Exposé de quelques-uns des principaux articles de la théogonie des Brahmes/IV

ABRÉGÉ
de
L’INCARNATION DE VICHNOU,
en la personne
DE CAPILA-MOUNY.




J’ai été porté à insérer ici cette notice abrégée, sur l’origine que les légendes indiennes attribuent à leur célèbre pénitent Capila-Mouny, un des plus illustres et des plus vénérés personnages que les Indous reconnaissent, et qui est regardé comme l’auteur du système philosophique désigné sous le nom de Sankia, en lisant la description curieuse et très-intéressante que le savant orientaliste sir J. E. Colebrooke, président de la Société Asiatique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, a faite des systèmes philosophiques des Indous, et dans laquelle, en expliquant au long le système Sankia, il ne fait qu’une courte mention de son auteur. Ce que je vais en dire fut extrait du Bagavada, le dix-huitième et dernier des Pouranas.

Vichnou, dans le dessein d’enseigner aux hommes la science désignée sous le nom de Sankia, s’incarna, et fit son apparition sur la terre, sous le nom de Capila, qui signifie Dieu pénitent, nom qu’on lui a donné, à cause de la vie extrêmement dure et pénitente qu’il mena sur la terre.

Capila fut brahme d’origine. Il eut pour père le pénitent Cardama, et pour mère Déva-Houky, fille de Sonayambou-Manou, second fils de Dokia-Pradjapatty, père commun des dieux et des géans. Déva-Houky regarda toujours comme son premier devoir, de se concilier l’affection de son mari, et elle y réussit. Cardama, de son côté, charmé du bon naturel et des marques d’attachement que ne cessait de lui témoigner son épouse, se faisait un plaisir d’aller au-devant de tous ses désirs. Craignant cependant que, malgré tout ce qu’il faisait pour tâcher de la rendre heureuse, il ne lui manquât encore quelque chose, il lui demanda un jour ce qu’il pourrait faire pour ajouter à son bonheur.

« Puisque vous me permettez de vous ouvrir mon cœur, lui répondit Déva-Houky, je vous dirai franchement que la vie pauvre et pénitente que nous menons ici n’est guère de mon goût ; au lieu de la petite chaumière que nous habitons, et qui suffit à peine à nous mettre à couvert des injures de l’air, je désirerais que nous habitassions un beau palais, et que je pusse m’y faire servir par un grand nombre de domestiques. Je voudrais y paraître toujours couverte d’or et de pierreries ; en un mot, je désirerais que l’éclat et l’abondance de tous les biens régnassent dans notre maison. »

Les désirs de Déva-Houky furent remplis, et son mari lui procura des biens encore au-delà de ce qu’elle avait désiré ; mais elle n’en devint pas plus heureuse : elle était stérile, et ce fut pour elle le sujet d’une nouvelle douleur. Elle s’y livra toute entière, et on l’entendait fréquemment proférer ces paroles entremêlées de pleurs et de sanglots :

« C’est en vain que je suis dans le monde, et que j’y jouis de tous les biens temporels, puisque j’y demeure stérile, et que je me vois condamnée à mourir peut-être sans laisser de postérité. »

En disant ces mots, elle répandait des torrens de larmes, et rien ne pouvait la divertir, ni soulager sa douleur.

Cardama, sensible à l’affliction de son épouse, attendait avec impatience où elle finirait, et où ses désirs véhémens d’avoir des enfans seraient accomplis. Il arriva enfin cet événement tant désiré, et dans les transports de sa joie, il alla la trouver, et lui parla en ces termes :

« Il est enfin tems, Déva-Houky, de faire tarir la source de tes larmes ; je viens t’annoncer une nouvelle qui doit en arrêter le cours et te combler de joie. L’Être-Suprême, le grand Vichnou, veut s’incarner, et naître parmi les hommes ; et c’est toi qu’il a choisi pour mère. C’est dans ton sein que ce grand dieu doit se faire homme ! »

Peu de jours après, Déva-Houky devint enceinte, et elle mit au monde Capila.

