Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XX. Correction fraternelle.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 280-282).
◄  XIX
XXI  ►

CHAPITRE XX.

CORRECTION FRATERNELLE. modifier

62. Je pense que ces trois exemples renferment toute espèce d’injustice. En effet nous divisons en deux catégories tous les actes d’improbité dont nous pouvons être victimes : ceux qui ne peuvent pas être réparés et ceux qui peuvent l’être. Dans le premier cas on cherche ordinairement un soulagement dans la vengeance. Mais à quoi sert de rendre coup pour coup ? La partie du corps, qui a été blessée, est-elle guérie pour autant ? Mais l’âme enflée d’orgueil cherche de telles consolations : l’âme saine et forte n’y trouve point de plaisir ; bien plus, elle aime mieux supporter avec bonté la faiblesse d’un autre, que de chercher dans le mal d’autrui un allégement à la sienne, qui d’ailleurs n’existe pas.

63. Du reste on ne défend point ici la vengeance qui peut corriger : elle fait même partie de la miséricorde, et n’empêche pas d’être disposé à tout souffrir de la part de celui qu’on voudrait voir meilleur. Mais personne n’est apte à exercer cette espèce de vengeance que celui chez qui l’amour est assez puissant pour dominer la haine dont brûlent ordinairement ceux qui désirent se venger. Il n’est pas à craindre que les parents prennent en haine leur petit enfant qu’ils ont frappé parce qu’il a commis une faute dont ils veulent prévenir le retour. C’est certainement sur le modèle de Dieu le Père lui-même qu’on nous propose le type de la charité parfaite, quand on nous dit plus bas : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent » et cependant c’est de lui que le prophète a dit : « Car le Seigneur châtie celui qu’il aime, et il frappe de verges tout fils qu’il reçoit[1]. » Et le Seigneur dit aussi : « Le serviteur qui n’a pas connu la volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups : mais le serviteur qui connaît la volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra un grand nombre de coups[2]. » On demande donc simplement que celui-là seul exerce la vengeance, qui en a le pouvoir selon l’ordre des choses ; et qu’il l’exerce comme l’exerce un père à l’égard d’un petit enfant qu’il ne saurait haïr, à cause de son âge : Et cet exemple convient parfaitement pour faire comprendre qu’il est quelquefois meilleur de se venger d’une faute par affection que de la laisser impunie, et cela dans le désir, non d’affliger le coupable par la punition, mais de lui être utile par la conversion : tout en se tenant prêt cependant à supporter patiemment, s’il le faut, plus d’injustices encore de la part de celui qu’on désire voir corrigé, soit qu’on ait le pouvoir de le réprimer, soit qu’on ne l’ait pas.

64. Or de grands hommes, des saints, quoique convaincus que la mort qui sépare l’âme du corps n’est point à redouter, mais se conformant aux dispositions de ceux qui la craignent, ont puni certaines fautes de mort, tant pour imprimer la terreur aux vivants que dans l’intérêt même des coupables, à qui la mort était moins sensible que leur péché qui aurait pu s’aggraver s’ils avaient vécu. Et ce jugement, inspiré de Dieu, n’était pas sans fondement. C’est ainsi qu’Elie fit mourir beaucoup d’hommes soit de sa propre main[3], soit en attirant sur eux le feu du ciel[4] : et beaucoup de grands hommes, d’hommes divins, ont agi de la sorte, non inconsidérément, mais dans le même esprit et pour le bien de l’humanité. Les disciples ayant un jour rappelé au Seigneur cet exemple d’Elie, pour lui demander ainsi le pouvoir d’attirer le feu du ciel sur ceux qui leur avaient refusé l’hospitalité, le Seigneur blâma, non l’action du saint prophète, mais le désir de se venger, inspiré par l’ignorance[5], en leur faisant remarquer que c’était la haine, et non le désir de corriger les coupables, qui les animait. Plus tard, quand il leur eut appris ce que c’est qu’aimer le prochain comme soi-même ; quand il leur eut, selon sa promesse, envoyé le Saint-Esprit, dix jours après son ascension[6], les exemples de pareilles vengeances ne manquèrent pas, quoique beaucoup plus rares que sous l’ancienne loi. Alors, en effet, on agissait le plus souvent sous l’empire de la crainte : et maintenant, devenus libres, les chrétiens trouvaient leur principal aliment dans la charité. Nous lisons dans les Actes dès Apôtres, qu’Ananie et sa femme tombèrent morts à la parole de l’Apôtre Pierre, qu’ils ne ressuscitèrent pas et furent ensevelis[7].

65. Que si certains hérétiques[8], ennemis de l’ancien Testament, rejettent l’autorité de ce livre, qu’ils écoutent l’Apôtre Paul (ils le lisent comme nous) parler d’un pécheur qu’il a livré à Satan pour la mort de sa chair, « afin que son âme soit sauvée[9]. » S’ils ne veulent pas voir ici une mort réelle, ce qui ne peut-être douteux, qu’ils conviennent du moins que l’Apôtre a exercé une vengeance quelconque au moyen de Satan, non par esprit de haine, mais par charité, comme l’indiquent ces paroles : « Afin que son âme soit sauvée. » Ou encore, ils trouveront une preuve de ce que nous, avançons dans des livres auxquels ils attribuent une grande autorité ; car ils y liront que l’apôtre Thomas, ayant demandé le genre de mort le plus affreux pour un homme qui l’avait frappé de sa main, tout en priant Dieu d’épargner son âme dans l’autre vie, celui-ci fut tué par un lion ; et un chien, ayant séparé sa main du reste du corps, l’apporta sur la table, où l’apôtre prenait son repas. Nous ne sommes pas obligés de croire à ce livre, qui n’est pas dans le canon de l’Église catholique : mais il est lu et considéré comme l’exposition de la plus pure vérité par nos adversaires ; et ces adversaires, frappés de je ne sais quel aveuglement, s’insurgent contre tous les actes de vengeance corporelle mentionnés dans l’ancien Testament, ne comprenant absolument rien à l’esprit ni aux temps dans lesquels ces faits ont eu lieu.

