Exposition du livre des Institutions physiques/Édition Garnier

EXPOSITION
DU LIVRE
DES INSTITUTIONS PHYSIQUES
DANS LAQUELLE ON EXAMINE LES IDÉES DE LEIBNITZ.
(1740)

Il a paru au commencement de cette année un ouvrage qui ferait honneur à notre siècle s’il était d’un des principaux membres des académies de l’Europe. Cet ouvrage est cependant d’une dame, et ce qui augmente encore ce prodige, c’est que cette dame, ayant été élevée dans les dissipations attachées à la haute naissance, n’a eu de maître que son génie et son application à s’instruire. Ce livre est le fruit des leçons qu’elle a données elle-même à son fils ; elle a eu la patience de lui enseigner elle seule ce qu’elle avait eu le courage d’apprendre. Ces deux mérites sont également rares ; elle y en a ajouté un troisième qui relève le prix des deux autres : c’est la modestie de cacher son nom.

L’ouvrage est intitulé Institutions de physique[1], et se vend à Paris, chez Prault fils, quai de Conti. On n’en a encore que le premier tome[2], qui contient vingt et un chapitres. L’illustre auteur commence par un avant-propos capable de donner du goût pour les sciences à ceux à qui leur génie en a refusé. Tout y est naturel, et en même temps sublime. Une des personnes les plus respectables qui soient en France s’est exprimée ainsi en parlant de cet avant-propos dans une de ses lettres : « Ce n’est pas vouloir avoir de l’esprit, c’est en avoir naturellement plus qu’on n’en connaisse à personne. Ce n’est pas vouloir écrire mieux qu’un autre, c’est ne pouvoir écrire que mille fois mieux : elle est la seule dont on a voie la gloire sans envie. »

On gâterait un tel éloge si on voulait y ajouter ; on se bornera donc ici à rendre compte de cet ouvrage, moins encore pour le plaisir d’en parler que pour celui d’en faire une étude nouvelle.

Les idées métaphysiques de Leibnitz sont l’objet des premiers chapitres. C’est une philosophie qui jusqu’ici n’a guère eu cours qu’en Allemagne, et qui a été commentée plutôt qu’éclaircie. Leibnitz avait répandu dans sa Théodicée et dans les Actes de Leipsick quelques idées de ses systèmes. Le célèbre professeur Wolf a déjà fait dix volumes in-4° sur ces matières ; et les Institutions de physique paraissent expliquer tout ce que Leibnitz avait resserré, et contenir tout ce que Wolf a étendu.

Le premier principe qu’on éclaircit avec méthode et sans longueur dans le livre des Institutions physiques est celui de la raison suffisante.

Depuis que les hommes raisonnent, ils ont toujours avoué qu’il n’y a rien sans cause. Leibnitz a inventé, dit-on, un autre principe de nos connaissances bien plus étendu : c’est qu’il n’y a rien sans raison suffisante. Si par raison suffisante d’une chose l’on entend ce qui fait que cette chose est ainsi plutôt qu’autrement, j’avoue que je ne vois pas ce que Leibnitz a découvert. Si par raison suffisante Leibnitz a entendu que nous devons toujours rendre une raison suffisante de tout, il me semble qu’il a exigé un peu trop de la nature humaine. J’imagine qu’il eût été embarrassé lui-même si on lui avait demandé pourquoi les planètes tournent d’occident en orient plutôt qu’en sens contraire ; pourquoi telle étoile est à une telle place dans le ciel, etc.

Ainsi il me paraît que le principe de la raison suffisante n’est autre chose que celui des premiers hommes : il n’y a rien sans cause. Reste à savoir si Leibnitz a connu des causes suffisantes qu’on avait ignorées avant lui[3].

Le second principe de Leibnitz est qu’il n’y a et ne peut y avoir dans la nature deux choses entièrement semblables. Sa preuve de fait était que, se promenant un jour dans le jardin de l’évêque de Hanovre, on ne put jamais trouver deux feuilles d’arbre indiscernables. Sa preuve de droit était que, s’il y avait deux choses semblables dans la nature, il n’y aurait pas de raison suffisante pourquoi l’une serait à la place de l’autre. Il voulait donc que le plus petit de tous les corps imaginables fût infiniment différent de tout autre corps. Cette idée est grande ; il paraît qu’il n’y a qu’un Être tout-puissant qui ait pu faire des choses infinies infiniment différentes. Mais aussi il paraît qu’il n’y a qu’un Être tout-puissant qui puisse faire des choses infiniment semblables, et peut-être les premiers éléments des choses doivent-ils être ainsi : car comment les espèces pourraient-elles être reproduites éternellement les mêmes si les éléments qui les composent étaient absolument différents ? Comment, par exemple, s’il y avait une différence absolue entre chaque élément de l’or et du mercure, l’or et le mercure auraient-ils un certain poids qui ne varie jamais ? La proposition de Leibnitz est ingénieuse et grande, la proposition contraire est aussi vraisemblable pour le moins que la sienne. Tel a toujours été le sort de la métaphysique : on commence par deviner, on passe beaucoup de temps à disputer, et on finit par douter.

La loi de continuité est un principe de Leibnitz sur lequel l’illustre auteur a plus insisté que sur les autres, parce qu’en effet il y a des cas où ce principe est d’une vérité incontestable. La géométrie, et la physique, qui est appuyée sur elle, font voir que dans les directions des mouvements il faut toujours passer par une infinité de degrés ; et c’est même le fondement du calcul des fluxions, inventé par Newton et publié par Leibnitz.