Les dieux célébrèrent sa naissance par des danses et des chants d’allégresse. Les plus illustres, parmi les pénitens, vinrent, en grand cortège, faire leurs complimens au père et à la mère, et les féliciter sur leur bonheur.

« Vous êtes, leur dirent-ils, les plus heureux des mortels, et votre sort est vraiment digne d’envie. Cet enfant qui vous est né, et à qui vous avez donné le nom de Capila, est Narayana lui-même ; et ce maître du monde veut non-seulement habiter avec vous, mais aussi il a bien voulu devenir votre propre enfant. Non, encore une fois, il n’est pas de sort comparable au vôtre, il n’en est pas de plus digne d’envie. »

Capila-Mouny ne fit pas cependant un long séjour sur la terre ; après y avoir enseigné aux brahmes les principales sciences, et surtout celle appelée sankia, il mourut.


Autres Avataras, ou Incarnations de Vichnou.

On sait que les Indous ont fait passer leur dieu Vichnou par dix principaux avataras. Ces diverses incarnations, décrites fort au long dans les pouranas indiens, sont un des articles fondamentaux de la théogonie indienne. Ayant donné, dans un autre ouvrage, une analyse de quelques-uns de ces avataras, je donnerai ici une courte description des quatre premiers, dont je n’ai pas fait mention. Le premier de tous est le Matsia Avatara.


Matsia Avatara, ou Incarnation en Poisson.

Voici ce qui y donna occasion.


Extrait du Matsia Pourana.

Dans le tems que Brahma, l’auteur et le gardien des védas, était plongé dans le sommeil, un géant s’étant approché de lui, enleva ces livres sacrés, sans qu’il s’en aperçût ; et pour mieux s’assurer ce précieux trésor, il l’avala, et alla ensuite se cacher dans les abîmes les plus profonds de la mer.

Vichnou, l’Être-Suprême, instruit de cet événement, forma aussitôt la résolution de prendre des moyens de recouvrer les védams perdus, et de les rendre à Brahma. Pour obtenir cette fin, il s’incarna en poisson, et prit naissance dans la rivière du Gange.

Un brahme, du nom de Labana, s’était levé un jour, de bon matin, pour aller faire ses ablutions dans cette rivière sacrée ; après les avoir finies, comme il offrait le torpam, c’est-à-dire une libation d’eau à ses ancêtres, à la manière accoutumée, l’Être-Suprême, sous la forme du poisson Sapory, sauta dans le vase de cuivre, dont il se servait pour accomplir cette cérémonie. Le brahme Labana, naturellement enclin à la commisération envers tous les êtres animés, remplit son vase d’eau, afin que le poisson pût y subsister, et l’y conserva avec beaucoup de soin.

Cependant ce poisson qui n’avait pas plus d’un pouce de dimension, lorsque le brahme le reçut dans son vase, crût dans peu de jours, à un tel point, que le vase n’était plus suffisant pour le contenir. À la vue de ce prodige : « Quelle est donc la merveille dont je suis témoin ! s’écria-t-il plusieurs fois, saisi d’étonnement et de crainte. Est-ce un poisson ? est-ce un dieu ? ou bien ce que je vois ne serait-il que l’effet d’une illusion ? »

Le brahme alla en même tems faire le rapport de cet événement au roi du pays, auquel il donna le poisson en présent. Le prince le reçut avec le plus profond respect, et le plaça dans une grande barque remplie d’eau, où il pût vivre bien à son aise. Le poisson croissait de jour en jour, à vue d’œil, et bientôt il devint si monstrueux que la barque ne pouvait plus le contenir, et qu’il inspirait de la terreur à tout le monde. Le roi, qui était aussi saisi de frayeur, alla un jour trouver le poisson, et après lui avoir offert ses adorations, il lui dit : « Qui êtes-vous, seigneur poisson ? d’où venez-vous ? et quel sujet vous a amené dans ces lieux ? Votre vue inspire partout la terreur, et mes sujets, saisis d’épouvante, ont déjà quitté le pays, et pris la fuite. »

