales, il ne se conduisait pas très bien, s’oubliait parfois jusqu’à vouloir dépasser le royal couple tenant la tête, ce qui lui attirait de sévères objurgations, tant qu’il n’était pas rentré dans le devoir, à son rang de déférence et de modestie. Seulement, les trois demoiselles d’apparat s’étant mises à chanter la complainte de Cendrillon, en marche pour le palais du Prince Charmant, le royal couple avait daigné trouver d’un aimable effet ce chant de circonstance, malgré l’étiquette. Et Rose, et Frédéric, et Grégoire aussi, tous avaient fini par le chanter, à pleine voix. Et cette chanson, dans la vaste campagne sereine, faisait la plus belle musique du monde.

Puis, à quelque distance, venait le char, le bon vieux break familial, bondé maintenant. Selon le programme arrêté, Gervais conduisait, ayant Claire à sa gauche, sur la banquette de cuir. Les deux forts chevaux allaient de leur train bonhomme, malgré les coups de fouet qu’il faisait claquer allègrement au-dessus de leurs oreilles, désireux de faire lui aussi de la musique. À l’intérieur, pour les six places, on était sept, en comptant trois gamins qui tout de même tenaient leur coin, tant ils se démenaient. C’était d’abord Ambroise et Andrée, les fiancés qu’on honorait de cette glorieuse bienvenue, assis en face l’un de l’autre. Ensuite, c’étaient également face à face, les hauts seigneurs du pays, Mathieu et Marianne, laquelle gardait sur les genoux le petit Nicolas, le dernier prince de la lignée qui braillait comme un petit âne, parce qu’il avait de la joie. Enfin, les deux dernières places se trouvaient occupées par la petite-fille et le petit-fils des hauts seigneurs, Mlle Berthe et M. Christophe, incapables encore d’une longue course à pied. Et le char s’avançait en grande pompe, bien que, dans la crainte de la pluie prochaine, on en eût déjà tiré à demi les rideaux de grosse toile blanche, ce qui le faisait ressembler, de loin, à quelque charrette de meunier.

Puis, derrière encore, en guise d’arrière-garde, marchait à pied un groupe formé de Blaise et de Denis, de Mme Desvignes et de ses deux filles, Charlotte et Marthe. Ils avaient absolument refusé de prendre une voiture, ils trouvaient très agréable de faire, en se promenant, les deux kilomètres qui séparaient Chantebled de Janville. S’il pleuvait, ils se réfugieraient bien quelque part.

D’ailleurs, Rose l’avait déclaré : c’était parfait, il fallait une suite à pied, pour que le cortège eût tout le développement, toute la signification désirable : ces cinq-là faisaient la foule, l’immense concours de peuple qui suivait ses souverains, en les acclamant. Ou bien encore ils étaient la garde nécessaire, les aînés, les hommes d’armes qui veillaient, en queue, afin de déjouer l’attaque possible de quelque voisin félon. Le malheur advint que, la bonne Mme Desvignes ne marchant pas vite, l’arrière-garde se trouva vite distancée, à ce point qu’elle ne forma bientôt plus, au loin, qu’un très petit groupe perdu.

Mais cela ne déconcertait pas Rose, dont les mécomptes redoublaient le grand rire. Au premier coude de la route, elle se retourna sur sa selle ; et, lorsqu’elle vit son arrière-garde à plus de trois cents mètres, elle se récria d’admiration.

« Oh ! regardez donc, Frédéric. Quel cortège interminable ! En tenons-nous une place ! Ça s’allonge, ça s’allonge toujours, et la campagne ne va pas être assez longue. »

Et, comme les trois demoiselles d’apparat, ainsi que le page, se permettaient de gouailler :

« Dites donc, vous autres, si vous étiez respectueux… Comptez donc un peu, pour voir ! Nous sommes six à l’avant-garde, n’est-ce pas ? Dans le char, ils sont neuf, ça fait quinze ! Ajoutez les cinq de l’arrière-garde, ça fait vingt… On vous en donnera des familles pareilles ! Les lapins qui nous regardent passer sont muets de stupeur et d’humiliation. »

Et de rire, et de reprendre tous à la fois la complainte de Cendrillon, en marche pour le palais du Prince Charmant.

