Expérience et Prédiction/I. La Signification

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The University of Chicago Press (p. 1-80).

CHAPITRE I

LA SIGNIFICATION




CHAPITRE I

LA SIGNIFICATION

§ 1. Les Trois Tâches de l’épistémologie

Toute théorie de la connaissance doit partir de la connaissance en tant que fait sociologique donné. Le système de la connaissance tel qu’il a été édifié par des générations de penseurs, les méthodes d’acquisition de la connaissance utilisées autrefois ou de nos jours, les buts de la connaissance tels qu’ils sont exprimés par la procédure de la recherche scientifique, le langage dans lequel la connaissance est exprimée — tout cela nous est donné de la même façon que n’importe quel autre fait sociologique, tel que les coutumes sociales, les habitudes religieuses ou les institutions politiques. La matière dont dispose le philosophe n’est pas différente de celle du sociologue ou du psychologue ; ceci découle du fait que, si la connaissance n’était pas matérialisée dans les livres, les discours et les actions humaines, nous ne la connaîtrions jamais. La connaissance est donc une chose très concrète ; et l’examen de ses propriétés revient à étudier les caractéristiques d’un phénomène sociologique.

Nous appellerons la première tâche de l’épistémologie sa tâche descriptive — la tâche de donner une description de la connaissance telle qu’elle est réellement. Il s’ensuit donc que l’épistémologie, à cet égard, forme une partie de la sociologie. Mais ce n’est qu’un groupe particulier de questions concernant le phénomène sociologique de la « connaissance » qui constitue le domaine de l’épistémologie. Il s’agit de questions telles que « Quelle est la signification des concepts utilisés dans la connaissance ? » « Quels sont les présupposés contenus dans la méthode scientifique ? » « Comment savons-nous si une phrase est vraie, et le savons-nous vraiment ? » et bien d’autres encore ; et bien que, de fait, ces questions concernent le phénomène sociologique « science », elles sont d’un type très particulier comparé à la forme des questions qui se posent en sociologie générale.

Qu’est-ce qui fait cette différence ? On a coutume de dire qu’il s’agit d’une différence de relations internes et externes entre les énoncés humains dont l’ensemble est appelé « connaissance ». Les relations internes sont celles qui appartiennent au contenu de la connaissance, qui doivent être reconnues si l’on veut comprendre la connaissance, tandis que les relations externes associent la connaissance à des énoncés d’une autre nature qui ne concernent pas le contenu de la connaissance. L’épistémologie ne s’intéresse donc qu’aux relations internes, alors que la sociologie, bien qu’elle puisse considérer en partie les relations internes, les mêle toujours aux relations externes auxquelles cette science s’intéresse également. Un sociologue, par exemple, peut rapporter que les astronomes construisent d’immenses observatoires contenant des télescopes afin d’observer les étoiles, et de cette manière la relation interne entre les télescopes et les étoiles entre dans une description sociologique. Le rapport sur l’astronomie contemporaine commencé dans la phrase précédente pourrait se poursuivre par l’affirmation que les astronomes sont souvent des musiciens, ou qu’ils appartiennent en général à la classe bourgeoise de la société ; si ces relations n’intéressent pas l’épistémologie, c’est parce qu’elles n’entrent pas dans le contenu de la science — ce sont ce que nous appelons des relations externes.

Bien que cette distinction ne fournisse pas une ligne de démarcation nette, nous pouvons l’utiliser pour donner une première indication sur la conception de nos investigations. On peut donc dire que la tâche descriptive de l’épistémologie porte sur la structure interne de la connaissance et non sur les caractéristiques externes qui apparaissent à un observateur qui ne tient pas compte de son contenu.

