Extrême-Orient, 1931 — 1938/1935-2

L. Fournier et Cie (p. 122-125).

COUP D’ŒIL SUR LA POLITIQUE INTÉRIEURE JAPONAISE

7 Mai 1935. (Tokio, Mai.)

Quelque soin que l’on mette à suivre de loin la politique intérieure d’un pays, la réalité n’est jamais tout à fait pareille à l’idée que l’on s’en fait. Quand on peut, un jour, contrôler sur place, on s’aperçoit que l’on était au delà ou en deçà. Je savais par les télégrammes quotidiens et les lettres de notre correspondant particulier au Japon que, surtout depuis quelques temps, la politique intérieure de ce pays était loin d’être seulement ce que les apparences pouvaient laisser supposer, et qu’elle était faite également d’influences et de mouvements moins visibles. Je ne croyais pas que ceux-ci fussent aussi accentués qu’ils le sont. Et pourtant j’aurais dû m’en douter, après la période qui vient de s’écouler et durant laquelle le général Araki fut au pouvoir, comme ministre de la guerre.

On sait que pendant ce laps de temps, qui s’étend de 1931 à 1934, l’activité très particulière de l’armée atteint son maximum, activité dirigée contre les trusts qu’elle accuse de drainer à leur profit l’argent du pays. Des excès eurent lieu qui dépassèrent la violence des paroles ; une sorte de terreur régna jusqu’au jour où le général Araki fit place à un autre ministre de la guerre.

L’armée perdait du coup une part de son influence efficiente, mais n’abandonnait rien de ses idées socialisantes, de son idéal qui est un retour au temps où l’empereur possédait toutes les terres et les concédait aux citoyens, en un mot de son plan de réorganisation nationale. Aussi répandait-elle ses idées dans les campagnes, parmi la population paysanne d’où elle est elle-même issue en grande partie, et qui sur certains points du territoire est incontestablement malheureuse. Au reste les événements du dehors la servaient. Si en fait elle ne pouvait rien apporter aux paysans éprouvés qui pût soulager leur misère, elle pouvait leur dire que certaines menaces, plus ou moins réelles et plus ou moins grossies de la part de l’Union soviétique, devaient primer tout le reste et leur faire oublier momentanément leur misère.

Le rapprochement nippo-soviétique que marque la cession récente par l’Union soviétique du chemin de fer de l’Est-Chinois (nous dirons dorénavant Nord-Mandchou) déconcerte quelque peu les militaires, qui perdent un argument auprès des paysans pour obtenir d’eux dans l’épreuve la patience patriotique qu’ils leur recommandaient jusqu’ici. D’aucuns sont enclins à en tirer des conclusions pessimistes.

Après ce que j’ai entendu au cours de ces trois premières semaines passées à Tokio, je ne partage pas cette manière de voir. Je ne crois pas l’armée décidée à se lancer malgré tout dans une guerre contre la Russie pour justifier ses activités politiques et ses exigences budgétaires ; je crois au contraire qu’elle tend à comprendre que les producteurs de la richesse du pays ont collaboré avec elle par l’industrie et le commerce à faire du Japon ce qu’il est, et que le moyen d’équilibrer comme elle le souhaite l’état social du Japon et d’en répartir la richesse n’est pas de les ruiner. Je crois que l’on va plutôt lentement vers un compromis fondé sur le désir commun aux deux clans, celui de l’armée et celui des affaires, de créer le plus grand Japon. Car ne l’oublions pas : par delà leurs divisions ils se retrouvent sur ce point. Leurs manières diffèrent également, mais elles tendront fatalement à se rapprocher. L’idée fait son chemin lentement mais sûrement, plus lentement peut-être au « pays de la circonspection et de la lenteur », comme notre ambassadeur à Tokio appelait devant moi l’empire du Soleil Levant, qu’en tout autre pays. Nul doute que l’impulsion donnée par les militaires à certaines idées après tout généreuses ne se maintienne au-dessus des contingences éphémères de la politique et ne survive aux avatars de celle-ci.

