Exposé de quelques-uns des principaux articles de la théogonie des Brahmes/II

ORIGINE DU GANGE.


article premier.

Métamorphose de Vichnou en Fleuve du Gange,
et en Femme, pour satisfaire la passion de Siva.



Brahma et Siva allèrent autrefois faire une visite à Vichnou, dans le Vaikontam. Pénétrés de respect à sa vue, ils lui offrirent leurs adorations, et Siva lui adressa la parole en ces termes :

« Adoration au fils de Vassou-Déva ! Vous êtes l’Être-Suprême ! vous êtes le dieu des dieux ! Être par excellence ! Vous êtes d’une nature incompréhensible ; et nous ne connaissons de vos perfections, que ce que vous voulez bien nous en communiquer. Que dirai-je de votre forme ? qui peut la comprendre ? Vous êtes tout à la fois visible et invisible. On vous a vu revêtu de mille formes, et cependant vous n’avez ni figure ni corps. Vous êtes l’époux de Lakchimy. Le serpent Ananta vous sert de lit. Vous êtes l’ennemi des ennemis des hommes. Vous avez mis à mort les géans qui les tyrannisaient. Vous êtes vraiment le maître du monde. Vous en êtes le père. Si nous possédons aujourd’hui les védams, c’est à vous que nous en sommes redevables. Vous n’avez pas dédaigné de prendre la forme de poisson pour nous les procurer. Le monde est semblable à une mer, qui engloutit tout. Si vous ne me tendez une main secourable, je ne puis éviter le naufrage. Vous vous souvenez sans doute, que dans le tems où vous prîtes la forme de la courtisane Mohiny, je vous témoignai le désir de jouir de vous ; je viens aujourd’hui vous demander pardon de ce péché ! »

En disant ces paroles, Siva se prosterna devant Krichna, et après avoir arrosé ses pieds de ses larmes, il se releva pour célébrer de nouveau les grandeurs de ce dieu.

« Votre nom (lui dit-il) est Govinda ; vous jouissez d’un bonheur parfait. Il n’est que vous qui puissiez pardonner les péchés des hommes. Pardonnez-moi les miens, et ayez pitié de moi ! »

Krichna, charmé des louanges que venait de lui prodiguer Siva, lui répondit ainsi ; « Siva, et vous Brahma, et tout ce qu’il y a de dieux, vous êtes mes enfans. Dites-moi donc ce que vous souhaitez de moi, et soyez sûrs que vous l’obtiendrez. »

« Vous voir et jouir de vous, répliqua Siva, voilà les biens que j’attends de votre bonté ! »

« Vos sentimens me plaisent, répondit Vichnou, et vos désirs seront remplis. »

Vichnou, prenant ensuite Brahma à part, lui découvrit le désir qu’avait eu autrefois Siva de jouir de lui, lorsqu’il s’était incarné sous la forme d’une courtisane, du nom de Mohiby ; que, pour satisfaire ses désirs, il était résolu de prendre une autre fois la même forme ; qu’en attendant, il allait se métamorphoser en eau ; que cette eau se changerait, dans la suite, en femme, pour remplir les désirs de Siva.

La métamorphose en eau s’étant opérée tout de suite, Brahma reçut avec respect cette eau, dans le vase qui lui servait à boire, et l’y conserva précieusement.

Peu de tems après, les fils du roi Sagara, voulant offrir le grand sacrifice du Cheval, et ayant lâché le cheval qui devait servir de victime, parcoururent bien des pays sans pouvoir découvrir ce qu’il était devenu Enfin, après bien des recherches, ils le trouvèrent sur les bords de la mer, attaché près de l’ermitage du pénitent Capila ; et outrés de colère contre lui, ils l’accablèrent d’injures et de coups.