Ce fut au pont de l’Yeuse que les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber, des gouttes larges. La nuée livide, que poussait un vent terrible, galopait au ciel, l’emplissait d’une clameur de tempête. Et, presque tout de suite, les gouttes s’élargirent encore, se multiplièrent, fouettées par une si violente rafale que l’eau ruissela, s’abattit brusquement en paquets, comme si quelque formidable écluse se rompait là-haut. On ne voyait plus à vingt mètres devant soi. En deux minutes, la route déborda telle qu’un lit de torrent.

Alors, dans le cortège, il y eut un sauve-qui-peut. On ne sut que plus tard la chance heureuse de l’arrière-garde, qui, surprise près de la maison d’un paysan, s’y réfugia, en toute tranquillité. Ceux du break, simplement, fermèrent les rideaux, puis firent halte à l’abri d’un arbre, au bord du chemin, par crainte de quelque effarement des chevaux, sous une averse pareille. Ils crièrent aux bicyclistes, qui tenaient la tête, de s’arrêter eux aussi, de ne pas être assez fous pour s’entêter à recevoir un tel déluge, et leur voix se perdit dans le grondement de l’eau. Pourtant, ce fut le sage parti que prirent les fillettes et le page, en s’abritant derrière une haie épaisse, avec leurs machines. Mais, devant eux, le couple des fiancés, éperdument, continua.

Frédéric, le plus raisonnable des deux, avait eu le bon sens de dire :

« Ce n’est pas prudent, ce que nous faisons là. Je vous en prie, arrêtons-nous comme les autres. »

Et il s’était attiré cette réponse de Rose, excitée, emportée dans sa fièvre heureuse, comme insensible au cinglement de la pluie :

« Bah ! maintenant, nous sommes trempés. C’est en nous arrêtant, que nous prendrions du mal… Filons ! filons ! en trois minutes nous sommes chez nous, et nous nous moquerons de tous ces traînards, quand ils arriveront dans un grand quart d’heure. »

Ils venaient de franchir le pont de l’Yeuse, ils volaient côte à côte, bien que la route se fît dure, une montée d’un bon kilomètre, entre les hauts peupliers.

« Je vous assure que nous avons tort, répéta-t-il. On me grondera, on aura raison.

— Ah ! bien ! cria-t-elle, moi qui m’amuse tant ! C’est très drôle, ce bain à bicyclette !… Laissez-moi, si vous ne m’aimez pas assez pour me suivre. »

Il la suivit, se serra contre elle, tâcha de la protéger un peu contre la pluie oblique. Et ce fut une course éperdue, une course démente, ce couple ainsi lié, dont les coudes se touchaient, filant à une vitesse folle, comme soulevé, emporté par toute cette eau galopante, hurlante, qui faisait rage. Il semblait que l’orage les charriât avec son tonnerre. Au moment où ils sautaient de machine, dans la cour de la ferme, l’averse cessa tout d’un coup, le ciel redevint bleu.

Rose riait follement, très rouge, essoufflée, mouillée à un tel point, que ses vêtements, ses cheveux, ses mains ruisselaient, une fée des sources qui aurait renversé son urne sur elle.

« Hein ? la fête est complète !… Ça n’empêche pas que nous arrivons les premiers. »

Elle se sauva, monta se peigner et changer de robe. Mais ce qu’elle n’avoua pas, ce fut qu’elle ne prit pas même la peine de mettre du linge sec, pour gagner quelques minutes, dans la hâte où elle était de préparer la cuisson des écrevisses. Avant que toute la famille arrivât, elle voulait que l’eau fût sur le feu, avec le vin blanc, les carottes, les épices du court-bouillon. Et elle allait, et elle venait, activant la flamme, emplissant la cuisine de son allègre activité, en bonne ménagère heureuse de montrer son savoir ; tandis que son fiancé, redescendu, lui aussi, la suivait des yeux, d’un air d’admiration béate.