Il nous faut maintenant ajouter une deuxième distinction qui concerne la psychologie. La structure interne de la connaissance est le système des connexions tel qu’il est suivi dans la pensée. À partir d’une telle définition, nous pourrions être tentés de déduire que l’épistémologie consiste à donner une description des processus de pensée ; mais ce serait tout à fait erroné. Il y a une grande différence entre le système d’interconnexions logiques de la pensée et la manière dont les processus de pensée sont réellement exécutés. Les opérations psychologiques de la pensée sont des processus plutôt vagues et fluctuants ; elles ne suivent presque jamais les voies prescrites par la logique et peuvent même sauter des groupes entiers d’opérations qui seraient nécessaires pour un exposé complet du sujet en question. Cela vaut pour la pensée dans la vie quotidienne, comme pour la procédure mentale d’un homme de science confronté à la tâche de trouver des interconnexions logiques entre des idées divergentes sur des faits nouvellement observés ; le génie scientifique ne s’est jamais senti lié aux étapes étroites et aux cours prescrits du raisonnement logique. Ce serait donc une vaine tentative de construire une théorie de la connaissance qui soit à la fois logiquement complète et en stricte correspondance avec les processus psychologiques de la pensée.

La seule façon d’échapper à cette difficulté est de distinguer soigneusement la tâche de l’épistémologie de celle de la psychologie. L’épistémologie ne s’intéresse pas aux processus de la pensée dans leur réalité ; cette tâche est entièrement laissée à la psychologie. Ce que l’épistémologie entend, c’est construire les processus de pensée d’une manière telle qu’ils devraient se produire s’ils devaient être rangés dans un système cohérent ; ou construire des ensembles justifiables d’opérations qui peuvent être intercalées entre le point de départ et l’aboutissement des processus de pensée, en remplaçant les liens intermédiaires réels. L’épistémologie considère donc un substitut logique plutôt que des processus réels. Pour ce substitut logique a été introduit le terme de reconstruction rationnelle[1] qui semble être une expression appropriée pour désigner la tâche de l’épistémologie dans sa différence spécifique par rapport à la tâche de la psychologie. Beaucoup de fausses objections et de malentendus de l’épistémologie moderne trouvent leur source dans l’absence de séparation entre ces deux tâches ; il ne sera donc jamais permis d’objecter à une construction épistémologique que la pensée réelle ne s’y conforme pas.

Bien qu’elle s’exerce sur une construction fictive, il faut conserver la notion de tâche descriptive de l’épistémologie. La construction à donner n’est pas arbitraire, elle est liée à la pensée réelle par le postulat de correspondance. Elle est même, en un certain sens, une meilleure façon de penser que la pensée réelle. En nous plaçant devant la reconstruction rationnelle, nous avons le sentiment que c’est seulement maintenant que nous comprenons ce que nous pensons ; et nous admettons que la reconstruction rationnelle exprime ce que nous voulons dire, à proprement parler. C’est un fait psychologique remarquable qu’il y ait un tel progrès vers la compréhension de ses propres pensées, le fait même qui formait la base de la maïeutique de Socrate et qui est resté depuis lors la base de la méthode philosophique ; son expression scientifique adéquate est le principe de la reconstruction rationnelle.

Si l’on veut une détermination plus commode de ce concept de reconstruction rationnelle, on peut dire qu’il correspond à la forme sous laquelle les processus de pensée sont communiqués à d’autres personnes au lieu de la forme sous laquelle ils sont exécutés subjectivement. La façon dont, par exemple, un mathématicien publie une nouvelle démonstration, ou un physicien son raisonnement logique pour fonder une nouvelle théorie, correspondrait presque à notre concept de reconstruction rationnelle ; et la différence bien connue entre la façon dont le penseur a trouvé ce théorème et sa façon de le présenter au public peut illustrer la différence en question. J’introduirai les termes de contexte de découverte et contexte de justification pour marquer cette distinction. Il faut alors dire que l’épistémologie n’est occupée qu’à construire le contexte de justification. Mais même la manière de présenter les théories scientifiques n’est qu’une approximation de ce que nous entendons par contexte de justification. Même sous forme écrite, les exposés scientifiques ne répondent pas toujours aux exigences de la logique et ne suppriment pas les traces de la motivation subjective dont ils sont issus. Si la présentation de la théorie est soumise à un examen épistémologique précis, le verdict devient encore plus défavorable. Car le langage scientifique, destiné comme le langage de la vie quotidienne à des fins pratiques, contient tant d’abréviations et d’inexactitudes silencieusement tolérées qu’un logicien ne sera jamais pleinement satisfait de la forme des publications scientifiques. Mais notre comparaison peut au moins indiquer la manière dont nous voulons que la pensée soit remplacée par des opérations justifiables ; elle peut aussi montrer que la reconstruction rationnelle de la connaissance appartient à la tâche descriptive de l’épistémologie. Elle est liée à la connaissance factuelle de la même manière que l’exposé d’une théorie est lié à la pensée réelle de son auteur.