Le pénitent, de son côté, indigné des outrages qu’on lui faisait, ordonna au feu du ciel de tomber sur ces deux princes et de les consumer ; et à l’instant ils furent réduits en cendres. Il ne resta que leurs deux femmes, qui, se voyant sans espérance de laisser des descendans à cette illustre famille, furent trouver brahma, pour le supplier de ressusciter leurs maris. « Il n’y a pas moyen de les ressusciter, répondit Brahma, à moins que Krichna ne touche leurs cendres. »

« Comment l’y engager, répondirent-elles, et quels moyens pour cela ? »

« Allez, repartit Brahma, et comportez-vous entre vous deux comme mari et femme. Il vous naîtra un fils, à qui vous donnerez le nom de Baguirata. Vous l’enverrez auprès de Brahma, et il obtiendra ce que vous désirez. »

De retour chez elles, ces princesses exécutèrent les ordres de Brahma, et elles eurent en effet un fils, à qui elles donnèrent le nom de Baguirata.

Aussitôt que l’enfant eut atteint l’âge de raison, il connut l’histoire de sa naissance, ainsi que des malheurs survenus à ses ancêtres, et des moyens d’y remédier. Il fut donc trouver Krichna, et après les premières démonstrations de respect, il lui dit : « Grand dieu ! mes ancêtres, frappés de la malédiction d’un pénitent, ne sont plus qu’un tas de cendres ; je viens vous supplier de leur rendre la vie. »

Krichna lui demanda en quel lieu ses parens avaient été mis à mort ; et après qu’il le lui eut indiqué, ce dieu, voulant tout à la fois remplir les désirs de Siva, et satisfaire Baguirata, dit à ce dernier : « Allez auprès de Brahma, vous trouverez dans le vase dont il se sert pour boire, de l’eau ; cette eau est mon corps sous la figure d’une femme. Prenez cette eau, versez-la sur les cendres de vos ancêtres, et vous les verrez ressusciter aussitôt. »

Baguirata ayant remercié Krichna, alla trouver Brahma, qui lui donna un peu de l’eau qu’il demandait, et qui se convertît aussitôt en trois sources, dont l’une coula dans le Souargam, l’autre sur la terre, et la troisième dans le Pattalam. Chacune d’elles porte avec soi le caractère de l’Être-Suprême, et en est la substance. On donne à celle qui coule dans le Souargam, le nom de Mandagmy ; à celle qui coule sur la terre, le nom de Baguiratty ; et à celle du Pattalam, le nom de Bagavatty. Ces trois sources sont trois formes de Vichnou.

Cette eau, qui avait la forme de femme, demanda à Baguirata où il la menait, et quel devait être le terme de sa course : « Venez, déesse, répondit Baguirata, sur les bords de la mer ; c’est là que vous trouverez les cendres de mes ancêtres, mêlées avec le sable. Vous les rappellerez à la vie ; et, pour éterniser leur mémoire, vous porterez le nom de Gange. »

« Mais, reprit la déesse, si je tombe de si haut, la secousse de ma chute fera périr tout le monde, et je périrai aussi moi-même. Va donc dire à Siva de me transporter sur sa tête en ce lieu-là. »

Baguirata exécuta ces ordres ; et Siva prit la déesse, et la cacha dans ses cheveux. Mais Baguirata ne la voyant plus, se mit à pleurer.

« Fais tarir tes larmes, lui dit la déesse ; il faut que je reste ici quelque tems, pour satisfaire les désirs de Siva. Dès que cela sera fait, je te suivrai partout où tu voudras. »

La déesse devint donc la femme de Siva ; leur passion satisfaite, elle continua sa route, et, de la tête de Siva, elle descendit sur la montagne Himaleya. Ayant reçu un accueil très-favorable de la montagne, elle y resta plus long-tems que n’eut voulu Baguirata, qui lui en témoigna son mécontentement en ces termes :

« Pourquoi, illustre déesse, vous arrêtez-vous ainsi à chaque pas, et différez-vous mon bonheur ? Mes ancêtres, détenus en enfer, ont les yeux fixés sur vous, et attendent avec impatience, de vous, leur délivrance. Continuez donc votre route, et achevez de mettre le comble à leurs vœux et aux miens. »