Enfin, lorsque la famille entière fut là, ceux du break, et même les gens à pied, il y eut une explication assez vive, car le père et la mère se fâchaient, tellement cette course sous l’orage les avait inquiétés.

« Ma fille, répétait Marianne, ça manque de tout bon sens… Au moins as-tu bien changé de linge ?

— Mais oui ! mais oui ! répondit Rose. Où sont les écrevisses ? »

De son côté, Mathieu sermonnait Frédéric.

« Vous pouviez vous casser le cou, sans compter que ce n’est guère bon de recevoir toute cette eau froide, lorsqu’on a chaud.. Vous auriez dû l’arrêter.

— Dame ! elle a voulu filer quand même, et moi, vous savez, quand elle veut quelque chose, je n’ai pas la force de ne pas le vouloir. »

Ce fut Rose qui, gentiment, mit fin aux reproches.

« Voyons, voyons, assez de gronderies, j’ai eu tort… Et personne qui me ferait un compliment sur mon court-bouillon ! Avez-vous jamais vu des écrevisses sur le feu, qui sentissent aussi bon que celles-là ? »

Le déjeuner fut d’une gaieté débordante. Comme on était vingt et qu’on désirait faire une vraie répétition des noces, on avait mis la table dans une grande salle, voisine de l’ordinaire salle à manger. Elle était nue encore ; mais, tout le temps du déjeuner on ne parla que de la façon dont on comptait l’embellir, avec des arbustes, des guirlandes de feuillages, des touffes de fleurs. Au dessert, on fit même apporter une échelle, pour tracer sur les murs les grandes lignes de la décoration.

Depuis un instant, Rose, si bavarde jusque-là, se taisait. Elle avait pourtant mangé de grand appétit. Mais, sous sa lourde chevelure, mouillée encore, elle n’avait plus le sang au visage, elle était devenue d’une pâleur de cire. Et, comme elle voulait monter elle-même à l’échelle, pour indiquer un motif d’ornement, elle trébucha, elle eut une brusque syncope. Vivement, on l’avait installée sur une chaise, tout le monde s’effarait… Pendant quelques minutes, elle resta sans connaissance. Puis, quand elle revint à elle, une sorte d’angoisse la tint encore un instant étouffée, muette, sans paraître comprendre ce qui s’était passé. Mathieu et Marianne bouleversés, la pressaient de questions, voulaient savoir. Évidemment, elle devait avoir pris froid, c’était le beau résultat de cette course imbécile. Pourtant, la jeune fille se remettait, souriait de nouveau ; et elle expliqua qu’elle ne souffrait pas, qu’elle avait senti tout d’un coup comme un gros pavé sur sa poitrine, mais que ça s’était ensuite fondu, qu’elle respirait mieux En effet elle fut bientôt debout, elle acheva de donner ses idées pour la décoration de la salle, si bien qu’on finit par se rassurer et que l’après-midi se passa joyeusement à tirer des plans, à faire les plus beaux projets du monde. Au dîner, on mangea peu, tant on avait fêté les écrevisses, le matin. Puis, dès neuf heures, dès que Céleste fut revenue chercher Andrée, on se sépara. Ambroise retournait le soir même à Paris. Blaise et Denis devaient prendre le premier train, le lendemain, à sept heures. Et Rose, en accompagnant Mme Desvignes et ses filles, jusque sur la route, leur criait encore dans la nuit des au revoir, des à bientôt, toute vibrante de la gaieté dernière de ce rendez-vous que la famille se donnait, pour les prochaines noces heureuses.