Newton a montré le premier que l’incrément naissant d’une quantité mathématique est moindre que la plus petite assignable, et que ces quantités peuvent augmenter par des degrés infinis jusqu’à une telle quantité qui soit plus grande qu’aucune assignable : voilà ce qu’on appelle les fluxions.

Je demanderai seulement si, avant que l’incrément naissant commence à exister, il y a de la continuité. N’y a-t-il pas une distance infinie entre exister et n’exister pas ?

Je ne vois guère de cas où la loi de continuité ait lieu que dans le mouvement : il me semble que c’est là seulement que cette loi est observée à la rigueur, car peut-être ne pouvons-nous dire que très-improprement qu’un morceau de matière est continu ; il n’y a peut-être pas deux points dans un lingot d’or entre lesquels il n’y ait de la distance.

C’est de cette loi que Leibnitz tire cet axiome : Il ne se fait rien par saut dans la nature. Si cet axiome n’est vrai que dans le mouvement, cela ne veut dire autre chose sinon que ce qui est en mouvement n’est pas en repos : car un mouvement est continué sans interruption jusqu’à ce qu’il périsse ; et tant qu’il dure il ne peut admettre du repos. Il en faut donc toujours revenir au grand principe de la contradiction, première source de toutes nos connaissances, c’est-à-dire qu’une chose ne peut exister et n’exister pas en même temps ; et c’est aussi le premier principe admis par l’illustre auteur, et qui tient lieu de tous ceux que Leibnitz y veut ajouter.

Si on prétendait que la loi de continuité a lieu dans toute l’économie de la nature, on se jetterait dans d’assez grandes difficultés : il serait, ce me semble, malaisé de prouver qu’il y a une continuité d’idées dans le cerveau d’un homme endormi profondément, et qui est tout d’un coup frappé de la lumière en s’éveillant. Si tout était continu dans la nature, il faudrait qu’il n’y eût point de vide, ce qui n’est pas aisé à prouver ; et s’il y a du vide, on ne voit pas trop comment la matière sera continue. Aussi l’illustre auteur dont je parle ne cite d’autres effets de cette loi de continuité que le mouvement et les lignes courbes à rebroussement produites par le mouvement.

L’auteur des Institutions de physique prouve un Dieu par le moyen de la raison suffisante. Ce chapitre est à la fois subtil et clair. L’auteur paraît pénétré de l’existence d’un Être créateur, que tant d’autres philosophes ont la hardiesse de nier. Elle croit, avec Leibnitz, que Dieu a créé le meilleur des mondes possibles : et, sans y penser, elle est elle-même une preuve que Dieu a créé des choses excellentes.

Tout ce que l’on dit ici des essences, etc., est d’une métaphysique encore plus fine que le chapitre de l’existence de Dieu. Peut-être quelques lecteurs, en lisant ce chapitre, seraient tentés de croire que les essences des choses subsistent en elles-mêmes : je ne crois pas que ce soit la pensée de l’illustre auteur.

Le sage Locke regarde l’essence des choses uniquement comme une idée abstraite que nous attachons aux êtres, soit qu’ils existent ou non. Par exemple, une figure fermée de trois côtés est appelée du nom de triangle ; nous appelons ainsi tout ce que nous concevons de cette espèce. C’est là son essence, ab essendo ; c’est ce qui est, soit dans notre imagination, soit en effet. Ainsi, quand nous nous sommes fait l’idée d’un évêque de mer, l’essence de cet être imaginaire est un poisson qui a une espèce de mitre sur la tête.

Mais si nous voulons connaître l’essence de la matière en général, c’est-à-dire ce que c’est que la matière, nous y sommes un peu plus embarrassés qu’à un triangle : car nous avons bien pu voir tout ce qui constitue un triangle quelconque, mais nous ne pouvons jamais connaître ce qui constitue une matière quelconque ; et voilà en quoi il paraît que l’inventeur Leibnitz et le commentateur Wolf se sont engagés dans un labyrinthe de subtilités dont Locke s’est tiré avec une très-grande circonspection. Je ne sais si on peut admettre cette règle du célèbre professeur Wolf : « Que les déterminations primordiales d’un être font son essence ; que, par exemple, deux côtés et un angle, qui font les déterminations primordiales, sont l’essence d’un triangle » ; car deux côtés et un angle sont aussi les premières déterminations d’un carré, d’un trapèze. Il faudrait, à mon avis, pour que cette règle fût vraie, que deux côtés et un angle étant donnés, il ne pût en résulter qu’un triangle ; l’essence est, ce me semble, non pas seulement ce qui sert à déterminer une chose, mais ce qui la détermine différemment de toute autre chose[4].

Ce que les philosophes disent encore des attributs, et surtout des attributs de la matière, ne paraît pas entraîner une pleine conviction. Ils disent qu’il ne peut y avoir de propriétés dans un sujet que celles qui dérivent de son essence ; mais on ne voit pas comment la propriété d’être bleu ou rouge est contenue dans l’essence d’un triangle ou d’un carré.

Il faut qu’un attribut ne répugne pas à l’essence d’une chose ; mais il ne semble pas nécessaire qu’il en dérive. Par exemple, pour qu’un animal puisse avoir du sentiment, il suffit que le sentiment ne répugne pas à la matière organisée ; mais il ne faut pas que le sentiment soit un attribut nécessaire de la matière organisée : car alors un arbre, un champignon, auraient du sentiment.