« Ne crains rien, grand roi ! répondit le poisson : je suis l’Être-Suprême, le grand Vichnou, Les védams ont été volés par un géant qui les a avalés, et s’est allé caché, avec ce précieux trésor, dans le fond de la mer. J’ai pris la forme de poisson pour aller à sa recherche, lui arracher ces livres sacrés, et les rendre au dieu Brahma. »

Le roi ayant entendu ces paroles, adora profondément le dieu-poisson, et se retira.

Peu de tems après, le poisson sauta dans la mer, fut à la recherche du géant, qui s’était caché dans les plus profonds abîmes de l’Océan. Après l’avoir long-tems cherché inutilement, il le découvrit enfin, l’attaqua, le vainquit, lui ouvrit le ventre, arracha de ses entrailles les védams qu’il y avait caches, les tendit à Brahma, et mourut.


Abrégé de Varaha Avatara, ou Incarnation en Cochon

Extrait du Varaha Pourana.

Durant le djala-praleya, ou déluge, la terre ayant été submergée, restait ensevelie sous les eaux de l’Océan. Brahma alla trouver le dieu conservateur Vichnou, et après lui avoir vendu plusieurs fois ses hommages, ce dernier lui demanda ce qu’il souhaitait.

« Comment voulez-vous, lui dit Brahma, que je crée des êtres, sans avoir un lieu pour les placer ? La terre est entièrement submergée, et il n’existe pas d’endroit où ils puissent reposer et subsister. »

Vichnou, ayant entendu ces paroles, prit aussitôt la résolution de s’incarner dans le ventre d’une truie. À sa naissance, il n’était que de la hauteur d’un pouce ; mais il devint bientôt d’une grosseur monstrueuse. Poulasta, Atry, Anguyra, Marissy, et toute la postérité de Dokia-Pradjapaty, lui offrirent leurs hommages.

« Adoration ! s’écrièrent-ils dans les transports de leur zèle en le voyant. Adorations au Dieu né d’une truie ! Adoration au Dieu cochon ! Nous vous invoquons, grand Dieu cochon, et nous mettons en vous notre confiance. Adoration encore une fois au cochon ! Nous vous reconnaissons comme le créateur et le conservateur de toutes choses. Achevez votre ouvrage, grand Dieu. Ce n’est pas sans dessein que vous avez pris la forme d’un cochon. Servez-vous-en pour faire surnager la terre, la rendre stable et propre à contenir des habitans. »

Le Dieu cochon flatté agréablement par ces louanges, remue les pieds, prend son essor, pousse un cri horrible, et se précipite dans les abîmes de l’Océan.

À cette vue, tous les dieux, les pénitens, et les ames vertueuses qui habitaient le Souarga jetèrent des cris de joie.

Hirannia, le chef des géans, voyant le cochon plonger dans la mer pour soulever et faire surnager la terre, lui livre combat ; il fait pleuvoir sur lui une grêle de flèches. Le cochon en est percé et tombe ; mais faisant un dernier effort et recouvrant ce qui lui reste de forces, il fond sur le géant, le déchire en pièces, et se lave le corps dans son sang. Il va après sa victoire chercher la terre dans le fond des abîmes. la soulève sur ses défenses, la fait surnager au-dessus des eaux, et la rend stable, et propre à être le séjour des êtres créés.


Courma Avatara, ou Incarnation de Vichnou en Tortue,
et origine de l’Amourta, ou Amrita[1].

Extrait du Courma Pourana.

Les géans acharnés à la poursuite des dieux qui habitent le Souarga, et dont Indra est le chef, leur faisaient depuis long-tems une guerre cruelle et sanguinaire dans laquelle ces derniers éprouvaient le plus souvent la honte de la défaite. Ne pouvant plus soutenir les attaques de ces terribles ennemis, les dieux réunis, ayant Indra, leur chef, à leur tête, allèrent en corps trouver le conservateur Vichnou pour implorer son assistance.