Cependant, ni Mathieu ni Marianne ne se couchèrent tout de suite. Sans vouloir même en causer entre eux, ils trouvaient Rose singulière, les yeux troubles, l’air ivre. Elle avait de nouveau trébuché en rentrant, ils la décidèrent à se mettre au lit, bien qu’elle se plaignît seulement d’un peu de suffocation. Puis, lorsqu’elle se fut retirée dans sa chambre, qui était voisine de la leur, ils attendirent, la mère alla plusieurs fois s’assurer qu’elle était bien couverte, qu’elle s’endormait tranquillement, pendant que le père veillait, inquiet et rêveur sous la lampe. Enfin, elle dormit, et tous deux alors, après avoir laissé la porte de communication ouverte, s’entretinrent un instant à demi-voix, voulant se tranquilliser : ce ne serait rien, une bonne nuit suffirait. Ils se couchèrent à leur tour, toute la ferme fit silence, anéantie de sommeil, jusqu’au premier chant du coq. Mais, vers quatre heures, avant l’aube, une brusque plainte sourde, étouffée : « Maman ! maman ! » éveilla les époux, les jeta sur le parquet, pieds nus, frissonnants, tâtonnants, en quête de la bougie. C’était Rose qui étouffait, qui se débattait contre une nouvelle crise, d’une violence extrême. Pour la seconde fois, après quelques minutes, elle reprit connaissance, elle parut soulagée, et les parents, dans leur angoisse pourtant si vive, préférèrent n’appeler personne, attendirent le jour. Leur terreur, surtout, venait de ce qu’ils trouvaient leur fille méconnaissable, la face gonflée, décomposée, comme si quelque puissance mauvaise la leur changeait, la leur volait, en une seule nuit. Elle s’était pourtant rendormie, d’un air d’accablement. Et ils ne bougeaient plus, de peur de troubler ce repos, et ils veillaient, ils attendaient, en écoutant la ferme revivre, à mesure que grandissait le jour. Les heures sonnèrent, cinq heures, six heures. Vers sept heures moins vingt, Mathieu, apercevant dans la cour Denis qui devait rentrer à Paris par le train de sept heures, descendit en hâte lui dire de passer chez Boutan, pour le supplier d’accourir sans perdre une minute. Et, après le départ de son fils, il était remonté près de Marianne, ne voulant encore appeler ni même prévenir personne, lorsqu’une troisième crise se produisit. Et, cette fois, ce fut la foudre.

Rose s’était soulevée, les bras ouverts, la bouche élargie, en jetant sa plainte.

« Maman ! Maman ! »

Puis, dans une révolte, dans une dernière flambée de vie, elle sauta de sa couche, voulut marcher, alla jusqu’à la fenêtre, que le soleil levant embrasait. Un instant, elle s’y appuya, les jambes nues, les épaules nues, d’une nudité pure de vierge, avec ses lourds cheveux dénoués, qui la couvraient d’un royal manteau. Jamais elle n’avait paru plus belle, plus éclatante de force et d’amour.

« Oh ! que je souffre ! C’est fini, je vais mourir. »

Le père s’était précipité, la mère la soutenait, l’enveloppait de ses deux bras, comme d’une invincible armure, pour la défendre contre tout péril.

« Tais-toi, malheureuse enfant ! Ce n’est rien, c’est une crise encore qui va se calmer… Recouche-toi, de grâce ! Ton vieil ami Boutan est en route, demain tu seras debout.

— Non, non ! je vais mourir, c’est fini ! »

Elle tomba dans leurs bras, ils n’eurent que le temps de la recoucher. Et ce fut la foudre, elle mourut sans un mot, sans un regard, en quelques minutes, d’une congestion pulmonaire.