L’illustre auteur favorise assez Leibnitz pour faire l’apologie des hypothèses. Si on appelle hypothèses des recherches de la vérité, il en faut sans doute. Je veux savoir combien de fois 15 est contenu dans 200 : je fais l’hypothèse de 14, et c’est trop ; je fais celle de 13, et c’est trop peu ; j’ajoute un reste à 13, et je trouve mon compte. Voilà deux recherches, et je ne me suis exposé sur aucune avant que j’aie découvert la vérité. Mais supposer l’harmonie préétablie des monades, un enchaînement des choses avec lequel on veut rendre raison de tout, n’est-ce pas bâtir des hypothèses pires que les tourbillons de Descartes et ses trois éléments ? Il faut faire en physique comme en géométrie : chercher la solution des problèmes, et ne croire qu’aux démonstrations.

La question de l’espace n’a peut-être jamais été traitée avec plus de profondeur. On veut ici, avec Leibnitz, qu’il n’y ait point d’espace pur ; que par conséquent toute étendue soit matière ; qu’ainsi la matière remplisse tout, etc. Leibnitz avait commencé autrefois par admettre l’espace ; mais depuis qu’il fut le second inventeur des fluxions, il nia la réalité de l’espace, que Newton reconnaissait.

« L’idée de l’espace, dit-on dans ce chapitre, vient de ce qu’on fait uniquement attention à la manière des êtres d’exister l’un hors de l’autre, et qu’on se représente que cette coexistence de plusieurs êtres produit un certain ordre ou ressemblance dans leur manière d’exister ; en sorte qu’un de ces êtres étant pris pour le premier, un autre devient le second ; un autre, le troisième. »

C’est ainsi que le célèbre professeur Wolf éclaircit les idées simples.

Le sage Locke s’était contenté de dire : « J’avoue que j’ai acquis l’idée de l’espace par la vue et par le toucher. »

La question est de savoir s’il y a un espace pur ou non. Descartes avança que la matière est infinie, et que le vide est impossible. Si cela était, Dieu ne peut donc anéantir un pouce de matière : car alors il y aurait un pouce de vide. Or il est assez extraordinaire de dire que celui qui a créé une matière infinie ne peut en anéantir un pouce. Les sectateurs de Descartes n’ayant jamais répondu à cet argument, Leibnitz fortifia d’un autre côté cette opinion, qui croulait de côté-là.

Il dit que, si le monde a été créé dans l’espace pur, il n’y a pas de raison suffisante pourquoi ce monde est dans telle partie de l’espace plutôt que dans une autre ; mais il paraît que Leibnitz n’a pas songé que dans le plein n’y a pas plus de raison suffisante pourquoi la moitié du monde qui est à notre gauche n’est pas à notre droite. Leibnitz voulait-il donner une raison suffisante de tout ce que Dieu a fait ? C’est beaucoup pour un homme.

La raison principale qui engagea Wallis, Newton, Clarke, Locke, et presque tous les grands philosophes, à admettre l’espace pur, est l’impossibilité géométrique et physique qu’il y ait du mouvement dans le plein absolu. Leibnitz, qui avait, comme on a dit, changé d’avis sur le vide, a toujours été obligé de dire que, dans le plein, le mouvement circulaire peut avoir lieu à cause d’une matière très-fine qui peut y circuler.

Si on voulait bien songer qu’une matière très-fine, infiniment pressée, devient une masse infiniment dure, on trouverait ce mouvement circulaire un peu difficile.

Newton d’ailleurs a démontré que les mouvements célestes ne peuvent s’opérer dans un fluide quelconque, et personne n’a jamais pu éluder cette démonstration, quelques efforts qu’on ait faits. Cette difficulté rend l’idée d’un plein absolu plus difficile qu’on n’aurait cru d’abord.

La question du temps est aussi épineuse que celle de l’espace, et est traitée avec la même profondeur. On y explique le sentiment que Leibnitz a embrassé. Il pensait que, comme l’espace n’existe point, selon lui, sans corps, le temps ne subsiste point sans succession d’idées.

Il faut remarquer que, dans ce chapitre, le temps est pris pour la durée même ; et cela ne peut y causer de confusion, parce qu’en effet le temps est une partie de la durée.

Il s’agit donc de savoir si la durée existe indépendamment des êtres créés ; et, si elle existe ainsi, l’illustre auteur remarque très-bien qu’on est obligé de dire que la durée est un attribut nécessaire. De là aussi Newton croyait que l’espace et la durée appartiennent à Dieu, qui est présent partout et toujours.

L’illustre auteur reproche à Clarke, disciple de Newton, d’avoir demandé à Leibnitz pourquoi Dieu n’avait pas créé le monde six mille ans plus tôt ; et elle ajoute que Leibnitz n’eut pas de peine à renverser cette objection du docteur anglais. C’est au quinzième article de sa quatrième réplique à Leibnitz que le docteur Clarke dit formellement : Il n’était pas impossible que Dieu créât le monde plus tôt ou plus tard ; et Leibnitz fut si embarrassé à répondre que, dans son cinquième écrit, il avoue en un endroit que la chose est possible, et donne même pour le prouver une figure géométrique qui me paraît fort étrangère à cette dispute ; et dans un autre endroit il nie que la chose soit possible ; sur quoi le docteur Clarke remarque, dans son cinquième écrit, que le savant Leibnitz se contredit un peu trop souvent[5].

