Exposé de quelques-uns des principaux articles de la théogonie des Brahmes/III

HISTOIRE
DU GÉANT GAYA.




Le temple de Gaya, situé dans la province de Béhar, sur les rives de la rivière Maha-Nady, est sans doute le plus fameux de tous ceux de l’Inde. Il s’y rend une foule immense de toutes les provinces. Les Brahmes et autres dévots, qui font le pèlerinage de Cassy (Benarez), pour se purifier dans ce lieu privilégié par les ablutions dans les eaux sacrées du Gange, ne manquent pas, après avoir fait leurs dévotions ordinaires, de se rendre de là à Gaya, pour opérer, par l’offrande mentionnée ci-après, la délivrance de leurs ancêtres des tourmens du Nataca (enfer) ; les présens apportés à ce temple par la multitude des dévots, sont la source d’un très-grand revenu qui excède de beaucoup celui du fameux temple de Jaggernat. Voici en abrégé ce que rapportent les légendes indiennes sur l’origine de ce lieu vénéré. Ce que je vais en dire est extrait du même manuscrit de famille d’où j’ai tiré les récits précédens.

Sur la fin du troisième Yougam, l’Être-Suprême daigna se manifester sur la terre sous la forme d’un géant du nom de Gaya, d’une taille démesurée, pour procurer sous cette forme le bien des hommes morts dans le péché. Il parut dans le Maha-Dessa (aujourd’hui le Béhar). Ce géant n’avait reçu naissance de personne. Il n’avait ni parens ni généalogie. Il existait par lui-même. Il était d’une si grande taille que sa tête seule occupait deux yodjanas et demi (environ huit lieues d’étendue). Il habitait sur la rive occidentale de la rivière Maha-Nady. Sa tête tremblait sans cesse, et ce tremblement continuel faisait aussi trembler la terre, les dieux, les hommes, les montagnes, les mers, les fleuves, les arbres, les quadrupèdes, les oiseaux, en un mot toutes les créatures, et tout ce qui existe vivait dans une consternation continuelle.

Indra lui-même ne se croyant plus en sûreté dans le Souargam, vint, accompagné de tous les dieux, trouver le géant, et lui mettant un pied sur la tête il lui dit : « D’où viens-tu ? qui es-tu ? et pourquoi trembles-tu sans cesse ? Fais attention que ce tremblement jette l’épouvante partout ; fais-le donc cesser, et je t’accorderai telle faveur que tu pourras désirer. »

À ces paroles le géant poussant un cri horrible, dit à Indra d’une voix de tonnerre : « Pense à te sauver bien vite, toi et tes dieux qui composent ta suite, si vous ne voulez pas éprouver les effets de mon ressentiment, et garde tes faveurs pour ceux qui en ont besoin ! »

Cette menace, ainsi que le ton dont elle fut prononcée, causèrent une telle terreur dans Indra et les dieux qui l’accompagnaient, qu’ils prirent aussitôt la fuite, et qu’on aperçoit encore sur leurs visages les marques de la terreur dont ils furent alors tous saisis.

Brahma vint ensuite, et chercha, par de bonnes manières et des paroles flatteuses, à engager le géant à faire cesser ce tremblement ; mais au lieu de cela il ne fit que le redoubler. Brahma, saisi de crainte, n’osa plus rien dire, et se tint caché.

Siva vint après, accompagné de tout son cortège de démons. Le géant, en les voyant, jeta un tel cri que les démons épouvantés prirent tous la fuite, et allèrent vite se cacher. Siva, se voyant seul en présence du géant, fut saisi de frayeur, et se tenant devant lui dans une humble posture, il lui dit : « Seigneur géant, ayez pitié de moi, et ne me faites pas de mal. Je promets d’être votre esclave durant toute ma vie. »

Le géant apercevant Siva devant lui d’un air humble et consterné, en eut compassion, et le renvoya sans lui faire aucun mal.

Gaya continua de branler la tête, et de répandre partout la terreur ; Krichna, le maître des Veikonta, ne se crut pas lui-même en sûreté dans son séjour de délices, et dans la frayeur dont il était agité, il se disait à lui-même : « Que ferons-nous ? Que deviendrons-nous ? Où irons-nous ? Quels moyens employer pour détruire un géant de cette force, qui jette partout l’épouvante et la terreur ? »

Après bien des réflexions, il prit enfin la résolution de venir sur la terre lui faire une visite. Il s’approcha de lui avec les marques du plus profond respect, et après s’être prosterné plusieurs fois en sa présence, il lui dit : « Je viens, seigneur géant, vous demander la faveur de votre puissante protection. En même tems, si vous voulez bien le permettre, je prendrai la liberté de vous faire quelques questions. »