Le Gange exauça les vœux de ce prince, et continua à couler sur la terre. Mais le pénitent Djanna l’ayant aperçu, et sachant que cette eau avait la vertu d’effacer les péchés, il l’avala. Ce fut un nouveau sujet de douleur pour Baguirata, qui, se prosternant aux pieds du pénitent, lui dit :

« Illustre pénitent, rendez-moi le Gange que vous venez d’avaler ; vous savez qu’il doit opérer le salut de mes ancêtres ; ne mettez pas, je vous en supplie, d’obstacles à leur bonheur. »

Djanna, touché des larmes de Baguirata, vomit le Gange qu’il avait avalé. C’est pour cela qu’on donne aussi à ce fleuve le nom de Djannaby.

Le Gange continua sa route, et, arrivé à l’endroit où étaient les cendres des ancêtres de Baguirata, il y pénétra, et aussitôt on en vit sortir des hommes pleins de vie, ayant chacun quatre bras, et portant en main les armes de Vichnou. On vit en même tems arriver des chars de triomphe qui les transportèrent dans le Souargam. Le Gange, continuant son cours, alla se joindre à la mer.


article second.

Des grandeurs du Gange. Des sacrifices et des pèlerinages qu’on y doit faire.

Les eaux de ce fleuve sacré possèdent tant de vertus, qu’il suffit d’entendre le récit de ses grandeurs pour obtenir le pardon de ses péchés et l’objet de tous ses vœux. Celui qui, le matin, en se levant, pensera au Gange, obtiendra, par cette seule pensée, la rémission de toutes ses fautes. Celui qui ne fait pas ses ablutions dans le Gange, qui est la mère du monde, reste toujours souillé ; il contracte même une souillure en regardant son propre visage dans un miroir, et doit s’en purifier en regardant dans l’instant le soleil. Celui qui n’a pas vu le Gange, n’est qu’un poids inutile sur la terre, et un homme vertueux ne doit pas manger de son riz, ni boire de son eau. Chose étonnante ! on voit des brahmes aller en enfer, tandis qu’on a le Gange sur la terre. Ne faut-il pas être tout-à-fait aveugle pour courir ainsi à sa perte. Eût-on commis les crimes les plus énormes, il suffit, pour en obtenir le pardon, d’appliquer sur le front un peu de la terre qui a été touchée par les eaux de ce fleuve. Il suffit même, pour obtenir le même effet, de voir un homme qui s’en sera frotté le corps. Oui, je le répète, un peu de la terre du Gange suffit pour purifier tout ce qu’il y a d’hommes sur la terre.

Si on ne peut pas commodément faire le bain dans le Gange, il suffit de le rappeler à son souvenir pour obtenir les mêmes fruits. Enfin, celui qui à l’heure de la mort, fera mettre sur son corps un peu de la terre du Gange, ira sûrement dans le Souargam.

D’un autre côté, celui qui détournera qui que ce soit du pèlerinage au Gange, ira sûrement au Naraca, en enfer, où il restera un million d’années. Celui qui commettra quelque péché sur son rivage, n’en obtiendra jamais le pardon. Les péchés commis ailleurs se pardonnent sur les bords du Gange ; mais ceux qui se commettent là sont irrémissibles.

Les avantages qu’on retire à habiter sur les bords du Gange, sont si grands, qu’on ne devrait jamais quitter le voisinage de ce fleuve, fût-ce pour se procurer un royaume. Celui qui a le bonheur de mourir dans ces lieux fortunés, ira certainement au Souargam. Celui qui meurt en faisant le bain dans le Gange, ira jouir du même bonheur. Il suffit même de prononcer, à l’article de la mort, le mot Gange, pour être digne d’aller habiter le paradis de Vichnou. Ne fît-on même alors que s’en rappeler le souvenir, ou est sûr d’aller habiter après la mort un lieu de bonheur.