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’il est difficile aux leibnitziens de faire concevoir que Dieu ne puisse pas détruire le monde dans 9,000 ans. Il peut donc le détruire plus tôt que plus tard ; il y a donc une durée et un temps indépendants des choses successives. La raison suffisante qu’on oppose à tous ces raisonnements est-elle bien suffisante ? Si tous les instants sont égaux, dit-on, il n’y a pas de raison pourquoi Dieu aurait créé ou détruirait en un instant plutôt que dans un autre : on veut toujours juger Dieu ; mais ce n’est pas à nous, ni d’instruire sa cause, ni de la juger. Toutes les parties de la durée se ressemblent, je le veux : donc Dieu, dit Leibnitz, ne peut choisir un instant préférablement à un autre. Je le nie ; Dieu ne peut-il pas avoir en lui-même mille raisons pour agir, et ne peut-il pas y avoir une infinité de rapports entre chacun de ces instants et les idées de Dieu, sans que nous les connaissions ?

Si, selon Leibnitz et ses sectateurs, Dieu n’a pu choisir un instant de la durée plutôt qu’un autre pour créer ce monde, il est donc créé de toute éternité. C’est à eux à voir s’ils peuvent aisément comprendre cette éternité de la durée du monde, à qui Dieu a pourtant donné l’être. Avouons que, dans ces discussions, nous sommes tous des aveugles qui disputent sur les couleurs ; mais on ne peut guère être aveugle, c’est-à-dire homme, avec plus d’esprit que Leibnitz, et surtout que l’auteur qui l’a embelli : le génie de cette personne illustre est assez éclairé pour douter de beaucoup de choses dont Leibnitz s’est efforcé de ne pas douter.

Leibnitz, cherchant un système, trouva que personne n’avait dit encore que les corps ne sont pas composés de matière, et il le dit. Il lui parut qu’il devait rendre raison de tout, et, ne pouvant dire pourquoi la matière est étendue, il avança qu’il fallait qu’elle fût composée d’êtres qui ne le sont point. En vain il est démontré que la plus petite portion de matière est divisible à l’infini ; il voulut que les éléments de la matière fussent des êtres indivisibles, simples, et ne tenant nulle place. Il était malaisé de comprendre qu’un composé n’eût rien de son composant ; cette difficulté ne l’arrêta pas : il se servit de la comparaison d’une montre. Ce qui compose une horloge n’est pas horloge : donc ce qui compose la matière n’est pas matière. Peut-être quelqu’un lui dit alors : Votre comparaison de l’horloge n’est guère concluante, car vous savez bien de quoi une horloge est composée, puisque vous l’avez vu faire ; mais vous n’avez point vu faire la matière ; et c’est un point sur lequel il ne vous est pas trop permis de deviner.

Leibnitz ayant donc créé ses êtres simples, ses monades, il les distribua en quatre classes : il donna aux unes la perception par un seul P, et aux autres la perception par deux PP. Il dit que chaque monade est un miroir concentrique de l’univers. Il veut que chaque monade ait un rapport avec tout le reste du monde ; ainsi on a proposé ce problème à résoudre : Un élément étant donné, en déterminer l’état présent, passé et futur de l’univers. Ce problème est résolu par Dieu seul. On pourrait encore ajouter que Dieu seul sait la solution de la plupart de nos questions : lui seul sait quand et pourquoi il créa le monde ; pourquoi il fit tourner les astres d’un certain côté ; pourquoi il fit un nombre déterminé d’espèces ; pourquoi les anges ont péché ; ce que c’est que la matière et l’esprit ; ce que c’est que l’âme des animaux ; comment le mouvement et la force motrice se communiquent ; ce que c’est originairement que cette force ; ce que c’est que la vie ; comment on digère ; comment on dort, etc.

L’aimable et respectable auteur des Institutions physiques a bien senti l’inconvénient du système des monades, et elle dit, page 143, qu’il a besoin d’être éclairci et d’être sauvé du ridicule. Il n’y a a eu encore ni aucun Français, ni aucun Anglais, ni, je crois, aucun Italien, qui ait adopté ces idées étrangères. Plusieurs Allemands les ont soutenues ; mais il est à croire que c’est pour exercer leur esprit, et par jeu plutôt que par conviction.

J’ajouterai ici que, pour rendre le roman complet, Leibnitz imagina que, notre corps étant composé d’une infinité de monades d’une espèce, la monade de notre âme est d’une autre espèce ; que notre âme n’agit aucunement sur notre corps, ni le corps sur elle ; que ce sont deux automates qui vont chacun à part, à peu près comme dans certains sermons burlesques un homme prêche tandis que l’autre fait des gestes ; qu’ainsi, par exemple, la main de Newton écrivit mécaniquement le calcul des fluxions, tandis que sa monade était montée séparément pour penser au calcul : cela s’appelle l’harmonie préétablie, et l’auteur des Institutions physiques n’a pas voulu encore exposer ce sentiment, elle a voulu y préparer les esprits.

Si on doit être content de cet art, de cette élégance, avec lesquels l’illustre auteur a rendu compte de tous ces sentiments extraordinaires, on ne doit pas moins admirer les ménagements et les précautions ingénieuses dont elle colore les idées de Leibnitz sur la nature des corps.

Ces corps étendus étant composés de monades non étendues, c’est toujours à ces monades qu’il en faut revenir. Il n’y a point de corps qui n’ait à la fois étendue, force active, et force passive : voilà, disent les leibnitziens, la nature des corps ; mais c’est aux monades à qui appartient de droit la force active et passive.

