Expérience et Prédiction/Préface

Traduction par des contributeurs de Wikisource .
The University of Chicago Press (p. v-viii).


PRÉFACE

Les idées de ce livre ont germé sur le sol d’un mouvement philosophique qui, bien que confiné à de petits groupes, s’est répandu dans le monde entier. Les pragmatistes et les behavioristes américains, les épistémologues logistiques anglais, les positivistes autrichiens, les représentants allemands de l’analyse de la science et les logisticiens polonais sont les principaux groupes auxquels on doit l’origine de ce mouvement philosophique que nous appelons aujourd’hui « empirisme logistique ». Ce mouvement n’est plus limité à ses premiers centres, et l’on trouve aujourd’hui ses représentants dans de nombreux autres pays, en France, en Italie, en Espagne, en Turquie, en Finlande, au Danemark et ailleurs. Bien qu’il n’y ait pas de système philosophique qui unisse ces groupes, il y a une propriété commune d’idées, de principes, de critiques et de méthodes de travail, tous caractérisés par leur descendance commune d’un strict désaveu du langage métaphorique de la métaphysique et d’une soumission aux postulats de la discipline intellectuelle. C’est l’intention d’unir à la fois la conception empiriste de la science moderne et la conception formaliste de la logique, telle qu’elle s’exprime dans la logistique, qui marque le programme de travail de ce mouvement philosophique.

Puisque ce livre est écrit avec les mêmes intentions, on peut se demander comment une telle nouvelle tentative de fonder l’empirisme logistique peut être justifiée. En effet, on trouvera dans ce livre beaucoup de choses qui ont déjà été dites par d’autres, comme la conception physicaliste du langage et l’importance attribuée à l’analyse linguistique, le lien entre la signification et la vérifiabilité, et la conception behavioriste de la psychologie. Ce fait peut en partie être justifié justifiée par l’intention de rendre compte des résultats qui peuvent être considérés aujourd’hui comme un acquis du mouvement philosophique décrit ; mais ce n’est pas la seule intention. Si le présent ouvrage entre à nouveau dans la discussion de ces problèmes fondamentaux, c’est parce que les investigations antérieures n’ont pas suffisamment tenu compte d’un concept qui pénètre dans toutes les relations logiques construites dans ces domaines : c’est le concept de probabilité. C’est l’intention de ce livre de montrer la place fondamentale qu’occupe ce concept dans le système de la connaissance et d’indiquer les conséquences qu’implique une considération du caractère probabiliste de la connaissance.

L’idée que la connaissance est un système approximatif qui ne deviendra jamais « vrai » a été reconnue par presque tous les auteurs du groupe empiriste ; mais les conséquences logiques de cette idée n’ont jamais été suffisamment réalisées. Le caractère approximatif de la science a été considéré comme un mal nécessaire, inévitable pour toute connaissance pratique, mais ne devant pas être compté parmi les caractéristiques essentielles de la connaissance ; l’élément de probabilité dans la science a été considéré comme une caractéristique provisoire, apparaissant dans l’investigation scientifique tant qu’elle est sur la voie de la découverte, mais disparaissant dans la connaissance en tant que système définitif. C’est ainsi qu’un système actif et définitif de connaissance est devenu la base de la recherche épistémologique, avec pour résultat que le caractère schématique de cette base a été rapidement oublié et que la construction active a été identifiée au système réel. C’est une des lois élémentaires de la procédure approximative que les conséquences tirées d’une conception schématisée ne s’appliquent pas en dehors des limites de l’approximation ; qu’en particulier aucune conséquence ne peut être tirée de caractéristiques appartenant uniquement à la nature de la schématisation et non à l’objet coordonné. Les mathématiciens savent qu’à de nombreuses fins, le nombre peut être suffisamment approché par la valeur  ; en déduire, cependant, que est un nombre rationnel n’est en aucun cas admissible. Je dois avouer que de nombreuses déductions de l’épistémologie traditionnelle et du positivisme ne me paraissent guère meilleures. C’est surtout le domaine de la conception vérifiable du sens et des questions qui y sont liées, comme le problème de l’existence des choses extérieures, qui a été envahi par des paralogismes de ce type.

La conviction que la clé de la compréhension de la méthode scientifique est contenue dans le problème des probabilités s’est renforcée en moi face à ces erreurs fondamentales. C’est la raison pour laquelle, pendant longtemps, j’ai renoncé à un exposé complet de mes vues épistémologiques, bien que mes investigations particulières sur différents problèmes d’épistémologie aient exigé la construction de fondements différents de ceux construits par certains de mes amis philosophes. J’ai concentré mon enquête sur le problème des probabilités qui exigeait une analyse à la fois mathématique et logique. Ce n’est qu’après avoir élaboré une théorie logistique des probabilités, incluant une solution du problème de l’induction, que je me tourne maintenant vers une application de ces idées à des questions d’un caractère épistémologique plus général. Comme ma théorie des probabilités a été publiée depuis quelques années, il n’était pas nécessaire de la présenter à nouveau avec tous les détails mathématiques dans le présent ouvrage ; le cinquième chapitre, cependant, donne un rapport abrégé de cette théorie — rapport qui semblait nécessaire puisque le livre sur les probabilités n’a été publié qu’en allemand.

C’est cette combinaison des résultats de mes recherches sur les probabilités avec les idées d’une conception empiriste et logistique de la connaissance que je présente ici comme ma conception contribution à la discussion de l’empirisme logistique. La croissance de ce mouvement me semble suffisamment avancée pour passer à un niveau d’approximation plus élevé ; et ce que je propose, c’est que la forme de cette nouvelle phase soit un empirisme probabiliste. Si la suite proposée vient contredire certaines idées considérées jusqu’ici comme établies, notamment par les auteurs positivistes, le lecteur se souviendra que cette critique n’est pas formulée dans l’intention de diminuer les mérites historiques de ces philosophes. Au contraire, je suis heureux d’avoir l’occasion d’exprimer ma dette à l’égard de nombreux auteurs dont je ne peux partager toutes les opinions. Je pense cependant que la clarification des fondements de nos conceptions communes est la tâche la plus urgente au sein de notre mouvement philosophique et que nous ne devrions pas reculer à admettre franchement les insuffisances des résultats antérieurs — même s’ils trouvent encore des défenseurs dans nos rangs.

Les idées de ce livre ont été discutées lors de conférences et de séminaires à l’Université d’Istanbul. Je saisis l’occasion d’exprimer mes plus vifs remerciements à mes amis et à mes étudiants d’Istanbul pour leur intérêt actif qui a constitué un stimulant précieux dans la clarification de mes idées, en particulier à mon assistante, Mlle Neyire Adil-Arda, sans le soutien constant de laquelle j’aurais eu beaucoup plus de mal à formuler mes points de vue. Pour l’aide apportée en matière linguistique et la lecture des épreuves, je suis reconnaissant à Mlle Sheila Anderson, de l’English High School d’Istanbul ; au professeur Charles W. Morris, à M. Lawrence K. Townsend Jr. et à M. Rudolph C. Waldschmidt, de l’université de Chicago ; à M. Max Black, de l’Institute of Education de l’université de Londres ; et à Mlle Eleanor Bisbee, du Robert College d’Istanbul.

Université d’Istanbul Hans Reichenbach
Turquie
Juillet 1937