« Grand dieu, lui dirent-ils après lui avoir rendu les premiers hommages, les géans nos ennemis ne cessent de nous poursuivre et de nous faire la guerre, et tous les jours nous avons la douleur de voir quelques-uns des dieux tomber sous leurs coups. N’apporterez-vous aucun remède à de si grands maux ? »

« Cessez de vous affliger et de craindre, leur répondit Krichna touché de compassion envers eux. Vous deviendrez bientôt invulnérables, vous jouirez des dons de l’immortalité, et ce sera l’Amourta qui vous la procurera. »

« Mais où trouver cet Amourta, repartirent les dieux avec empressement ? Daignez, maître souverain du monde, nous indiquer les moyens de nous la procurer. »

« Allez ! répondit Krichna, faites mousser la mer de lait (kchira-samoutra)et vous en verrez bientôt sortir l’Amourta qui doit vous rendre tous immortels. »

« Mais, ajoutèrent les dieux, les géans participeront-ils aux mêmes avantages que nous. »

« Non, leur répondit Krichna, Il est cependant de votre intérêt de faire amitié avec eux, parce que les géans, à raison de leur force extraordinaire, contribueront beaucoup à vous faire réussir dans une entreprise qui exige des travaux longs et pénibles ; mais ils n’auront point de part à l’Amourta : c’est moi qui en ferai la distribution aussitôt qu’elle paraîtra. Soyez sans inquiétude à ce sujet ; je trouverai bien moyen de tromper vos ennemis. »

« Les dieux ayant fait un traité de paix et d’amitié avec les géans, ils allèrent tous ensemble trouver Krichna, le maître du monde, et lui demandèrent comment ils devaient s’y prendre pour faire paraître l’Amourta dont il leur avait parlé, et qui devait leur procurer à tous, en commun, l’immortalité.

« Prenez, leur répondit Vichnou, le mont Mandra — Parvatta et le grand serpent Bachouky, et transportez-les dans le kchira-samoutra (mer de lait). La montagne vous servira de moulin, et le serpent vous servira de corde pour le faire tourner. Pour cet effet, vous entourerez la montagne avec le serpent, et le prenant les uns par la tête, les autres par la queue, vous ferez tourner la montagne avec force et sans relâche. Par ce moyen vous produirez l’Amourta  ».

Ayant dit ces paroles, Vichnou appela en particulier Indra, le chef des dieux, et lui dit : « Gardez-vous bien de prendre le serpent par la tête, parce qu’il doit en sortir une quantité prodigieuse de venin qui vous infecterait tous ; engagez les géans à le prendre de ce côté-là, leur donnant à entendre que c’est par déférence pour eux que vous agissez ainsi. Vous verrez dans peu la plupart d’entr’eux périr par l’infection du venin que vomira le serpent. »

Les dieux et les géans réunis allèrent aussitôt chercher la montagne et le serpent, et les transportèrent dans le kchira-samoutra (mer de lait). Ils mirent tout de suite la main à l’œuvre de la manière qui leur avait été prescrite par Vichnou ; mais à peine eurent-ils commencé l’ouvrage qu’ils s’aperçurent que la montagne coulait à fond. Déconcertés par cet événement inattendu, ils allèrent trouver Vichnou, et lui racontant ce qui était arrivé, ils lui dirent : « Vous êtes, grand dieu ! notre unique ressource dans nos adversités. La montagne que nous avons transportée, selon vos ordres, sur la mer de lait, ne tient pas sur sa surface, et elle aura bientôt disparu, si vous ne daignez Y apporter promptement remède ! »

« Ne vous laissez pas décourager par cet accident, répondit Vichnou : je me charge d’y remédier. Je vais, pour la soutenir, m’incarner en tortue dans la mer de lait sur laquelle se trouve placée la montagne. »

Narayana[2], le maître du monde, s’incarna en effet en tortue, et, sous cette forme, il plongea dans kchira-samoutra, et soutint la montagne sur son dos.