En plus de sa tâche descriptive, l’épistémologie se préoccupe d’un autre objectif que l’on peut appeler sa tâche critique. Le système de connaissance est critiqué ; il est jugé quant à sa validité et à sa fiabilité. Cette tâche est déjà partiellement accomplie dans la reconstruction rationnelle, car l’ensemble des opérations actives qui s’y produisent est choisi du point de vue de la justifiabilité ; nous remplaçons la pensée réelle par les opérations qui sont justifiables, c’est-à-dire dont la validité peut être démontrée. Mais la tendance à rester en correspondance avec la pensée réelle doit être séparée de la tendance à obtenir une pensée valide ; nous devons donc faire la distinction entre la tâche descriptive et la tâche critique. L’une et l’autre collaborent à la reconstruction rationnelle. Il peut même arriver que la description de la connaissance aboutisse au résultat que certaines chaînes de pensées, ou opérations, ne sont pas justifiables, c’est-à-dire que même la reconstruction rationnelle contient des chaînes injustifiables, ou qu’il n’est pas possible d’intercaler une chaîne justifiable entre le point de départ et le point d’aboutissement de la pensée réelle. Ce cas montre que la tâche descriptive et la tâche critique sont différentes ; bien que la description, au sens où on l’entend ici, ne soit pas une copie de la pensée réelle mais la construction d’un équivalent, elle est liée par le postulat de correspondance et peut exposer la connaissance à la critique.

La tâche critique est ce qu’on appelle fréquemment l’analyse de la science ; et comme le terme « logique » n’exprime rien d’autre, du moins si on le prend dans un sens correspondant à son usage, on peut parler ici de la logique de la science. Les problèmes bien connus de la logique appartiennent à ce domaine ; la théorie du syllogisme a été construite pour justifier la pensée déductive en la réduisant à certains schémas d’opération justifiables, et la théorie moderne du caractère tautologique des formules logiques doit être interprétée comme une justification de la pensée déductive telle qu’elle est conçue sous une forme plus générale. La question de l’a priori synthétique, qui a joué un rôle si important dans l’histoire de la philosophie, entre également dans ce cadre, de même que le problème du raisonnement inductif, qui a donné lieu à plus d’une « enquête sur l’entendement humain ». L’analyse des sciences englobe tous les problèmes fondamentaux de l’épistémologie traditionnelle ; elle est donc au premier plan des considérations lorsque l’on parle d’épistémologie.

