Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-7

L. Fournier et Cie (p. 51-53).

L’INDÉPENDANCE DU THIBET

7 Octobre 1932.

Jusqu’à présent, les nouvelles du Thibet, sauf exception, se ressemblaient toutes ; on y lisait comme aujourd’hui encore l’annonce d’une incursion des troupes thibétaines en territoire chinois, c’est-à-dire des troupes du Dalaï-Lama, « marionnette entre les mains des Anglais qui, écrivait dernièrement la Pravda, encouragent volontiers le dessein de créer un « Grand-Thibet ». Les télégrammes qui, depuis juillet, nous parviennent sur les événements thibétains, et en particulier depuis le milieu de septembre, répètent réaliser l’empire du « l’espoir des Thibétains de voir se Grand-Thibet », mais elles ajoutent quelque chose de nouveau et de plus grave.

Tout en tenant compte de l’imprécision des termes et des situations politiques en Extrême-Orient, surtout à présent, on ne saurait être indifférent à l’annonce récente d’une proclamation d’indépendance du Thibet. En tout cas la nouveauté de cette année en fait d’informations thibétaines suscitera sans aucun doute des commentaires abondants dans la presse soviétique.

Dès le 20 juin 1928, la Pravda intitulait un article : « Le Japon en Mandchourie, l’Angleterre au Thibet », et les Izvestia du lendemain publiaient, sous ce titre : « L’invasion des troupes thibétaines en Chine », le télégramme Tass suivant daté de Shanghaï : « Le journal Dabounbao signale que le Dalaï-Lama a conclu un accord secret avec les Anglais. En vertu de cet accord, le Dalaï-Lama ayant accordé aux Anglais le droit de développer le service postal, l’aviation et l’industrie minière, aurait reçu en échange 40 canons, 2 000 fusils et 2 millions de cartouches. Selon ce journal, les leaders militaires thibétains, qui, pour la plupart, ont fait leurs études en Angleterre, sont des anglophiles. Le groupe anglophile se déclare pour l’invasion en Tchouanban, pour la restauration de la dynastie des Mins sur le territoire comprenant Tsinhaï et une partie de la province du Yunnan. » À quelles accusations ne faut-il pas aujourd’hui s’attendre de la part des Russes à l’égard des Anglais ? Ou nous nous trompons fort, ou ces derniers seront accusés d’être les instigateurs du mouvement et de la déclaration d’indépendance du Thibet.

Nous ne saurions pour notre part émettre d’opinion à ce sujet et nous nous bornons à noter la nouvelle ; ce nous est toutefois une occasion de rappeler certaines périodes qui peuvent être oubliées de la vie politique du Thibet.

Le Thibet est une possession extérieure de la Chine. Conquis par cette dernière il y a plus de deux cents ans, il fut divisé en territoires rattachés aux provinces du Yunnan et du Seu-Tchouen. En fait, l’administration séculière y exerça de tout temps l’autorité.

Ce n’est pas, à vrai dire, la première fois que le Thibet proclame son indépendance. Le 1er janvier 1912, profitant de la révolution chinoise, il s’était déjà déclaré indépendant. Lorsque, au cours de la même année, Yuan Chi Kaï songea à le ramener sous l’autorité de Pékin, le gouvernement britannique l’avertit par une note du 17 août qu’il tiendrait toute avance des 10 000 soldats chinois massés à cet effet en territoire thibétain pour une violation du dernier accord intervenu entre Londres et Pékin. Pékin s’engagea donc à ne pas faire dépasser à ses troupes certaines limites.

En 1919, après bien des péripéties, l’autonomie du Thibet fut reconnue à Pékin par le gouvernement chinois et les représentants du gouvernement britannique, mais le Thibet, de son côté, reconnaissait la suzeraineté de la Chine.

Il faut savoir que, par un traité signé en 1890 à Calcutta entre l’Angleterre et la Chine, à la suite d’une expédition britannique dirigée contre les Thibétains qui avaient occupé l’État hindou du Sikkim, entre le Népal et le Bhoutan, avait commencé la pénétration anglaise au Thibet. D’autres conventions sino-anglaises suivirent, qui soulignent le souci des Anglais de protéger les Indes. On conçoit que ce souci ne soit pas moindre depuis que le désordre règne en Chine et le bolchevisme en Russie, et que les Anglais tiennent à contenir l’un et l’autre au delà de l’Himalaya. Les Russes s’empresseront donc d’en conclure que ceux-ci jouent auprès de la population thibétaine, pour la détacher de la Chine, le rôle prêté aux Japonais auprès de la population mandchoue. Nous retrouverons là l’éternelle rivalité de l’Angleterre et de la Russie en Asie, à moins — car l’on peut tout supposer — qu’il n’y ait eu, dans les circonstances spéciales d’à présent, entente préalable sur la question thibétaine entre Londres et Moscou.

Quant à nous, nous le répétons, nous ne conclurons pas. Nous soulignons seulement l’importance du fait qui, s’il prend, cette fois, toute sa valeur, c’est-à-dire si le Thibet ne reconnaît même plus la suzeraineté de la Chine, viendra s’ajouter au protectorat russe sur la Mongolie extérieure, au régime sans appellation juridique du Japon en Mandchourie, et qui, finalement, compliquera un peu plus encore le problème de la Chine, synonyme de problème du Pacifique ou de la concurrence internationale en Extrême-Orient.