Voici encore d’autres détails sur les grandeurs de ce fleuve sacré. Autant de tems que les ossemens d’un mort resteront ensevelis dans le Gange, autant de tems il jouira, dans le Souargam, du bonheur le plus parfait. Les eaux de ce fleuve remettent toujours les péchés de ceux qui meurent sur ses bords, et quand on meurt en prononçant son nom, on jouit de l’avantage de renaître avec quatre bras.

Si le corps d’un mourant est porté sur le rivage de ce fleuve, ou plongé dans ses eaux, il est sûr d’obtenir le pardon de tous les péchés qu’il a pu commettre dans cette génération et dans les précédentes.

Voici maintenant ce qui regarde les pèlerinages qu’on doit faire à ce fleuve. Celui qui l’entreprend, ayant fait les préparatifs nécessaires pour cela, jeûnera la veille de son départ, et en partant récitera la prière suivante !

« Déesse Ganga ! vous êtes la maîtresse du monde ! Je me mets en route pour aller vous offrir mes adorations et mes sacrifices ! Faites que j’aie le bonheur d’arriver jusqu’à vous ! »

Arrivé sur les bords du fleuve, il l’adorera profondément, et dira :

« Je vous adore, déesse Ganga ! Je vous adore, mère du monde ! Vous pouvez remplir mes vœux dans ce monde et dans l’autre ! Vous êtes l’épouse de Siva ! C’est vous qui mettez un terme à nos peines et à nos maux ! »

Après cela, il lui offrira le poudja, rappellera à son souvenir Vichnou, et jettera dans l’eau du fleuve, de la poudre de bois de sandal, des akchatta, des fleurs, de l’encens, une lampe allumée, des fruits, du riz, etc., célébrera ses louanges au son des instrumens de musique, et n’oubliera rien de ce qui peut contribuer à la solennité du sacrifice qu’il offre à cette déesse, qui a la figure de Vichnou. Avant le sacrifice, il récitera la prière suivante.

« Adoration au Gange ! Vous êtes Vichnou, quoiqu’on vous voie sous la figure de l’eau. C’est de vous que dépend notre bonheur ! »

Le sacrifice fini, il donnera aux brahmes de l’or et des vêtemens, et finira la fête par leur faire servir un grand repas. Tous les péchés de ceux qui offriront ce sacrifice, seront remis et disparaîtront ainsi que la rosée disparaît aux premiers rayons du soleil. Après leur mort, ils iront au Veikontam, où ils prendront la forme de Vichnou et mangeront avec lui. Après avoir habité dans ce lieu de bonheur, cent millions d’années, et joui durant ce tems de toute sorte de bonheur, ils iront habiter le paradis de Brahma, où ils jouiront d’un bonheur que les dieux mêmes leur envieront. Après y avoir été cent millions d’années, ils seront transportés, dans de superbes chars de triomphe, au paradis de Siva, et y jouiront du même bonheur, le même nombre d’années. De là ils passeront au paradis d’Indra, et seront semblables à ce roi des dieux. Ils seront même au-dessus de lui, puisqu’Indra leur offrira des sacrifices, et les fera asseoir sur son trône. Après avoir resté dans le Souargam des millions d’années toujours heureux, ils iront habiter, le lieu du soleil, et l’égaleront en éclat et en lumière. Ils passeront de là dans le monde de la lune, où, après avoir joui des millions d’années de toute sorte de bonheur, ils renaîtront sur la terre ; mais ce sera sans douleur et sans ressentir les horreurs de la mort. Après leur mort ils iront glorieux et triomphans entrer en possession des délices du Mokckam (Paradis).

Celui qui mourra sur la route en faisant le pélerinage au Gange, n’en ira pas moins au Veikontam, après sa mort.

Voilà (ajoute l’auteur) les avantages qu’on retire du pélerinage au Gange. Celui qui traitera ce récit de fable et de mensonges, commettra un péché dont il n’obtiendra jamais le pardon.