Les questions abordées dans notre livre relèveront, pour la plupart, du même domaine. Toutefois, avant de les aborder, nous pouvons mentionner un résultat de caractère assez général qui a été fourni par des recherches antérieures de ce type — un résultat concernant une distinction sans laquelle le processus de la connaissance scientifique ne peut pas être compris. La méthode scientifique n’est pas, à chaque étape de sa procédure, dirigée par le principe de validité ; il y a d’autres étapes qui ont le caractère de décisions volitives. C’est cette distinction qu’il faut souligner dès le début des recherches épistémologiques. Que l’idée de vérité, ou de validité, ait une influence directive sur la pensée scientifique est évident et a toujours été remarqué par les épistémologues. Le fait que certains éléments de la connaissance ne soient pas régis par l’idée de vérité, mais qu’ils soient dus à des résolutions volitives et que, bien qu’influençant fortement la composition de l’ensemble du système de connaissance, ils ne touchent pas à son caractère de vérité, est moins connu des chercheurs philosophes. La présentation des décisions volitives contenues dans le système de connaissance constitue donc une partie intégrante de la tâche critique de l’épistémologie. Pour donner un exemple de décisions volitives, nous pouvons citer ce que l’on appelle les conventions, par exemple la convention concernant l’unité de longueur, le système décimal, etc. Mais toutes les conventions ne sont pas aussi évidentes, et c’est parfois un problème assez difficile de trouver les points qui marquent les conventions. Les progrès de l’épistémologie ont souvent été favorisés par la découverte du caractère conventionnel de certains éléments considérés jusqu’alors comme ayant un caractère de vérité ; la découverte par Helmholtz de l’arbitraire de la définition de la congruence spatiale, la découverte par Einstein de la relativité de la simultanéité, signifient la reconnaissance du fait que ce qui était considéré comme un énoncé doit être remplacé par une décision. Découvrir tous les points où des décisions sont impliquées est l’une des tâches les plus importantes de l’épistémologie.

Les conventions forment une classe particulière de décisions ; elles représentent un choix entre des conceptions équivalentes. Les différents systèmes de poids et mesures constituent un bon exemple d’une telle équivalence ; ils illustrent le fait que la décision en faveur d’une certaine convention n’influence pas le contenu de la connaissance. Les exemples choisis dans la théorie de l’espace et du temps précédemment mentionnée sont également à ranger parmi les conventions. Il existe des décisions d’une autre nature qui ne conduisent pas à des conceptions équivalentes mais à des systèmes divergents ; on peut les appeler bifurcations volitives. Alors qu’une convention peut être comparée à un choix entre différents chemins menant au même endroit, la bifurcation volitive ressemble à une bifurcation de chemins qui ne se rejoindront jamais. Il y a des bifurcations volitives d’un caractère important qui se situent à l’entrée même de la science : ce sont les décisions concernant le but de la science. Quel est le but de la recherche scientifique ? Il s’agit là, logiquement parlant, d’une question non pas de caractère de vérité mais de décision volitive, et la décision déterminée par la réponse à cette question appartient au type de bifurcation. Si quelqu’un nous dit qu’il étudie les sciences pour son plaisir et pour occuper ses heures de loisir, nous ne pouvons pas soulever l’objection que ce raisonnement est « un énoncé faux » — ce n’est pas du tout un énoncé mais une décision, et chacun a le droit de faire ce qu’il veut. On peut objecter qu’une telle détermination s’oppose à l’usage normal des mots et que ce qu’il appelle le but de la science est généralement appelé le but du jeu — ce serait un énoncé vrai. Cet énoncé appartient à la partie descriptive de l’épistémologie ; on peut montrer que dans les livres et les discours le mot « science » est toujours lié à la « découverte de la vérité », parfois aussi à la « prévision de l’avenir ». Mais, logiquement, il s’agit d’une décision volitive. Il est évident que cette décision n’est pas une convention car les deux conceptions obtenues par des postulats différents concernant les buts de la science ne sont pas équivalentes ; il s’agit d’une bifurcation. Ou encore, prenons une question sur la signification d’un certain concept, par exemple la causalité, la vérité ou la signification elle-même. D’un point de vue logique, il s’agit d’une décision concernant la limitation d’un concept, même si, bien sûr, la pratique de la science a déjà décidé de cette limitation d’une manière assez précise. Dans ce cas, il convient d’examiner attentivement si la décision en question est une convention ou une bifurcation. La limitation d’un concept peut avoir un caractère conventionnel, c’est-à-dire que des limitations différentes peuvent conduire à des systèmes équivalents.

