Fragment d’une lettre sur un usage très utile établi en Hollande/Édition Garnier

FRAGMENT
D’UNE LETTRE
SUR
UN USAGE TRÈS-UTILE ÉTABLI EN HOLLANDE,
(1739[1])

Il serait à souhaiter que ceux qui sont à la tête des nations imitassent les artisans. Dès qu’on sait à Londres qu’on fait une nouvelle étoffe en France, on la contrefait. Pourquoi un homme d’État ne s’empressera-t-il pas d’établir dans son pays une loi utile qui viendra d’ailleurs ? Nous sommes parvenus à faire la même porcelaine qu’à la Chine ; parvenons à faire le bien qu’on fait chez nos voisins, et que nos voisins profitent de ce que nous avons d’excellent.

Il y a tel particulier qui fait croître dans son jardin des fruits que la nature n’avait destinés qu’à mûrir sous la ligne : nous avons à nos portes mille lois, mille coutumes sages ; voilà les fruits qu’il faut faire naître chez soi, voilà les arbres qu’il faut y transplanter : ceux-là viennent en tous climats, et se plaisent dans tous les terrains.

La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile que j’aie jamais vu, c’est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l’un contre l’autre, ils sont obligés d’aller d’abord au tribunal des conciliateurs, appelés faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat et un procureur, on fait d’abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. Les faiseurs de paix disent aux parties : Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il vous en coûte rien.

Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés : alors la justice fait sa main[2].

Il n’est pas nécessaire de faire ici de longues déclamations, ni de calculer ce qui en reviendrait au genre humain si cette loi était adoptée. D’ailleurs je ne veux point aller sur les brisées de M. l’abbé de Saint-Pierre, dont un ministre plein d’esprit[3] appelait les projets les rêves d’un homme de bien. Je sais que souvent un particulier qui s’avise de proposer quelque chose pour le bonheur public se fait berner. On dit : De quoi se mêle-t-il ? voilà un plaisant homme, de vouloir que nous soyons plus heureux que nous ne sommes ! ne sait-il pas qu’un abus est toujours le patrimoine d’une bonne partie de la nation ? pourquoi nous ôter un mal où tant de gens trouvent leur bien ? À cela je n’ai rien à répondre.

FIN DU FRAGMENT D’UNE LETTRE.
  1. Ce morceau, qui jusqu’à présent était daté de 1742, et même de 1745, fait partie du volume intitulé Recueil de pièces fugitives en prose et en vers, par M. de V***, in-8° portant le millésime MDCCXL, mais condamné par arrêt du conseil, du 4 décembre 1739. (B.)
  2. Cet exemple a été suivi par M. le duc de Rohan-Chabot, dans ses terres de Bretagne, où il a établi, depuis quelques années, un tribunal de conciliation. (K.) — Les juges de paix ont été institués en France par la loi du 24 août 1790.
  3. Le cardinal Dubois.