« Qu’est-ce que tu peux avoir à me dire ? répondit le géant d’un air de dédain. Parle, je te permets de m’adresser les questions que tu voudras. »

« Permettez-moi, seigneur, reprit Krichna, de vous demander qui vous êtes, quel est votre nom, quel est votre père, et pourquoi vous ne cessez de trembler ? »

« Je n’ai ni père, ni généalogie, répondit le géant. J’existe par moi-même ; je m’appelle Gaya. Si tu désires connaître les dimensions de mon corps, les voici. Mes pieds portent à l’endroit où le Gange fait sa jonction avec la mer ; mon nombril porte sur la ville Pourouchattma (Jaggernat), et ma tête occupe cet espace-ci. Je suis l’Être-Suprême, et je suis venu sur la terre pour opérer le salut des hommes. Le lieu que j’habite actuellement sera désormais le lieu par excellence, un lieu de vertu, qui portera mon nom. Toi et tous les autres dieux, ferez ici votre demeure. Tel sont mes ordres, telle est ma volonté. »

« Nous nous ferons, répondit Krichna, un devoir de nous y conformer. »

« Je veux de plus, répondit le géant, qu’on transporte dans ce lieu tout ce qu’il y a de biens et de richesses dans le Souargam, et en particulier l’arbre Calpa ; tu sais que cet arbre sacré, planté au milieu du Souarga, ne meurt jamais, et qu’il suffit de souhaiter quelque chose de lui pour l’obtenir sur-le-champ. Eh bien, une de ses racines descendra en ce lieu, et y formera un second arbre.

» Si tu veux savoir maintenant la cause de mon apparition sur la terre, la voici ; j’ai été témoin des tourmens horribles que les pécheurs endurent dans le Naraca (enfer), j’en ai été touché, et j’ai voulu les en délivrer. Voici ce que j’ai déterminé pour cela, et les moyens qui conduiront à cette fin. Que les dieux y fassent attention, et que les hommes les mettent en pratique.

» Quiconque offrira dans l’espace de terrain qu’occupe ma tête maintenant, une boule faite avec de la farine de riz, du beurre liquéfié, du sucre brut, et des bananes ; à ses ancêtres défunts, obtiendra par là leur délivrance de l’enfer. Cela est certain, et l’on ne doit pas former sur cela le moindre doute, en faisant cette offrande, ou récitant la prière suivante :

» Vous tous ! qui du nombre de mes ancêtres, expiez à présent par les tourmens du Naraca, les péchés que vous avez commis, écoutez. Je fais cette offrande pour soulager vos souffrances et vous en délivrer. Vous tous, qui, morts par le sort des armes, ou autrement, portez encore la peine due à vos péchés, je fais cette offrande pour hâter votre délivrance, et vous procurer un séjour de bonheur. Vous tous enfin, qui, livrés au crime, êtes morts dans le péché, et n’avez pas laissé de postérité pour procurer votre salut et votre délivrance. Je prends aujourd’hui leur place, et fais cette offrande en votre nom. Puissiez-vous voir la fin de vos peines et de vos tourmens !

» Ceux qui pratiqueront ce que je viens de dire, dans le lieu et de la manière prescrits, obtiendront sûrement la délivrance et le salut de leurs pères, de leurs mères, de leurs ancêtres, et de tous ceux pour lesquels ils s’intéresseront. S’il arrivait seulement une fois que les dieux refusassent d’agréer cette offrande, ou missent obstacle aux fruits qu’elle doit produire, je descendrai une seconde fois sur la terre, et j’y jetterai partout, ainsi que je le fais à présent, l’épouvante et la terreur ; mais alors ce seront surtout les dieux qui ressentiront les effets de ma colère, et que j’accablerai de maux.

» Le fleuve Maha-Nady sur les bords duquel j’ai fait ma demeure, sera aussi un lieu sacré, et ses eaux auront la vertu d’effacer les péchés.

» Celui qui offrira un sacrifice pour les morts sur la montagne noire que tu vois devant toi, obtiendra par-là le pardon des péchés de son père, de sa mère, et de tous ceux qu’il pourra lui-même avoir commis.

» Enfin, parce que toi, Vichnou, tu es venu ici ayant à la main ton arme appelée tchacara, tu y porteras à jamais le nom Goda-dary, ou distributeur des biens.

» Voilà ce que j’avais à te révéler. Que les hommes le mettent en pratique afin de délivrer leurs parens du pouvoir du roi du Naraca. »