Extrême-Orient, 1931 — 1938/1933-1

L. Fournier et Cie (p. 55-58).

1933

Tandis qu’à Genève les débats sur l’affaire de Mandchourie se déroulent et se terminent enfin par le retrait du Japon de la Société des Nations, diverses questions de politiques internationales sont soulevées en Extrême-Orient. La question de l’indépendance des Philippines reste à l’ordre du jour, celle de Mongolie assombrit l’horizon russo-japonais, celle de la reconnaissance des Soviets par les États-Unis crée un souci nouveau au gouvernement de Tokio qui trouve une compensation dans l’amélioration de ses rapports avec Nankin. Enfin le Thibet qui s’est déclaré indépendant redevient par la mort du Dalaï-Lama tout dévoué aux Anglais, un champ de bataille d’influences entre ces derniers et les Russes.


LES TIERS ENTRE CHINOIS ET JAPONAIS

17 Janvier 1933.

Les questions d’Extrême-Orient sont passées devant, l’opinion à un rang qu’elles n’occupaient pas il n’y a pas si longtemps. Une preuve entre autres en est dans ces fluctuations du sentiment public que l’on remarque, depuis un an et plus, à l’endroit des deux peuples jaunes intéressés dans le conflit actuel. Tantôt ce sentiment est nettement favorable aux Chinois, tantôt il l’est moins, tantôt il incline vers les Japonais. Cela démontre une fois de plus, soit dit en passant, combien la sensibilité des masses intervient dans les jugements qu’elles portent en politique, et combien s’illusionnent ceux qui croient pouvoir prévoir leurs réactions en ne tablant que sur leur intelligence.

Depuis quelques jours, exactement depuis l’affaire de Chan-Haï-Kouan, cette localité pittoresque située au pied de la Grande Muraille de Chine, et où, chaque été, les étrangers qui résident dans le nord de la Chine vont prendre des bains de mer, depuis que les Japonais l’ont transformée en champ de bataille, l’opinion de ceux-là mêmes qui voyaient précédemment en eux les organisateurs de l’ordre dans une Chine à vau-l’eau, s’est sensiblement modifiée.

L’attaque de Chan-Haï-Kouan, c’était, après l’affaire de Mandchourie, l’affaire du Jehol qui commençait, cette affaire dont il avait du reste été parlé au milieu de 1932, mais qui, à la suite de certaines critiques venues de l’étranger et sévères pour le Japon, était retombée dans l’ombre ; c’était du moins la preuve que le Japon ne retirait rien de ce qu’il avait dit à cette époque : le Jehol fait corps avec la Mandchourie, et, conformément à son accord avec le Mandchoukouo, l’empire du Soleil-Levant se considère comme tenu de le défendre contre toute invasion des armées d’une puissance quelconque. Or, devant la concentration de troupes chinoises opérée par Tchang Sue Liang et après avertissement des autorités japonaises à ce dernier, il était fatal que le déclic japonais se produisît, et il s’est produit. Mais l’opinion publique, dont la sensibilité latente s’émousse sur un objet déterminé aussi vite qu’elle s’aiguise, avait oublié les premiers propos tenus sur le Jehol et fut une fois de plus surprise quand l’événement eut lieu.

De nouveau les Japonais eurent à se défendre contre les intentions qu’à tort ou à raison on leur prêtait généreusement, et on les entendit déclarer urbi et orbi qu’ils ne songeaient nullement à marcher sur Tien-Tsin et Pékin et à faire main basse sur la Chine du nord.

Nous n’essayerons pas pour le moment de faire le point et de peser le pour et le contre d’une opinion que nous connaissons de longue date, nous voulons seulement à présent souligner la tournure très nette qu’à prise le sentiment public à l’égard du Japon, en face des événements d’hier.

Que le Jehol avec ses 217 000 kilomètres carrés et ses 6 millions et demi d’habitants fasse partie intégrante de la Mandchourie, qu’il soit au contraire, comme on l’apprenait autrefois, région de la Mongolie intérieure, rattachée d’abord à la province du Tchili, puis constituée par décret du 6 juillet 1914 en unité administrative indépendante en même temps que d’autres régions voisines, ce n’est guère cela qui préoccupe l’opinion, nous ajouterions volontiers : pas même le sort qui dans les circonstances actuelles attend cette terre lointaine au nom sonore comme un appel ou une réclame ; ce qui l’inquiète c’est l’engrenage éventuel des faits, la conséquence que peut avoir la présence de troupes japonaises dans cette région montagneuse qui domine la province où se trouve Pékin. Autrement dit, elle redoute soudain les complications internationales dont la menace lui semble plus précise qu’hier ; elle sent très bien qu’un objectif tel que Pékin est autre chose qu’un objectif tel que Jehol, voire même Moukden. Elle s’inquiète d’autant plus qu’elle a aujourd’hui perdu tout espoir de voir Genève arrêter les événements d’Extrême-Orient, et qu’elle ne compte plus que sur les parties elles-mêmes intéressées directement au conflit pour le régler ou du moins le faire cesser effectivement entre elles.

Aucun progrès à cet égard ne semble avoir été fait depuis le début de l’affaire, malgré les espoirs qu’on avait pu concevoir lors de la publication du rapport Lytton. On entend beaucoup, depuis quelque temps, parler de la force d’inertie de là Chine. Sans doute la force d’inertie est toujours redoutable, quand les circonstances l’autorisent et qu’elle est habilement maniée ; mais l’inertie n’est pas nécessairement une force. Il paraît évident que tant que durera le litige, — un litige qui s’accompagne d’opérations militaires qui ressemblent singulièrement à une guerre, — les Japonais seront tentés d’aller de l’avant ; les circonstances actuelles leur laissent les mains libres, et le danger que constitue leur avance n’en est que plus réel.

À notre avis, à ne considérer que le moment présent, engager les Chinois à entrer directement en négociations avec les Japonais sans y être contraints par ces derniers, mais sur les suggestions de tiers, est certainement faire œuvre prudente. Que les tiers appartiennent à la Société des Nations et s’appuient sur le rapport Lytton, ou qu’en dehors d’elle ils représentent telle ou telle puissance, il importe peu.

Mais, précisément, parce que nous savons toute la différence qu’il y a entre les Orientaux et nous, nous ne croyons pas indispensable un règlement définitif du conflit. La temporisation, la remise à plus tard du règlement est pour nous presque aussi souhaitable. Outre que le temps, ce grand maître, calmera les esprits, il montrera jusqu’où se justifient les points de vue officiels des deux parties ou, ce qui revient au même, jusqu’à quel point la prétention du Mandchoukouo à être indépendant est raisonnable.