Extrême-Orient, 1931 — 1938/1935-1

L. Fournier et Cie (p. 117-121).

1935

Une poussée militaire japonaise en Mongolie intérieure précise les intentions du Japon sur cette région, intentions qu’il était possible d’entrevoir depuis déjà un certain temps. En même temps l’activité des militaires au Mandchoukouo se traduit par l’impatience de voir outiller économiquement le pays qu’ils ont par leur volonté fait entrer dans l’empire. L’esprit du Meiji inspire à une partie toujours croissante de l’armée un sentiment de révolte sociale que modèrent d’une part l’évidente nécessité de faire appel au capitalisme pour l’outillage du Mandchoukouo et d’autre part le loyalisme envers l’empereur qui est un véritable culte.


LA MONGOLIE ET LA POLITIQUE D’EXTRÊME-ORIENT

7 Février 1935.

Les générations qui se succèdent vivent sur cette donnée historique universellement admise que les Russes « ont cherché la mer » vers l’Est. Le souci constant de la diplomatie impériale depuis Pierre le Grand fut de donner aux plaines moscovites un débouché sur le Pacifique. C’est ainsi qu’il est d’usage d’expliquer la marche des Russes vers l’Est.

Pourtant, à la réflexion, cette explication est bien peu satisfaisante. Le souci dont on parle ne fut, en réalité, que la conséquence ou, si l’on préfère, la seconde phase d’une opération qui, commencée à la fin du seizième siècle, consista simplement à aller devant soi dans le vide asiatique, sans plan, sans but déterminé si ce n’est la chasse, au galop des chevaux, ou au fil de l’eau sur les grands fleuves, en de légers canots. À la fin seulement, pour une raison biologique, après tant de pays gagné, l’accès à la mer s’imposa.

Or, depuis quelques décades d’années, a surgi à l’horizon des plaines un obstacle qui masque l’Océan, et Vladivostok a perdu son intérêt économique du fait de la construction des chemins de fer mandchous. Et comme le Russe est essentiellement terrien, continental, qu’il n’a jamais aspiré à la maîtrise de la mer, rien d’étonnant qu’il oriente sa politique dans d’autres directions. Au surplus, ses débouchés sur la mer, à l’Ouest, ayant été diminués par la guerre de 1914, le voici ramené vers le Sud, et pour que son commerce atteigne de ce côté la mer, c’est-à-dire le golfe Persique et la mer d’Oman, il lui faut gagner les sympathies des pays du Sud, Perse et Afghanistan, car il s’y heurte aux Anglais. Attendons-nous donc à voir reprendre et se déployer de ce côté toute une diplomatie russe qui, depuis un certain nombre d’années, paraissait sommeiller.

Mais ce n’est pas tout ; même en Extrême-Orient, les Soviets ont cherché des compensations. C’est ainsi qu’après la chute de la dynastie mandchoue l’on a vu tomber sous leur coupe la Mongolie extérieure.

Cette partie nord de la grande possession extérieure de la Chine, en bordure de la Russie soviétique, possède un pouvoir national et une administration propre, mais l’ingérence russe ne s’en fait pas moins sentir dans tous ses rouages administratifs ; instructeurs militaires, conseillers politiques, médecins, ingénieurs, tous sont bolchevistes. Au reste, le traité secret conclu le 8 juillet 1912 entre la Russie et le Japon ne reconnaissait-il pas des « droits spéciaux » à la Russie en Mongolie extérieure ? Personne ne nie aujourd’hui, pas même les Russes, la position prépondérante de Moscou dans cette région ; l’état de fait n’est ni contestable ni contesté, et tout l’intérêt se porte à présent sur la partie sud de la possession chinoise, c’est-à-dire sur la Mongolie intérieure.

Rappelons-nous que, dès la fin du dix-septième siècle, la division de la Mongolie en Mongolie extérieure et Mongolie intérieure exista, et que des féodaux, des princes à la tête de tribus guerrières, de ligues et de bannières, jouissaient en Mongolie de privilèges et se montraient les zélés défenseurs des empereurs mandchous. N’oublions pas non plus qu’une alliance entre les Mandchous et les Mongols fut jadis un des préliminaires essentiels de la conquête de la Chine par les Mandchous.