La foudre imbécile, la faux aveugle qui, d’un coup, sabre tout le printemps. Cela fut si brutal, si violemment inattendu, que la stupeur, d’abord, l’emporta sur le désespoir. Aux cris de Marianne et de Mathieu, la ferme entière accourut, s’emplit de la rumeur affreuse, puis tomba au grand silence de la mort, toute besogne toute vie ayant cessé. Et ils étaient là, effarés, écrasés, les autres enfants : le petit Nicolas qui ne comprenait pas encore, Grégoire, le page de la veille ; les trois demoiselles d’apparat, Louise, Madeleine et Marguerite ; les plus grands, les plus frappés, Claire et Gervais. Mais il y en avait d’autres par les chemins, les aînés Blaise, Denis, Ambroise, qui roulaient vers Paris à ce moment même, ignorant l’imprévu, l’effroyable coup de hache qui s’abattait sur la famille. Où la nouvelle terrible les rattraperait-elle ? Dans quelle cruelle détresse reviendraient-ils ? Et ce médecin qui allait accourir ! Et, tout d’un coup, au milieu de la confusion terrifiée des premières minutes, éclatèrent les cris de Frédéric, le fiancé, hurlant son désastre. Il devenait fou, il voulait se tuer, en disant qu’il était l’assassin, qu’il aurait dû empêcher Rose de rentrer sous l’orage. On l’écarta, il fallut l’emmener de la ferme, dans la crainte de quelque nouveau malheur. Sa subite démence avait rompu les cœurs, les sanglots coulèrent, il y eut une lamentation des misérables parents, des frères, des sœurs, de tout Chantebled foudroyé, que la mort, pour la première fois, visitait.

Rose, grand Dieu ! sur ce lit de deuil, blanche, froide morte ! La plus jolie, la plus gaie, la plus aimée ! Celle devant qui tous les autres étaient en admiration, en fierté, en amour ! Et cela dans un tel espoir de longue vie et de solide bonheur, dix jours avant le mariage, le lendemain même de cette belle journée de gaieté folle, ou elle avait tant plaisanté, tant ri ! On la revoyait si vivante si adorable, avec ses imaginations de grande enfant heureuse, ses réceptions princières, son royal cortège. Les deux prochains mariages, célébrés ensemble, c’était comme la floraison même du bonheur constant, la longue prospérité de la famille épanouie en une suprême joie. Jusque-là, sans doute, on avait peiné souvent, pleuré parfois ; mais on s’était serré, consolé, les uns contre les autres ; pas un encore n’avait manqué, le soir, à la bonne embrassade qui guérissait de tout. Et voilà que la meilleure partait, la mort venait dire qu’il n’y avait de joie absolue pour personne, que les plus vaillants, les plus heureux ne triomphaient jamais dans la plénitude de leur espérance. La vie n’était pas sans la mort. En une fois, ils payaient leur dette de misère humaine, d’autant plus chèrement, qu’ils s’étaient taillé une plus large part de vie, créant beaucoup pour vivre beaucoup. Lorsque tout germe, tout pousse autour de soi, lorsqu’on a voulu la fécondité sans réserve, l’œuvre d’enfantement continu, quel rappel atroce à l’éternel gouffre obscur, dans lequel s’élabore le monde, le jour où le malheur s’abat, creuse la première fosse, emporte un être cher ! C’est la brusque cassure, l’arrachement des espoirs qui semblaient sans fin, la stupeur qu’on ne puisse vivre et s’aimer toujours.