Le caractère vrai ou faux n’appartient qu’aux énoncés, pas aux décisions. On peut cependant coordonner à une décision certains énoncés la concernant ; et surtout, il y a deux types d’énoncés à considérer. Le premier est un énoncé du type que nous avons déjà mentionné ; il énonce quelle décision la science utilise dans la pratique. Il relève de l’épistémologie descriptive et a donc un caractère sociologique. On peut dire qu’il énonce un fait objet, c’est-à-dire un fait appartenant à la sphère des objets de connaissance[2], un fait sociologique étant de ce type. Il s’agit, bien entendu, du même type de fait que celui dont traite la science de la nature. Le deuxième énoncé concerne le fait que, logiquement, il y a une décision et non un énoncé ; ce type de fait peut être appelé un fait logique. Il n’y a pas de contradiction à parler ici d’un fait concernant une décision ; bien qu’une décision ne soit pas un fait, son caractère de décision est un fait et peut être exprimé dans un énoncé. Cela devient évident par le caractère cognitif d’un tel énoncé ; l’énoncé peut être correct ou faux, et dans certains cas, l’énoncé faux a été maintenu pendant des siècles, alors que l’énoncé correct n’a été découvert que récemment. Les exemples cités des théories de l’espace et du temps de Helmholtz et d’Einstein peuvent l’illustrer. Mais le type de fait retenu ici n’appartient pas à la sphère des objets de science, c’est pourquoi nous l’appelons fait logique. Il nous appartiendra d’analyser ces faits logiques et de déterminer leur statut logique, mais pour l’instant nous utiliserons le terme « fait logique » sans plus d’explication.

La différence entre les énoncés et les décisions marque un point où la distinction entre la tâche descriptive et la tâche critique de l’épistémologie s’avère de la plus haute importance. L’analyse logique nous montre qu’à l’intérieur du système scientifique, il y a certains points sur lesquels aucune question de vérité ne peut être soulevée, mais où une décision doit être prise ; l’épistémologie descriptive nous dit quelle décision est effectivement utilisée. De nombreux malentendus et fausses prétentions de l’épistémologie trouvent ici leur origine. Nous connaissons les prétentions du kantisme et du néo-kantisme à maintenir la géométrie euclidienne comme seule base possible de la physique ; l’épistémologie moderne a montré que le problème tel qu’il est formulé dans le kantisme est faussement construit, puisqu’il implique une décision que Kant n’a pas vue. On connaît les controverses sur la « signification de la signification » ; leur caractère passionné est dû à la conviction qu’il y a une signification absolue de la signification qu’il faut découvrir, alors que la question ne peut être posée que par rapport au concept de signification correspondant à l’usage de la science, ou présupposé dans certaines connexions. Mais nous ne voulons pas anticiper la discussion de ce problème, et notre traitement ultérieur contiendra une explication plus détaillée de notre distinction entre énoncés et décisions.

Le concept de décision conduit à une troisième tâche dont nous devons charger l’épistémologie. Il y a de nombreux endroits où les décisions de la science ne peuvent être déterminées avec précision, les mots ou les méthodes utilisés étant trop vagues ; et il en existe d’autres où deux ou même plusieurs décisions différentes sont utilisées, se mêlant et interférant dans le même contexte et brouillant les recherches logiques. Le concept de signification peut servir d’exemple ; des exemples plus simples se trouvent dans la théorie de la mesure. La tâche concrète de l’investigation scientifique peut mettre de côté les exigences de l’analyse logique ; l’homme de science ne tient pas toujours compte des exigences du philosophe. Il arrive donc que les décisions présupposées par la science positive ne soient pas clarifiées. Dans ce cas, il appartiendra à l’épistémologie de suggérer une proposition de décision ; nous parlerons donc de la tâche consultative de l’épistémologie comme de sa troisième tâche. Cette fonction de l’épistémologie peut s’avérer d’une grande valeur pratique ; mais il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit ici d’une proposition et non d’une détermination d’un caractère de vérité. Nous pouvons souligner les avantages de la décision que nous proposons, et nous pouvons l’utiliser dans nos propres exposés sur des sujets connexes ; mais nous ne pouvons jamais exiger l’acceptation de notre proposition au sens où nous pouvons l’exiger pour des énoncés dont nous avons prouvé la véracité.