La République chinoise proclamée, la Mongolie intérieure disparaît en tant qu’unité politique et forme dans sa partie orientale trois districts : le Jéhol, le Tchahar et le Souei-Yuan, tandis que sa partie occidentale est incluse dans la province du Kan-Sou. En 1927, le gouvernement chinois rattacha le district du Jéhol à la Mandchourie ; deux ans plus tard, il procéda à une nouvelle division administrative, et la Mongolie intérieure compta désormais quatre districts : Jéhol, Tchahar, Souei-Yuan et Ning-Hsia.

Comme on le voit, les destinées de la Mongolie intérieure sont on ne peut plus changeantes, et l’on pourrait dire que les événements actuels du Jéhol et du Tchahar ne font que continuer une tradition depuis longtemps établie. Cette considération ne saurait évidemment ni les expliquer ni les justifier s’ils ont besoin de l’être, mais tout de même il n’est pas absolument vain d’estimer que le passé d’une région aussi souvent modifiée que la Mongolie extérieure détermine jusqu’à un certain point son avenir.

Toujours est-il que dans la réalité des faits les chefs mongols, personnellement attachés à l’empereur de Pékin, parce qu’il était Mandchou, ont vu avec tristesse et amertume la chute de la dynastie ; mais alors que ceux de Mongolie extérieure étaient bien forcés de s’arranger de la forme de gouvernement que quelques années plus tard leur prescrivaient les Soviets (certains toutefois furent dépossédés de leurs biens et passèrent au service du Mandchoukouo), ceux de Mongolie intérieure sentaient se réveiller leur ancien loyalisme au profit du souverain du nouvel État mandchou. Inutile de dire qu’ils sont entretenus dans ces dispositions par les Japonais, qui à côté d’une Mongolie extérieure russifiée veulent une Mongolie intérieure japonisée.

Admettons qu’ils y parviennent. Pareil voisinage sera-t-il fatalement une cause de conflit ? La nouvelle orientation de la politique russe en Extrême-Orient, telle que nous l’avons indiquée en commençant, nous fait répondre négativement. Ce qui importe à la Russie, c’est la sécurité de sa frontière sibérienne, au nord de la Mongolie et de la Mandchourie. Ne dit-on pas que l’Union soviétique poserait comme condition à la signature d’un pacte de non-agression avec l’empire nippon que celui-ci s’engageât à respecter la frontière de l’Amour ? Et d’abord qu’est-ce à dire, sinon que le Mandchoukouo est un fait admis ? Ensuite nous n’inventons rien : à l’ouverture, toute récente du septième congrès des Soviets, M. Molotov a rappelé que Moscou avait proposé à Tokio de signer un pacte de non-agression. Nous sommes loin de la guerre russo-japonaise prédite pour demain depuis plus d’un an ! N’empêche qu’à la même séance d’ouverture le commandant en chef de l’armée spéciale d’Extrême-Orient, le général Blucher — un Balte, — l’ancien Gallen du gouvernement de Canton, fut l’objet, disent les dépêches, « d’une magnifique ovation »…

Mais cela, au fond, n’a pas grande importance. Ce qui compte, c’est la politique de repliement de la Russie dans la direction de l’Ouest et du Sud, et dans l’Ouest, cette sorte de fixation compensatrice en Mongolie extérieure, en deçà de la Province Maritime et de la Mandchourie, jadis partagée secrètement aussi avec le Japon !

Notre conclusion est que le rôle de la Mongolie, qui, nous en convenons volontiers, peut être capital dans la politique d’Extrême-Orient, une fois réglé par les intéressés, ce qui est en train de se faire, est selon nous le contraire d’un rôle dangereux pour la paix, si paradoxal, que cela puisse paraître à certains.

Il y a longtemps que la Pravda, reprenant une opinion exprimée à Pékin par M. Karakhan au cours de l’été 1925, concluait dans un article sur la situation en Chine au rapprochement des trois grandes puissances extrême-orientales, la Chine, le Japon et l’Union soviétique, « le meilleur moyen pour elles, assurait le journal, de défendre leurs intérêts connexes et de consolider la paix en Extrême-Orient ».