66. Les chrétiens tiendront donc pour règle dans l’espèce d’injustices qui s’expient par la vengeance : que le sentiment de l’injure ne doit pas dégénérer en haine, mais que le cœur, compatissant pour la faiblesse, doit être disposé à souffrir davantage encore, à ne point négliger la correction et à employer, suivant la circonstance, le conseil, l’autorité ou la force. Il y a un autre genre d’injustice qui peut se réparer entièrement, et on en reconnaît deux espèces : celle où la réparation a lieu en argent, et l’autre où elle se fait par action. À la première se rapporte ce qui a été dit de la tunique et du manteau, à la seconde la contrainte de marcher mille pas et le conseil d’en ajouter deux mille : puisque, d’un côté, on peut restituer un vêtement, et, de l’autre, rendre au besoin un service à celui qui en a rendu un premier. À moins que nous ne comprenions, dans l’exemple de la joue frappée méchamment, toute espèce d’injustice qui ne peut s’expier que par vindicte ; et sous celui du vêtement, tous les torts qu’on peut réparer autrement. Alors ces paroles : « Si quelqu’un veut t’appeler en justice, » auraient été ajoutées pour indiquer que ce qui est enlevé par une sentence du juge ne constitue par un acte de violence susceptible de vindicte. Puis, des deux espèces réunies, s’en formerait une troisième qui pourrait se réparer avec ou sans vengeance. En effet celui qui exige par force et en dehors de l’arrêt du juge, un service qu’on ne lui doit point, par exemple qui contraint sans droit quelqu’un à faire mille pas avec lui et lui impose une démarche injustement et malgré lui : celui-là peut ou être puni, ou rendre un service de même genre, si la victime l’exige. Mais dans tous ces cas, le Seigneur nous apprend que le chrétien doit être plein de patience et de miséricorde, et entièrement disposé à souffrir encore davantage.

67. Et comme c’est peu de chose de ne pas nuire, si l’on ne rend aussi service autant que possible, le Seigneur continue et dit : « Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter. – Donne à qui te demande », et non pas tout ce qu’on te demande, mais seulement ce que l’honnêteté et la justice te permettent d’accorder. Quoi ! Si l’on vous demandait de l’argent pour tâcher de nuire à quelqu’un ? si on vous sollicitait à la fornication ? et tant d’autres choses de ce genre que je passe sous silence ? Il est évident que vous ne devez accorder que ce qui ne peut nuire ni à vous ni à un autre, autant qu’il est possible à l’homme de le savoir et de le croire : et quand la justice vous oblige à refuser ce qu’on vous demande, indiquez-en les motifs pour ne pas renvoyer le solliciteur à vide. Par là vous donnerez réellement à quiconque vous demandera, non pas toujours ce qu’il demandera, mais parfois quelque chose de mieux : vous l’aurez corrigé, en lui faisant sentir l’injustice de sa demande.

68. Quant à ces paroles : « Ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter, » elles se rapportent à la disposition de l’âme. Car Dieu aime celui qui donne avec joie[10]. Or quiconque reçoit, emprunte, même quand il ne doit pas rendre ; car comme Dieu rend avec usure aux miséricordieux, celui qui accorde un bienfait, place à intérêt. Ou si on entend ici par emprunteur seulement celui qui reçoit pour rendre, il faudra dire que le Seigneur a eu en vue ces deux manières de prêter. En effet ou nous faisons bénévolement cadeau de ce que nous donnons, ou nous prêtons pour qu’on nous rende. Et, le plus souvent, les hommes qui sont disposés à donner dans l’espoir de la récompense divine, sont peu disposés à prêter, comme s’ils n’avaient rien à attendre de Dieu, vu que c’est l’emprunteur qui doit rendre ce qu’il emprunte. C’est donc avec raison que le Seigneur nous engage à pratiquer ce genre de service, en nous disant : « Ne te détourne point de celui qui veut t’emprunter » c’est-à-dire ne détourne pas ta volonté de celui qui demande à emprunter, sous prétexte que ton argent ne rapportera rien, et que Dieu ne t’en tiendra aucun compte, puisque c’est à l’emprunteur à te le rendre car, quand tu agis sur l’ordre de Dieu, il est impossible que ton action reste stérile aux yeux de Celui qui te la commande.

  1. Pro. 3, 1
  2. Luc. 12, 43-47
  3. 1Ro. 18, 40
  4. 2Ro. 1, 10
  5. Luc. 9, 52-56
  6. Act. 2,1
  7. Ib. 5, 1,10
  8. Les Manichéens.
  9. Act. 5, 5
  10. 2 Cor. 9, 7