Il y a cependant une question concernant les faits qui doit être considérée en relation avec la proposition d’une décision. Le système de connaissance est interconnecté de telle sorte que certaines décisions sont liées entre elles ; une décision en implique donc une autre et, si nous sommes libres dans le choix de la première, nous ne le sommes plus pour les suivantes. Nous appellerons l’ensemble des décisions impliquées par une décision les décisions impliquées. Pour donner un exemple simple : la décision pour le système de mesures anglais conduit à l’impossibilité d’additionner des nombres de mesures selon les règles techniques du système décimal ; le renoncement à ces règles serait donc une décision impliquée. Ou un exemple plus compliqué : la décision exprimée par l’acceptation de la géométrie euclidienne en physique peut conduire à l’apparition de forces étranges, les « forces universelles », qui déforment tous les corps dans la même mesure, et peut conduire à des inconvénients encore plus grands concernant le caractère continu de la causalité.[3] La découverte d’interconnexions de ce type est une tâche importante de l’épistémologie, les relations entre différentes décisions étant souvent cachées par la complexité du sujet ; ce n’est qu’en ajoutant le groupe des décisions impliquées qu’une proposition relative à une nouvelle décision devient complète.

La découverte des décisions impliquées appartient à la tâche critique de l’épistémologie, la relation entre les décisions étant de l’ordre de ce qu’on appelle un fait logique. Nous pouvons donc réduire la tâche consultative de l’épistémologie à sa tâche critique en utilisant la procédure systématique suivante : nous renonçons à faire une proposition, mais nous dressons une liste de toutes les décisions possibles, chacune étant accompagnée des décisions qu’elle implique. Nous laissons ainsi le choix à notre lecteur après lui avoir montré toutes les connexions factuelles auxquelles il est tenu. C’est une sorte de panneau indicateur logique que nous érigeons ; pour chaque chemin, nous donnons sa direction ainsi que toutes les directions connexes et laissons la décision quant à son itinéraire au vagabond dans la forêt de la connaissance. Et peut-être le promeneur sera-t-il plus reconnaissant d’un tel poteau indicateur qu’il ne le serait d’un avis suggestif l’orientant vers un certain chemin. Dans le cadre de la philosophie moderne des sciences, il existe un mouvement qui porte le nom de conventionnalisme ; il s’efforce de montrer que la plupart des questions épistémologiques ne contiennent aucune interrogation de caractère véridique, mais qu’elles doivent être réglées par des décisions arbitraires. Cette tendance, et surtout son fondateur Poincaré, a eu des mérites historiques, car elle a conduit la philosophie à mettre l’accent sur les éléments volitifs du système de la connaissance qui avaient été négligés auparavant. Dans son développement ultérieur, cependant, la tendance a largement dépassé ses propres limites en exagérant fortement la part occupée par les décisions dans la connaissance. Les relations entre les différentes décisions ont été négligées, et la tâche de réduire l’arbitraire au minimum en montrant les interconnexions logiques entre les décisions arbitraires a été oubliée. Le concept de décisions impliquées peut donc être considéré comme une digue érigée contre le conventionnalisme extrême ; il nous permet de séparer la partie arbitraire du système de connaissance de son contenu substantiel, de distinguer la partie subjective et la partie objective de la science. Les relations entre les décisions ne dépendent pas de notre choix mais sont prescrites par les règles de la logique ou par les lois de la nature.

Il s’avère même que l’exposé des décisions impliquées règle de nombreuses querelles sur le choix des décisions. Certaines décisions de base jouissent d’un assentiment quasi universel et, si l’on parvient à montrer que l’une des décisions contestées est impliquée par une telle décision de base, l’acceptation de la première décision sera assurée. Des décisions de base de ce genre sont, par exemple, le principe selon lequel les choses de même nature doivent recevoir les mêmes noms, ou le principe selon lequel la science doit fournir des méthodes pour prévoir l’avenir aussi bien que possible (une exigence qui sera acceptée même si la science est également chargée d’autres tâches). Je ne dirai pas que ces décisions de base doivent être supposées et gardées dans chaque développement de la science ; ce que je veux dire, c’est que ces décisions sont en fait acceptées par la plupart des gens et que de nombreuses querelles concernant des décisions sont causées uniquement par le fait que l’on ne voit pas l’implication qui mène des décisions de base à la décision en question.