Ah ! les deux terribles journées qui suivirent, la ferme morte elle aussi, sans autre bruit que le souffle du bétail, la famille entière accourue, anéantie de cruelle attente, brûlée de larmes, tant que le pauvre corps resta là, sous une moisson de fleurs ! Et il y eut cette aggravation de cruauté que, la veille des obsèques le corps, mis en bière, fut descendu dans la salle où l’on avait déjeuné si joyeusement en discutant la façon magnifique dont on la décorerait, pour la grande fête des deux noces. Ce fut là que se fit la dernière veillée funèbre, et il n’y avait pas d’arbuste verts, pas de guirlandes de feuillages, quatre cierges brillaient seuls, des roses blanches se fanaient, cueillies du matin. Ni la mère ni le père ne voulurent se coucher pendant cette nuit suprême. Ils restèrent côte à côte près de l’enfant que la terre leur reprenait. Ils la revoyaient toute petite, à seize mois, dès leur premier séjour à Chantebled, dans l’ancien pavillon de chasse, lorsqu’elle venait d’être sevrée et qu’ils allaient la recouvrir la nuit. Ils la revoyaient, plus tard, à Paris, si petite encore, accourant le matin, grimpant, envahissant leur lit mis au saccage, avec des rires de conquête. Ils la revoyaient surtout grandie, embellie, à mesure que Chantebled s’agrandissait, comme si elle s’était épanouie elle-même de toute la santé, de toute la beauté de cette terre devenue fertile. Et elle n’était plus, et, quand cette pensée leur revenait qu’ils ne la reverraient jamais plus, leurs mains se cherchaient, se nouaient d’une étreinte affreuse, tandis que, d’une même plaie, de leurs deux cœurs écrasés ensemble, il leur semblait que toute leur vie, que tous leurs jours futurs coulaient au néant. Désormais, la brèche était faite, est-ce que les autres bonheurs n’allaient pas suivre, emportés à leur tour ? Et les dix autres enfants avaient beau être là, depuis le petit de cinq ans jusqu’aux deux aînés de vingt-quatre ans, vêtus de noir, en larmes, autour de la sœur endormie, ainsi qu’un douloureux bataillon qui lui aurait rendu les honneurs funèbres : ni le père ni la mère ne les voyaient plus, ne les comptaient plus, le cœur déchiré, arraché par la perte de celle qui partait, qui emportait de leur chair. Et, dans la grande salle nue, que les quatre cierges éclairaient mal, l’aube se leva sur cette veillée de mort, ce dernier adieu de toute la famille.

Puis, ce fut encore la douleur du convoi se déroulant par la route blanche, entre les hauts peupliers, au milieu des blés verts, cette route que Rose avait si follement montée sous l’orage. Tous les parents, tous les amis étaient venus, tout le pays avait apporte son émotion d’une mort si foudroyante. Aussi le cortège, cette fois, s’allongeait-il réellement au loin, derrière le char drapé de blanc, comme fleuri, dans le clair soleil, d’un buisson de roses blanches. La famille entière avait voulu mener le deuil, la mère elle-même, ainsi que les sœurs, ayant déclaré qu’elles ne quitteraient la chère morte qu’au bord de la fosse. Ensuite, marchaient les intimes, les Beauchêne, les Séguin. Mais, dans leurs larmes, ni Mathieu ni Marianne, brisés de fatigue, anéantis de souffrance ne reconnaissaient plus les gens. Ils se souvinrent, seulement le lendemain, qu’ils avaient dû voir Morange, sans être certain pourtant que ce fût bien Morange, ce monsieur silencieux, effacé, entrevu comme une ombre, qui leur avait serré les mains, en pleurant. Et ce fut de même, dans une sorte de rêve horrible, que Mathieu se rappela la maigre figure, le profil sec de Constance s’approchant de lui, au cimetière, après la descente du corps, et lui disant de vagues bonnes paroles, tandis qu’il avait cru voir flamber ses yeux d’un triomphe abominable.

Qu’avait-elle dit ? il ne savait plus. Des paroles correctes naturellement, de même que son attitude était celle d’une parente affligée. Mais un souvenir brûlant lui revenait, d’autres paroles qu’elle avait prononcées, le jour où elle avait promis d’assister aux deux noces, en lui souhaitant, d’une bouche amère, que la bonne chance de Chantebled continuât. Et ils étaient donc foudroyés à leur tour, ces Froment si féconds, si prospères ! Et c’était peut-être leur bonne chance finie à jamais ! Il en garda un long frisson, ébranlé dans sa foi en l’avenir, hanté par la peur de voir la prospérité, la fécondité s’interrompre et se perdre, maintenant que la brèche était ouverte.