Pour résumer ma pensée sur ce point, je dirai qu’à mon avis, et sous réserve des entorses que la réalité asiatique donne à chaque instant à notre logique européenne, les activités des militaires me semblent être de deux ordres différents : les unes sont d’ordre moral, les autres d’ordre politique. À celles d’ordre moral, je prédirais volontiers le succès dans la mesure où Kipling avait raison d’écrire : « L’Orient et l’Occident ne se rencontreront jamais », d’autant plus que les partisans du « moderne », tout en défendant leur point de vue, se rapprochent de plus en plus de leurs adversaires dans leur façon de juger l’Occident. Les événements internationaux qui expliquent en grande partie l’opinion généralisée des Japonais sont de trop fraîche date pour qu’il soit besoin de les rappeler. « La Société des Nations n’a pas compris le Japon, me disait encore dernièrement le ministre des affaires étrangères, M. Hirota. Elle est européenne ». Notez que les Chinois, que tous les Asiatiques pensent de même ; et l’on n’y changera rien, parce que Kipling a raison, comme les faits se chargent de plus en plus de le démontrer. Et alors ? Alors, il reste les efforts réels, suivis, des pays d’Occident pris séparément, pour réaliser des accords avec les Asiatiques, au lieu du mépris, de la colère ou de la vaine indignation. Mais cela est une autre histoire.

Les activités d’ordre politique que montrent les militaires ont certainement moins de consistance et de profondeur que celles d’ordre moral. La première raison en est que les militaires, sauf exceptions, n’ont que faire du pouvoir, puisqu’ils obtiennent tous les crédits qu’ils veulent. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le budget de la guerre à celui des autres départements. La seconde raison, c’est leur respect de la Constitution. Contrairement à ce que l’on pourrait croire à un moment où le Parlement au Japon est si effacé, les militaires sont plus antitrustistes qu’antiparlementaires.

Du reste, il y a parmi eux des dissentiments, des jalousies. L’école des cadets et ceux qui en sortent jalousent l’école supérieure de guerre dont les élèves appartiennent à des familles plus riches ou nobles. Il y a des clans. Tout cela n’est pas pour cimenter un bloc ou créer un parti ; le « gumbu » est à peu près le groupement des militaires de l’active et de la réserve qui font de la politique. Or sous un régime parlementaire ce sont les partis qui sont appelés à avoir leur place au pouvoir ou à la regagner lorsqu’ils l’ont momentanément perdue.

Sans doute, lors d’une crise causée par une guerre ou de graves difficultés économiques, les partis peuvent céder devant un mouvement qui a sa source dans le sentiment national, mais cela ne dure que le temps de la crise. Il est vrai que celle-ci peut se prolonger. Certains considèrent avec assez de pessimisme l’avenir économique du Japon ; mais le Japon offre à cet égard un aspect très particulier. C’est un pays qui fait tous les jours sa révolution économique sans difficultés politiques, ou du moins sans les difficultés politiques qu’un pareil événement entraînerait dans d’autres pays, et cela grâce à la forte cellule sociale qu’y constitue la famille et au solide pivot sur lequel tourne sa vie nationale : l’empereur, le mikado, une déité, rien de moins. On ne se rend compte de cela que sur place au Japon. Il fallait voir l’arrivée de l’empereur du Mandchoukouo à Tokio, le 6 avril, et la façon dont la foule se comportait au passage de la voiture de ce dernier et au passage de celle du souverain japonais… Qu’une loi donne demain le monopole du riz à l’État, les gens intéressés de près ou de loin au commerce de cette céréale s’en plaindront évidemment, mais la population l’acceptera.

Ainsi va le Japon. Les augures vaticinent. Mais de quoi demain sera-t-il fait pour chacun de nous ?