Les dieux et les géans se remirent à l’ouvrage et firent rouler fortement la montagne sur le dos de la tortue. Le frottement que ce roulement causait en tournant, produisit un doux balancement qui endormit la tortue, et occasionna le flux et le reflux de la mer qui dure encore depuis ce tems-là.

Tandis que les dieux et les géans travaillaient de toutes leurs forces, il sortit de la gueule du serpent une quantité prodigieuse de venin qui fit périr un très-grand nombre de géans. Ceux qui survécurent prirent la fuite saisis d’épouvante, et dirent aux dieux que s’ils voulaient qu’ils continuassent à les aider, ils devaient prendre le serpent, par la tête ; que, quant à eux, ils n’y mettraient pas les mains.

Vichnou, pour renouer la partie, ordonna au serpent de retenir son venin. Sur sa parole, les dieux le saisirent par la tête, les géans par la queue, et ils continuèrent ensemble de faire tourner la montagne.

Pour fruit de leurs travaux, ils en virent d’abord naître un superbe cheval auquel on donna le nom de Saraba. Les dieux, saisis d’admiration à cette vue, demandèrent à Vichnou ce qu’ils devaient faire du cheval. « Donnez-le à Indra, votre roi, répondit-il. Ce présent est digne de lui. »

Trois jours après cet événement, il sortit encore de la gueule du serpent une quantité de venin si prodigieuse, qu’il inonda tous les environs, et auquel on donna le nom de Kala-Hola. À cette vue les dieux et les géans prirent tous la fuite.

« Où fuyez-vous donc ? s’écria la tortue. Cette quantité de venin qui vous épouvante ne nuira à personne. Invoquez Siva qui accourra à vos prières, boira tout ce venin en votre présence, et vous délivrera du sujet de vos frayeurs. »

Siva se rendit en effet sur les lieux, but le venin, et la seule incommodité qu’il en ressentit fut d’en avoir le cou noirci, d’où lui est venu le nom qu’il porte encore de nila-canta qui signifie cou noir. Mais la quantité de venin que vomit alors le serpent fut si grande qu’il aurait inondé toute la terre, et fait périr tous ses habitans, si Siva ne fût promptement accouru pour le boire.

C’est aussi de cette époque que date le venin qui se trouve dans les serpens de nos jours, parce que lorsque ce venin se répandit de côté et d’autre, les serpens qui s’y trouvaient en ayant léché quelques gouttes, il leur resta, et ils le transmirent à leur postérité chez laquelle il réside encore.

Les dieux et les géants ayant repris leurs travaux, ils en virent bientôt naître la belle Lakchimy. Surpris à cette vue, ils commençaient déjà à se disputer cette déesse, lorsque Vichnou intervenant leur dit : « C’est pour vous que j’ai pris tant de peines, et j’ai droit d’exiger de la reconnaissance de votre part. Vous ne sauriez mieux me la témoigner qu’en me cédant Lakchimy. Il est même de votre intérêt de le faire, puisque par là vous couperez court à la source des divisions qu’elle pourrait faire naître parmi vous. »

Sarasvatty naquit peu de tems après, des travaux des dieux, et des géans. Elle était de couleur blanche, et d’une beauté ravissante. Vichnou la prit encore pour lui, et il ne resta aux dieux et aux géans que la douleur et le dépit d’avoir travaillé beaucoup et long-tems sans aucun fruit.