La partie objective de la connaissance peut cependant être libérée des éléments volitifs par la méthode de réduction en transformant la tâche consultative de l’épistémologie en tâche critique. Nous pouvons énoncer ce lien sous la forme d’une implication : Si vous choisissez cette décision, vous êtes obligé d’accepter cet énoncé ou cette autre décision. Cette implication, prise dans son ensemble, est exempte d’éléments volitifs ; c’est la forme dans laquelle la partie objective de la connaissance trouve son expression.

§ 2. Le langage

On peut se demander si tout processus de pensée a besoin du langage. Il est vrai que la plupart des pensées conscientes sont liées à la forme du langage, même si c’est peut-être de manière plus ou moins lâche : les lois du style sont suspendues, et des groupes de mots incomplets sont fréquemment utilisés à la place de propositions entières. Mais il existe d’autres types de pensée, de caractère plus intuitif, qui ne contiennent peut-être pas d’éléments psychologiques pouvant être considérés comme constituant un langage. Il s’agit d’une question à laquelle les psychologues n’ont pas encore apporté de solution définitive.

Mais ce qui est incontestable, c’est qu’il s’agit là d’une question qui relève uniquement de la psychologie et non de l’épistémologie. Nous avons rappelé que ce n’est pas la pensée dans sa réalité qui constitue l’objet de l’épistémologie, mais que c’est la reconstruction rationnelle de la connaissance qui est considérée par l’épistémologie. Et la connaissance reconstruite rationnellement ne peut être donnée que sous forme de langage — cela n’a pas besoin d’être expliqué davantage, puisque cela peut être considéré comme faisant partie de la définition de ce que nous appelons la reconstruction rationnelle. Nous sommes donc en droit de nous limiter à la pensée symbolisée, c’est-à-dire à la pensée formulée dans le langage, lorsque nous commençons l’analyse de la connaissance. Si quelqu’un venait à objecter que nous laissons de côté par ce procédé certaines parties de la pensée qui n’apparaissent pas sous forme de langage, l’objection trahirait une mauvaise compréhension de la tâche de l’épistémologie, car les processus de pensée n’entrent dans la connaissance, au sens où nous l’entendons, que dans la mesure où ils peuvent être remplacés par des chaînes d’expressions linguistiques.

Le langage est donc la forme naturelle de la connaissance. Une théorie de la connaissance doit par conséquent commencer par une théorie du langage. La connaissance étant donnée par des symboles, les symboles doivent être le premier objet de l’enquête épistémologique.

Que sont les symboles ? On ne saurait trop insister sur le fait que les symboles sont avant tout des corps physiques, comme toutes les autres choses physiques. Les symboles utilisés dans un livre sont des zones d’encre, alors que les symboles du langage parlé sont des ondes sonores qui sont aussi physiquement réelles que les zones d’encre. Il en va de même pour les symboles utilisés de manière dite « symbolique », tels que les drapeaux, les crucifix ou certains types de salutations effectuées par un mouvement de la main ; tous sont des corps ou des processus physiques. Ainsi, un symbole, dans son caractère général, ne diffère pas des autres choses physiques.

Mais, en plus de leurs caractéristiques physiques, les symboles ont une propriété que l’on appelle généralement leur signification. Quelle est cette signification ?

Cette question a occupé les philosophes de toutes les époques et se trouve au premier plan des discussions philosophiques contemporaines, on ne peut donc s’attendre à ce que nous donnions une réponse définitive dès le tout début de notre étude. Nous devons commencer par une réponse provisoire qui peut orienter notre recherche dans la bonne direction. Formulons notre première réponse comme suit : La signification est une fonction que les symboles acquièrent en étant mis dans une certaine correspondance avec des faits.