Il est encore ici assez étrange que, les monades étant les seules substances, les corps aient l’étendue pour eux, et les monades aient la force. Ces monades sont toujours en mouvement, quoique ne tenant point de place ; et c’est des mouvements d’une infinité de monades qu’un boulet de canon reçoit le sien. Voilà donc le mouvement essentiel, non pas tout à fait à la matière, mais aux êtres intangibles et inétendus qui composent la matière. Ces monades ont un principe actif qui est la raison suffisante pourquoi un corps en pousse un autre ; et un principe passif qui rend aussi une raison très-suffisante, pourquoi les corps résistent. Il faut avoir tout l’esprit de la personne qui a fait les Institutions physiques, pour répandre quelque clarté sur des choses qui paraissent si obscures.

Chacun de ces sujets fait un article à part, et on reconnaît partout la même méthode et la même élégance. Les découvertes de Galilée sur la pesanteur et sur la chute des corps sont surtout mises dans un jour très-lumineux. L’auteur paraît là plus à son aise qu’ailleurs, puisqu’il n’y a que des vérités à développer.

L’auteur s’élève ici fort au-dessus de ce qu’elle appelle modestement Institutions. On voit dans ce chapitre comment Newton découvrit cette vérité si admirable, et si inconnue jusqu’à lui, que la même force qui opère la pesanteur sur la terre fait tourner les globes célestes dans leurs orbites. Kepler avait préparé la voie à cette recherche, et quelques expériences faites par des astronomes français déterminèrent Newton à la faire. Ce n’est point un système imaginaire et métaphysique qu’il ait tâché de rendre probable par des raisons spécieuses ; c’est une démonstration tirée de la plus sublime géométrie, c’est l’effort de l’esprit humain, c’est une loi de la nature que Newton a développée : il n’y a ici ni monade, ni harmonie préétablie, ni principes des indiscernables, ni aucune de ces hypothèses philosophiques qui semblent faites pour détourner les hommes du chemin du vrai, et qui ont égaré l’antiquité, Descartes, et Leibnitz.

Newton, ayant découvert et démontré qu’une pierre retombe sur la terre par la même loi qui fait tourner Saturne autour du soleil, etc., appela ce phénomène attraction, gravitation ; ensuite il démontra qu’aucun fluide et aucune loi du mouvement ne peuvent être cause de cette gravitation.

Il démontre encore que cette gravitation est dans toutes les parties de la matière, à peu près de même que les parties d’un corps en mouvement sont toutes en mouvement.

Newton, dans ses Recherches sur l’Optique, déploya ce même esprit d’invention qui s’appuie sur des vérités incontestables, entièrement opposé à cet esprit d’invention qui se joue dans des hypothèses. Il trouva entre les corps et la lumière une attraction nouvelle dont jamais on ne s’était aperçu avant lui. Il trouva encore, par l’expérience, d’autres attractions, comme, par exemple, entre deux petites boules de cristal, qui, pressées l’une contre l’autre, acquièrent une force de huit onces, etc., etc.

Mille gens ont voulu rendre raison de toutes ces découvertes ; ceux surtout qui n’en ont jamais fait ont tous fait des systèmes. Newton seul s’en est tenu aux vérités, peut-être inexplicables, qu’il a trouvées. La même supériorité de génie qui lui a fait connaître ces nouveaux secrets de la création l’a empêché d’en assigner la cause. Il lui a paru très-vraisemblable que cette attraction est elle-même une cause première dépendante de celui qui seul a tout fait. C’est sur quoi ceux qui en Allemagne ont pris le parti de Leibnitz se sont élevés ; et notre illustre auteur a la complaisance pour eux de prêter de la force à leurs objections. Un corps ne peut se mouvoir, dit-elle, vers un autre, sans qu’il arrive à ce corps aucun changement ; ce changement ne peut venir que de l’un des deux corps, ou que du milieu qui les sépare. Or, il n’y a aucune raison pour qu’un corps agisse sur un autre sans le toucher ; il n’y a aucune raison de son attraction dans le milieu qui les sépare, puisque les newtoniens disent que ce milieu est vide : donc l’attraction étant sans raison suffisante, il n’y a point d’attraction.

Les newtoniens répondront que l’attraction, la gravitation, quelle qu’elle soit, étant réelle et démontrée, aucune difficulté ne peut l’ébranler, et qu’étant tout de même démontré qu’aucun fluide ne peut causer cette attraction qui subsiste entre les corps célestes, la raison suffisante est bien loin de suffire à prouver que les corps ne peuvent s’attirer sans milieu.

Un newtonien sera encore assez fort s’il prie seulement un leibnitzien de faire un moment d’attention à ce que nous sommes et à ce qui nous environne. Nous pensons, nous éprouvons des sensations, nous mettons des corps en mouvement, les corps agissent sur nos âmes, etc. Quelle raison suffisante, je vous prie, me trouverez-vous de ce que la matière influe sur ma pensée, et ma pensée sur elle ? Quel milieu y a-t-il entre mon âme et une corde de clavecin qui résonne ? Quelle cause a-t-on jamais pu alléguer de ce que l’air frappé donne à une âme l’idée et le sentiment du son ? N’êtes-vous pas forcé d’avouer que Dieu l’a voulu ainsi ? Que ne vous soumettez-vous de même quand Newton démontre que Dieu a donné à la matière la propriété de la gravitation ?