Fatigués enfin, et outrés de colère, ils donnèrent un libre cours à leur ressentiment et à leurs plaintes, et ne conservant plus pour Vichnou ni crainte ni respect : « Nous nous sommes aperçus trop tard, lui dirent-ils, que vous n’êtes qu’un imposteur et un fourbe qui cherchez à faire vos affaires à nos dépens, et à faire de nous de vraies dupes. »

Vichnou rougit de ces reproches, et pour les apaiser, il dit à ceux qui les lui adressaient : « Ce n’est que par un travail pénible et opiniâtre que vous viendrez à bout de vous procurer l’Amourtam, et avec elle l’immortalité. Si vous n’en jouissez pas encore, ce n’est certainement pas ma faute, et je n’ai aucunement cherché à vous tromper, ainsi que vous m’en accusez. Il y a déjà long-tems que je soutiens la montagne sur mon dos, et je ne me lasserai pas de la porter. Ne vous découragez donc pas ; continuez le travail que vous avez entrepris, et soyez surs que vous obtiendrez à la fin l’objet de vos vœux. »

Encouragés par ces paroles, les dieux et les géans reprirent leurs travaux, mais toujours inutilement, et ils vieillirent sous le travail sans avoir obtenu l’objet de leurs désirs.

Accablés enfin sous le poids de la fatigue et de l’âge : « Pourquoi, se dirent-ils entre eux, prendre encore de nouvelles peines ? L’Amourtam tant désiré devait nous rendre heureux et immortels, et après avoir vainement essayé de nous le procurer par les plus longs travaux, nous touchons déjà au bout de notre carrière sans avoir pu l’obtenir. Cet Amourtam chimérique nous rendra-t-il la vie quand nous l’aurons perdue par l’excès du travail et de la fatigue ? »

Vichnou, couvert de confusion par ces plaintes et ces murmures, pensa d’obvier aux suites fâcheuses qu’ils allaient produire : pour cela il communiqua une partie de son essence et de son énergie surnaturelles aux dieux et aux géans, afin de les animer et exciter au travail.

Enfin, après les plus rudes travaux, on vit paraître l’Amourtam. Cette vue remplit les dieux et les géans d’allégresse. Vichnou en fut aussi ravi de joie, et ne pensa plus qu’à faire jouir les dieux du fruit de leurs travaux.

Cependant, ainsi qu’on en était convenu au commencement, il s’agissait d’inventer quelque stratagème pour tromper les géans, et les empêcher d’avoir part à la distribution de l’Amourtam, ainsi qu’à l’immortalité qu’elle devait produire. Cette circonstance donna occasion à l’Avatara suivant.


L’Incarnation de Vichnou en Mohiny, ou fille de joie.

Dès que l’Amourtam parut, Vichnou prit la forme d’une femme, et le nom de Mohiny qui signifie fille de joie. Elle avait en effet le langage, et toutes les allures d’une courtisane. Aussitôt que les géans la virent, ils en devinrent éperdument amoureux, et, aveuglés par leurs passions envers elle, ils ne pensèrent plus à l’Amourtam. Siva lui-même fut épris de cette femme ; mais il épuisa en vain toute sorte d’artifices pour en jouir. Les moyens qu’il employa pour cela, furent un sujet de beaucoup de divertissement pour les assistans. Dourga et Lakchimy[3] ne purent s’empêcher d’en rire. Siva, ne pouvant satisfaire sa passion, dit à la déesse de faire le partage de l’Amourtam, et, couvert de confusion, il fut se cacher dans une épaisse forêt.

Mohiny dit alors aux géans de s’asseoir tous sur une même ligne, et aux dieux d’en faire autant. Puis adressant la parole aux uns et aux autres, elle leur dit : « Vous savez tous que les personnes qu’on veut distinguer dans un festin sont servies les dernières ; accordez-vous maintenant sur ce point, et dites-moi par où vous voulez que je commence. »

Les géans qui se regardaient comme bien au-dessus des dieux, et qui étaient persuadés qu’ils méritaient la prééminence à raison de leur force et de leur courage, lui dirent qu’elle pouvait commencer par les dieux ; elle le fit, et chacun de ces derniers but avec avidité la portion de l’Amourtam qui lui était échue en partage ; mais à peine la déesse fut-elle parvenue au bout de la ligne où les dieux étaient assis, que tout l’Amourtam fut fini, et il n’en resta pas une goutte pour les géans.

