Explication du Sermon sur la Montagne/Chapitre XV. Défense de renvoyer sa femme et ordre d’y renoncer.

Œuvres complètes de Saint Augustin
Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie (p. 271-272).
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CHAPITRE XV. DÉFENSE DE RENVOYER SA FEMME, ET ORDRE D’Y RENONCER. modifier


40. Ce qui inquiète le plus les esprits faibles, qui ont du reste envie de suivre les préceptes du Christ, c’est ce que le Seigneur lui-même dit en un autre endroit : « Si quelqu’un vient à moi, et ne hait point son père, et sa mère, et sa femme, et ses fils, et ses frères, et ses sueurs, et même sa propre âme, il ne peut être mon disciple[1]. » Les hommes trop peu intelligents croient voir ici une contradiction ; en ce que, d’une part le Sauveur défend de renvoyer une femme, hors le cas de fornication, et que, de l’autre, il déclare que quiconque ne hait pas sa femme ne saurait être son disciple. Or, s’il eût voulu parler de l’union charnelle, il n’aurait pas placé dans la même condition le père, la mère, l’époux, les enfants et les frères. Mais combien il est vrai que le royaume des cieux souffre violence et « que ce sont les violents qui le ravissent[2] ! » En effet, quelle violence l’homme doit se faire pour aimer ses ennemis et haïr père, mère, époux, fils, frère ! Et l’un et l’autre sont exigés par Celui qui nous appelle au royaume des cieux ! Mais, avec son aide, il est aisé de montrer que ces prescriptions ne se contredisent point ; seulement elles sont difficiles à remplir, quand on les a comprises, bien que l’aide de Dieu puisse en rendre l’exécution très facile. Car le royaume éternel où le Christ appelle ses disciples, à qui il donne aussi le nom de frères, ne connaît point ces relations de parenté telles qu’elles existent dans le temps. En effet il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, « ni libre ; mais le Christ est tout en tous[3]. » Et le Seigneur lui-même dit : « A la résurrection, les hommes ne se marieront point et ne prendront point de femmes ; mais ils seront comme les anges le Dieu dans le ciel[4]. » Il faut donc que quiconque veut dès ce monde se préparer à cette existence céleste, prenne en haine, non les hommes mêmes, mais ces relations et ces liens temporels, sur lesquels s’appuie cette vie passagère, limitée entre la naissance et la mort. S’il n’en est pas là, il n’aime point encore l’autre vie, celle ou disparaissent la naissance et la mort, fruits des mariages terrestres.
41. Quand donc je demande à un homme vraiment chrétien, qui a cependant une épouse et des enfants, s’il entend avoir une femme dans le royaume du ciel ; se rappelant les promesses de Dieu relatives à cette autre vie où ce corps corruptible revêtira l’incorruptibilité, et ce corps mortel l’immortalité[5] ; vivement, ou au moins quelque peu épris de ce bonheur, il me répondra avec horreur qu’il n’en a pas le moindre désir. Que je lui demande ensuite s’il désire que la femme qu’il a maintenant vive avec lui après la résurrection, quand aura eu lieu cette transformation céleste promise aux saints, il me répondra avec la même vivacité que c’est là son vœu ardent. C’est ainsi que le bon chrétien aime dans sa femme une créature de Dieu, qu’il désire voir transformée et renouvelée, et déteste en même temps l’union mortelle, le commerce charnel ; c’est-à-dire qu’il aime en elle ce qui est de l’humanité, et déteste ce qui est du sexe. C’est ainsi qu’il aime un ennemi, non en tant qu’ennemi, mais en tant qu’homme, jusqu’à lui désirer ce qu’il désire pour lui-même ; c’est-à-dire qu’il se corrige, se renouvelle et parvienne ainsi au royaume des cieux. ! Il faut en dire autant du père, de – la mère, de tous ceux à qui nous tenons par les liens du sang, en qui nous devons haïr ce qui entraîne pour tout homme la nécessité de naître et de mourir[6], et aimer ce qui peut parvenir avec nous à ce royaume où personne ne dit mon Père, mais où tous disent Notre Père ; n où personne ne dit ma mère, mais où tous disent à la Jérusalem céleste notre mère ; où personne ne dit mon frère, mais où tous disent de tous notre frère ; où le mariage consistera à nous voir tous unis en Celui qui sera, pour ainsi dire, notre époux et qui nous a rachetés par l’effusion de son sang de la prostitution de ce monde. Il faut donc que le disciple du Christ haïsse ce qui passe dans ceux qu’il désire voir arriver avec lui à ce qui ne passe pas, et, cela, d’autant plus qu’il les aime davantage.
42. Un chrétien peut donc vivre en bonne harmonie avec sa femme : soit qu’il cherche en elle une satisfaction aux besoins de la chair, ce qui est toléré, mais non commandé, dit l’Apôtre ; soit qu’il en procrée des enfants, ce qui est louable jusqu’à un certain point ; soit qu’il vive avec elle comme un frère, sans aucun commerce charnel, ayant une femme comme n’en ayant pas, ce qui est la condition la meilleure, la plus sublime dans le mariage chrétien ; mais, dans tous les cas, haïssant en elle tout ce qui tient aux besoins du temps, et y aimant l’espoir de l’éternelle béatitude. Car nous haïssons certainement ce que nous souhaitons de voir finir, comme la vie de ce monde, par exemple, que nous ne désirerions point voir éternelle, et soustraite à l’action du temps, si nous ne la haïssons comme passant avec le temps. Or c’est cette vie qu’on désigne par le mot âme dans ce passage : « Si quelqu’un ne hait point même sa propre âme, il ne peut être mon disciple[7]. » Car cette vie a besoin de la nourriture corruptible dont le Seigneur lui-même dit : « La vie n’est-elle pas plus que la nourriture ? » c’est-à-dire, cette vie à qui la nourriture est nécessaire. Et ailleurs, quand il dit qu’il donne sa vie pour ses brebis, il parle de la vie présente, puisqu’il annonce qu’il mourra pour nous.

  1. Lc. 14, 26
  2. Mt. 11, 12
  3. Gal. 3, 23 ; Col. 3, 11
  4. Mt. 22, 10
  5. 1Co. 15, 53, 54
  6. Rét.l, 1, ch, 19, 5
  7. Lc. 14, 26