Lorsqu’on aura trouvé quelque bonne raison mécanique de cette propriété, on rendra service aux hommes en la publiant ; mais depuis soixante et dix ans que les plus grands philosophes cherchent cette cause, ils n’ont rien trouvé. Tenons-nous-en donc à l’attraction, jusqu’à ce que Dieu en révèle la raison suffisante à quelque leibnitzien.

Les découvertes de Galilée et d’Huygens sont expliquées ici avec une clarté qui, fait bien voir que ce ne sont point là des hypothèses, lesquelles laissent toujours l’esprit égaré et incertain, mais des vérités mathématiques qui entraînent la conviction.

Je me hâte de venir à ce dernier chapitre. On y prête de nouvelles armes au sentiment de Leibnitz : c’est Camille qui vient au secours de Turnus, ou Minerve au secours d’Ulysse. Cette dispute sur les forces actives, qui partage aujourd’hui l’Europe, n’a jamais exercé de plus illustres mains qu’aujourd’hui. La dame respectable dont je parle, et Mme la princesse de Columbrano, ont toutes deux suivi l’étendard de Leibnitz, non pas comme les femmes prennent d’ordinaire parti pour des théologiens, par faiblesse, par goût, et avec une opiniâtreté fondée sur leur ignorance, et souvent sur celle de leurs maîtres ; elles ont écrit l’une et l’autre en mathématiciennes, et toutes deux avec des vues nouvelles. Il n’est ici question que du chapitre de notre illustre Française : c’est un des plus forts et des plus séduisants de cet ouvrage profond.

Pour mettre les lecteurs au fait, il est bon de dire ici que nous appelons force d’un corps en mouvement l’action de ce corps : c’est sa masse qui agit, c’est avec de la vitesse qu’agit cette masse, c’est dans un temps plus ou moins long qu’agit cette vitesse ; ainsi on a toujours supputé la force motrice des corps par leur masse multipliée par leur vitesse appliquée au temps. Une puissance qui presse et donne une vitesse à un corps lui donne une force motrice ; deux puissances qui le pressent en même temps, et qui lui donnent deux degrés de vitesse, lui en donnent deux de force ; et dans deux temps elles lui en donneront quatre de force. Cela parut clair et démontré à tous les mathématiciens.

Newton fut, sur ce point, de l’avis de Descartes ; et l’expérience dans toutes les parties des mécaniques fut d’accord avec leurs démonstrations.

Mais Leibnitz ayant besoin que cette théorie ne fût pas vraie, afin qu’il y eût toujours égale quantité de force dans la nature, prétendit qu’on s’était trompé jusque-là, et qu’on aurait dû estimer la force motrice des corps en mouvement par le carré de leurs vitesses multipliées par leurs masses ; et avec cette manière de compter, Leibnitz trouvait qu’en effet il se perdait du mouvement dans la nature, mais qu’il pouvait bien ne se perdre point de force.

Le docteur Clarke, illustre élève de Newton, traita ce sentiment de Leibnitz avec beaucoup de hauteur, et lui reprocha sans détour que ses sophismes étaient indignes d’un philosophe.

Il discuta cette question dans la cinquième Réplique à Leibnitz, qui roulait d’ailleurs sur d’autres sujets importants.

Il fit voir qu’il est impossible d’omettre le temps ; que quand un corps tombe par la force de la gravité, il reçoit en temps égaux des degrés de vitesse égaux.

Il répondit à toutes les objections, qui se réduisent à celle-ci : Qu’un mobile tombe de la hauteur trois, il fait effet comme trois ; qu’il tombe de la hauteur six, il agit comme six, c’est-à-dire il agit en raison de ses hauteurs ; mais ces hauteurs sont comme le carré de ses vitesses : donc, disent les partisans de Leibnitz, qui l’ont éclairci depuis, un mobile agit comme le carré de ses vitesses ; donc sa force est comme le carré.

Samuel Clarke renversa, dis-je, toutes ces objections en faisant voir de quoi est composé ce carré. Un corps parcourt un espace, cet espace est le produit de sa vitesse par le temps ; or le temps et la vitesse sont égaux : donc il est évident que ce carré de la vitesse n’est autre chose que le temps lui-même, multiplié ou par lui-même, ou par cette vitesse ; ce qui rend parfaitement raison de ce carré, qui étonnait M. de Fontenelle en 1721. D’où viendrait, dit-il, ce carré ? On voit clairement ici d’où il vient.

Mais on ne voit guère d’abord comment, après une pareille explication, il y avait encore lieu de disputer. L’émulation qui régnait alors entre les Anglais et les amis de Leibnitz engagea un des plus grands mathématiciens de l’Europe, le célèbre Jean Bernouilli, à secourir Leibnitz : tout ce qui porte le nom de Bernouilli est philosophe. Tous combattirent pour Leibnitz, hors un d’eux, qui tient fermement pour l’ancienne opinion.

C’était une guerre, et on se servit d’artifices. Une de ces ruses qui firent le plus d’impression fut celle-ci :

Que le corps A soit poussé par deux puissances à la fois en A B et en A E, on sait qu’il décrit la diagonale A D ; or la puissance en A B n’augmente ni ne diminue la puissance A E, et pareillement A E ne diminue ni n’augmente A B : donc le mobile a une


force composée de A B et de A E ; mais le carré de A B et celui de A E, pris ensemble, font juste le carré de cette diagonale, et ce carré exprime la vitesse du mobile : donc la force de ce mobile est sa masse par le carré de sa vitesse.

Mais on fit voir bientôt la supercherie de ce raisonnement très-captieux.