Rahou et Kétou, qui y avaient eu part parce qu’ils s’étaient mêlés, sans qu’on s’en aperçut, parmi les dieux, avertirent les géans leurs confrères, de ce qui s’était passé ; ceux-ci, outrés d’avoir été si indignement trompés par cette femme, et ne pouvant se venger sur elle de l’injure qui leur avait été faite, parce qu’elle s’était cachée, cherchèrent à s’en venger sur les dieux, et leur livrèrent bataille. Mais ils s’aperçurent bientôt que leurs coups ne faisaient aucun mal à leurs ennemis, parce que l’Amourtam que ces derniers avaient bu, les avaient rendus invulnérables et immortels. Comme les géans ne jouissaient pas des mêmes avantages, ils furent obligés, pour mettre leur vie en sûreté, de chercher leur salut dans une prompte fuite, et de se cacher. Depuis ce jour, les géans n’ont plus osé se mesurer avec les dieux.




De l’Origine des Assouras, ou Géans, et du Nara-Sinha Avatara ;
ou Incarnation de Vichnou en Monstre, moitié Homme, moitié Lion.

Extrait du Bagavata.

Kachiapa, père commun des Devata (les dieux) et des Assoura (les géans) eut deux femmes, Dity el Adity. La dernière fut la mère des dieux, dont Indra est l’aîné et le souverain. De la première naquirent les géans, dont voici en abrégé l’origine.

Kachiapa était un personnage vertueux, qui se retirait tous les soirs dans un lieu solitaire, pour s’y livrer à la prière et à la contemplation.

Un jour, son épouse Dity le suivit dans cette solitude, pour lui faire part du chagrin qu’elle ressentait de se voir sans postérité, et lorsqu’ils se trouvèrent tous les deux sans témoins, elle lui tint ce langage :

« Voilà déjà long-tems, lui dit-elle, que je vous ai pour époux, et j’ai la douleur de n’avoir pas encore mis des enfans au monde. Vous savez bien qu’une femme stérile est partout regardée avec mépris ; délivrez-moi donc de cet opprobre, en me donnant des enfans. »

Kachiapa, pour se délivrer des sollicitations importunes de sa femme, lui répondit qu’il tâcherait de remplir ses désirs, mais qu’elle ne devait pas choisir, pour les satisfaire, un tems et un lieu destiné à la contemplation. Il la renvoya donc à la maison, lui promettant de s’occuper de ce qui faisait l’objet de ses vœux les plus ardens.

Ce fut en vain que Kachiapa chercha à éluder la demande de sa femme, et même de se soustraire par la fuite à ses poursuites. Elle le saisit par ses vêtemens, et exigea que ce fut à l’instant même qu’il cédât à ses désirs et mît un terme à sa douleur.

Kachiapa, qui connaissait quelles devaient être les suites funestes de sa complaisance, puisque sa femme était condamnée à ne mettre au monde que des Assourta (géans), lui dit : « Si tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent, n’a pas été capable de vous faire rentrer en vous-même, et renoncer à vos désirs véhémens d’avoir de la postérité, au moins que la crainte des malheurs qui doivent être la suite de votre incontinence, fasse impression sur vous ; car sachez que vous êtes destinée à ne mettre au monde que des géans. »

Dity n’écouta que sa passion, et exigea qu’elle fût satisfaite à l’heure même. Kachiapa se vit réduit à la triste nécessité de condescendre à ses désirs. Elle conçut, et mit au monde deux géans jumeaux.

À peine furent-ils nés, qu’ils jetèrent partout l’épouvante. Également ennemis des dieux et des hommes, ils firent la guerre aux uns et aux autres. En un mot, ils ne vécurent que pour faire du mal aux hommes, et pour persécuter et blasphémer les dieux.