Il est bien vrai que A B et A E ne se nuisent point, tant qu’ils vont chacun dans leur direction ; mais dès que le corps A est porté dans la diagonale, ils se nuisent : car, décomposez son mouvement une seconde fois, résolvez la force A E en A F et F E,


de sorte que A E devienne à son tour diagonale d’un nouveau rectangle ; résolvez de même A B en A D et en B D, il est clair que les forces A D, A F, se détruisent. Que reste-t-il donc de force au corps ? Il lui reste F E d’un côté, et B D de l’autre : donc il n’a pas la force de A B et de A E, réunies comme on le prétendait ; donc, etc.

Il y avait beaucoup de finesse dans la difficulté, et il y en a encore plus dans la réponse ; elle est de M. Jurin, l’un des meilleurs physiciens d’Angleterre.

M. Jurin, pour épargner tout calcul, toute décomposition, et pour faire voir encore plus clairement, s’il est possible, comment deux vitesses en un même temps ne donnent qu’une force double, imagina cette expérience :

Qu’on fasse mouvoir, avec l’aide d’un ressort, une balle avec un degré de vitesse quelconque ; qu’ensuite, ce degré étant bien constaté, le ressort bien établi, la balle en repos, on donne à la table un mouvement égal à celui que le ressort communique à la boule, c’est-à-dire qu’on fasse en même temps mouvoir la boule avec la vitesse 1, et la table avec la vitesse 1, il est clair qu’alors la boule acquerra deux vitesses, et simplement deux forces : donc, quand il n’y a pas plusieurs temps différents à considérer, il faut ne reconnaître dans les corps mobiles d’autre force que celle de leur masse par leur vitesse.

L’illustre auteur, engagée aux leibnitziens, a voulu contredire cette expérience. Voici, dit-elle, en quoi consiste le vice du raisonnement de M. Jurin.

Supposons, pour plus de facilité, au lieu du plan mobile de M. Jurin, un bateau A B qui avance sur la rivière avec la vitesse 1, et le mobile P transporté avec le bateau : ce mobile acquiert la même vitesse que le bateau. Supposons un ressort capable de donner cette vitesse 1, hors du bateau, il ne la lui donnera plus, car l’appui du ressort dans le bateau n’est pas inébranlable, etc.

Il est vrai que cette expérience peut être sujette à cette difficulté, et qu’il y aura une petite diminution de force dans l’action du ressort parce que le bateau cédera un peu à l’elfort du ressort ; cela fera peut-être un dix-millième de différence : ainsi le mobile aura deux de force moins un dix-millième ; mais certainement cette diminution de force ne fera pas qu’il aura le carré de deux, c’est-à-dire quatre ; et il n’y a pas d’apparence que, pour avoir perdu quelque chose, il ait gagné plus du double.

D’ailleurs il est très-aisé de faire cette expérience, en attachant le ressort à une muraille et en le détendant contre le mobile qui sera sur la table. À cela il n’y a rien à répondre, et il faut absolument se rendre à cette démonstration expérimentale de M. Jurin.

Il paraît que les expériences qui se font en temps égaux favorisent aussi pleinement l’ancienne doctrine. Que deux corps qui sont en raison réciproque de leur masse et de leur vitesse viennent se choquer : s’il fallait estimer la force motrice par le carré de la vitesse, il se trouverait que le mobile avec cent de masse et un de vitesse, rencontrant celui qui aurait cent de vitesse et un de masse, en serait prodigieusement repoussé, ce qui n’arrive jamais : car si les deux mobiles sont sans ressort, ils se joignent et s’arrêtent ; s’ils sont flexibles, ils rejaillissent également. Les leibnitziens ont tâché de ramener ce phénomène à leur système, en disant que les cent de vitesse se consument dans les enfoncements qu’ils produisent dans le corps qui a cent de masse.

Mais on répond aisément à cette évasion : Que le corps qui souffre ces enfoncements se rétablit s’il est à ressort, et rend toute cette force qu’il a reçue ; et, s’il n’est pas à ressort, il doit être entraîné par le corps qui l’enfonce, car le corps cent, supposé non élastique, n’ayant qu’un de vitesse, résiste bien par ses cent de masse au cent de vitesse du corps un ; mais il ne peut résister aux cent fois cent qu’on suppose au corps choquant : il faudrait alors qu’il cédât, et c’est ce qui n’arrive jamais.

Enfin M. Jurin, ayant fait voir démonstrativement qu’il faut toujours faire mention du temps, et ayant imaginé cette expérience hors de toute exception, dans laquelle deux vitesses en un temps ne donnent qu’une force double, a défié publiquement tous ses adversaires d’imaginer un seul cas où une vitesse double pût en un temps donner quatre de force ; et il a promis de se rendre le disciple de quiconque résoudrait ce problème. On a entrepris de le résoudre d’une manière extrêmement ingénieuse.

On suppose une boule qui ait un de masse et deux de vitesse, et qui rencontre deux boules, dont chacune a deux de masse, de façon que la masse 1 communique tout son mouvement par le choc à ces masses doubles : or, dit-on, si cette masse 1, qui a deux de vitesse, communique à chacune des masses doubles un de vitesse, chacune de ces masses doubles aura donc deux de force, ce qui fait quatre ; la boule 1, qui n’avait que deux de force, aura donc donné plus qu’elle n’avait. Voilà donc, peut-on dire, une absurdité dans l’ancien système ; mais, dans le nouveau, le compte se trouve juste : car la boule 1, avec deux de vitesse, aura eu quatre de force, et n’a donné précisément que ce qu’elle possédait.

Il faut voir maintenant si M. Jurin se rendra à cet argument, et s’il se fera le disciple de celui qui en est l’auteur. Je crois qu’il ne lui sera pas difficile de répondre. Soient dans ce cercle les trois boules : la boule 1 choque les boules 2 sous un angle de 60 degrés ; la boule 1, avec deux de vitesse, eût parcouru en un seul temps deux fois le rayon du cercle.

Les boules 2, avec chacune 1 de vitesse, parcourent en un même temps le rayon D C et le rayon I C : donc les deux boules ne font en un même temps, dans la direction du rayon, que ce qu’eût fait la boule 1 ; il n’y a de plus que les deux forces latérales en sens contraire : excédant de forces qu’on ne peut expliquer par cette manière de les évaluer, puisqu’il existe dans les corps durs, où la loi de la conservation des forces vives n’est pas observée.

On trouve également une solution pour le cas qu’on rapporte de M. Herman. Que la boule 1, dit-on, qui a 2 de vitesse, rencontre la masse 3, elle lui donnera 1 de vitesse, et gardera 1. Voilà donc quatre de force qui semblent naître de deux, et cette boule 1 a donné, dit-on, ce qu’elle n’avait pas.

Non, elle n’a pas donné ce qu’elle n’avait pas. Si la boule 3, avec cette unité de vitesse reçue, agit ensuite comme trois, et la boule, avec l’unité de vitesse qui lui reste, agit comme un, il faut observer que cette augmentation de force n’a lieu ici que parce que les boules ont un mouvement en sens contraire, phénomène dont l’élasticité de ces corps est la cause. On trouverait, en supposant les corps durs dans des hypothèses où il se produirait, une augmentation de force que la mesure des forces proposée par Leibnitz n’expliquerait pas ; et tous ces exemples prouvent seulement que le principe de la conservation des forces vives a lieu dans les corps élastiques[6].

Il me paraît évident que, si la force est proportionnelle au mouvement, il se perd de la force, puisqu’il se perd du mouvement. L’exemple rapporté par le grand Newton à la fin de son Optique demeure incontestable.

Donc, s’il se perd à tout moment de la force dans la nature, il faut un principe qui la renouvelle ; ce principe n’est-il pas l’attraction, quelle que puisse être la cause de l’attraction ?

RÉSUMÉ.

J’ai non-seulement fait l’analyse la plus exacte que j’ai pu de l’ouvrage le plus méthodique, le plus ingénieux et le mieux écrit qui ait paru en faveur de Leibnitz ; j’ai pris la liberté d’y joindre mes doutes, que les lecteurs pourront éclaircir ; je n’ai point touché aux objections que l’illustre auteur a adressées à M. de Mairan, dans le chapitre De la Force des corps ; c’est à ce philosophe à répondre, et on attend avec impatience les solutions qu’il doit donner des difficultés qu’on lui fait. Je croirais lui faire tort en répondant pour lui : il est seul digne d’une telle adversaire. La vérité gagnera sans doute à ces contradictions, qui ne doivent servir qu’à l’éclaircir, et ce sera un modèle de la dispute littéraire la plus profonde et la plus polie.

FIN DE L’EXPOSITION
DU LIVRE DES INSTITUTIONS PHYSIQUES.
  1. Les Institutions de physique, par Mme du Châtelet, parurent en 1740. L’ouvrage était terminé dès 1738 ; mais elle en retarda la publication, dit Lalande (Bibliothèque astronomique, page 439), pour y mettre la Philosophie de Leibnitz, dont Kœnig lui avait inspiré la curiosité. (B.)
  2. Le reste de l’ouvrage n’a pas paru. (K.)
  3. Leibnitz prétendait qu’il n’y avait aucun phénomène de la nature qui fût l’ouvrage du hasard ou de la volonté sans motif de l’Être suprême ; mais que chacun avait une raison suffisante de son existence, soit dans la nature même des choses, soit dans la perfection de l’ordre général de l’univers ; voilà ce qu’il a soutenu, mais ce qu’il n’a pas prouvé : il a essayé d’en donner des preuves métaphysiques ; mais il est aisé de voir qu’elles supposent une connaissance de l’essence divine, que nous ne pouvons avoir. Quant aux preuves de fait, il faudrait pouvoir assigner d’une manière claire la raison suffisante de tous ou de presque tous les phénomènes : alors ce principe pourrait devenir du moins très-probable. (K.)
  4. Ce passage de Wolf n’est pas clair : s’il parle de l’essence du triangle en général, les réflexions de M. de Voltaire sont justes ; mais s’il parle de l’essence d’un triangle particulier donné, qu’on sait déjà être une figure déterminée, ce qu’il dit est exact. Cependant il faut observer que trois côtés, deux angles et un côté, un angle, un côté et la surface, etc., déterminent également un triangle : ainsi toute détermination qui distingue la chose de toute autre serait également son essence. (K.)
  5. Si Leibnitz s’est contredit ici, ce ne peut être que parce qu’il n’osa point prononcer ouvertement que le monde est nécessairement éternel ; cette éternité du monde est une conséquence si palpable de son système qu’elle ne pouvait lui échapper ; il devint ensuite plus hardi. Le théologien Clarke a eu tort de se moquer d’un philosophe à qui la crainte des persécutions théologiques ne permettait point d’avouer toutes les conséquences de ses opinions. (K.)
  6. Voyez les Éléments de la philosophie de Newton.