L’aîné de ces deux géans s’appelait Hirannia, et ce fut de lui que naquirent, après, tous les autres géans qui infestèrent les trois mondes[4]. Le cadet portait le nom de Hirannia-Kachiapa.

Peu de tems après leur naissance, ils allèrent trouver le dieu à quatre faces (Brahma), lui rendirent leurs hommages, et après lui avoir prodigué toute sorte de louanges, Ils lui dirent qu’ils étaient venus auprès de lui pour solliciter une grâce. Brahma, de son côté, charmé des éloges qu’ils venaient de lui donner, leur répondit, qu’il était prêt à leur accorder tout ce qu’ils pouvaient souhaiter. « Rendez-nous immortels, lui dirent-ils, puisque rien n’est au-dessus de votre pouvoir. Vous aurez au moins en partie ce que vous désirez, répondit Brahma. Ni les dieux ni les hommes ne pourront vous mettre à mort ; et d’ailleurs, vous ne mourrez ni sur la terre, ni dans l’eau. »

Les géans, fiers de la grâce qu’ils venaient d’obtenir, ne firent qu’augmenter leur tyrannie. Ils inondèrent la terre de sang et de carnage, et n’épargnèrent ni les dieux, ni les plus saints pénitens.

Vichnou, l’Être-Suprême, touché des maux qu’avaient à endurer les dieux et les hommes, de la part de ces géans, en fut touché, et voulut y remédier. Mais comme il savait que ces ennemis du genre humain ne pouvaient être mis à mort ni par les dieux ni par les hommes, afin de venir à bout de son dessein, il s’incarna en monstre, moitié homme et moitié lion. Sa vue seule inspirait partout la terreur. Tantôt il tenait la gueule ouverte, et en faisait sortir des flammes ; tantôt il grinçait des dents et poussait des rugissemens horribles.

Hirania eût un fils nommé Pohilada, qui fut aussi vertueux que son père était méchant. Pohilada était un dévot de Vichnou, et on lui entendait sans cesse proférer le nom de Krichna. Son père, indigné de la dévotion de son pieux fils, lui dit un jour avec beaucoup d’emportement : « Qu’est-ce donc que ce Krichna, dont tu ne cesses de célébrer les louanges ? Quel est le lieu de sa demeure ? »

« Ce Krichna dont vous parlez avec mépris, répondit Pohilada, est l’Être-Suprême, et il est répandu partout ! »

« Krichna, repartit le géant, n’est qu’un pêcheur et un être vil, élevé dans la maison du berger Nanda. Mais puisque tu es un de ses dévots, tu dois connaître le lieu de sa demeure. Montre-le moi donc, que je l’immole sur-le-champ à ma fureur ! »

« Cessez, mon père, répondit Pohilada, cessez de blasphémer ce saint nom. Krichna, encore une fois, est le maître du monde, l’Être-Suprême, et quoique nous ne le voyons pas, il se trouve répandu partout ! »

« Puisqu’il est partout, il sera sans doute aussi dans cette colonne, repartit Hirannia en fureur. C’est ce que je vais voir ! » Ayant dit ces paroles, il prit une hache, et d’un seul coup fendit en deux parties une colonne de bois d’une grosseur énorme, qui était auprès. Au même instant on vît sortir de cette colonne, Narayana, l’Être-Suprême, sous la forme d’un monstre moitié homme, moitié lion, qui sachant que le géant ne pouvait être mis à mort sur la terre, le saisit, l’éleva en l’air, le mit sur sa cuisse, le déchira en pièces, et délivra la terre de ce monstre.


fin.
  1. Mourata, ou mrita, signifie mort, et amourta, ou amrita, signifie immortalité. L’amourta des Indiens ne paraît pas différer de l’ambroisie des Grecs.
  2. Narayana et Krichna sont des noms de Vichnou.
  3. La première est la femme de Siva, et la seconde celle de Vichnou.
  4. Les trois mondes des Indous sont : Souarga, Bouloca et Pattala ; le ciel, la terre et l’enfer.