Si « Paul » est le nom d’un certain homme, ce symbole apparaîtra toujours dans les phrases concernant les actions ou le statut de Paul ; ou si « nord » signifie une certaine relation d’une ligne avec le pôle Nord de la Terre, le symbole « nord » apparaîtra en relation avec les symboles « Londres » et « Édimbourg », comme par exemple dans la phrase « Édimbourg est au nord de Londres », parce que les objets Londres et Édimbourg sont dans la relation avec le pôle Nord correspondant au mot « nord ». Ainsi, la tache de carbone « nord » devant vos yeux a une signification parce qu’elle se trouve en relation avec d’autres taches de carbone de telle sorte qu’il y a une correspondance avec des objets physiques tels que les villes et le pôle Nord. La signification n’est que cette fonction de la tache de carbone acquise par cette connexion.

Une chose doit être prise en considération pour comprendre cette situation. La question de savoir si un symbole a une fonction de signification ne dépend pas seulement du symbole et des faits en question ; elle dépend aussi de l’utilisation de certaines règles appelées règles de langage. Le fait que l’ordre des noms de villes dans la phrase citée précédemment doit être celui donné, et non l’inverse, est stipulé par une règle de langage, sans laquelle la signification du mot « nord » serait incomplète. On peut donc dire que seules les règles du langage confèrent un sens à un symbole. À une époque, on trouva des pierres couvertes de sillons cunéiformes ; il fallut attendre longtemps pour que les hommes découvrent que ces sillons avaient une signification et constituaient dans l’Antiquité l’écriture d’un peuple cultivé, l’« écriture cunéiforme » des Assyriens. Cette découverte comprend deux faits : premièrement, qu’il est possible d’ajouter un système de règles aux sillons des pierres de manière à ce qu’ils entrent en relation avec des faits du genre de ceux qui se produisent dans l’histoire humaine ; deuxièmement, que ces règles ont été utilisées par les Assyriens et que les sillons ont été produits par eux. Cette seconde découverte est d’une grande importance pour l’histoire, mais pour la logique, c’est la première découverte qui est importante. Pour conférer le nom de symboles à certaines entités physiques, il suffit que des règles puissent leur être ajoutées de telle sorte qu’il en résulte une correspondance avec les faits ; il n’est pas nécessaire que les symboles soient créés et utilisés par l’homme. Il arrive parfois que de grosses pierres se désagrègent, sous l’action de l’atmosphère, de telle sorte qu’elles prennent la forme de certains mots ; ces mots ont une signification, bien qu’ils n’aient pas été faits par les hommes. Mais le cas est tout de même particulier dans la mesure où ces symboles correspondent aux règles du langage ordinaire. Il se pourrait aussi que des formes, obtenues par des processus naturels, nous transmettent l’histoire de l’Europe si l’on y ajoutait un certain système de règles nouvelles — bien que cela ne semble pas très probable. Il resterait à savoir si nous pourrions trouver ces règles. Mais très souvent, nous inventons de nouveaux systèmes de règles à des fins particulières pour lesquelles des symboles spéciaux sont nécessaires. Les panneaux de signalisation et les feux utilisés pour réguler le trafic automobile forment un système de symboles différent du langage ordinaire en termes de symboles et de règles. Le système des règles n’est pas une classe fermée ; il s’élargit continuellement en fonction des exigences de la vie. Il faut donc distinguer entre les caractères symboliques connus ou inconnus, entre les symboles réels et les symboles virtuels. Les premiers sont les seuls importants, car seuls les symboles réels sont employés, et c’est pourquoi le mot « symbole » est utilisé dans le sens de « symbole réel » ou « symbole en usage ». Il est évident qu’un symbole acquiert ce caractère non par des qualités internes mais par les règles du langage et que toute chose physique peut acquérir la fonction de symbole si elle remplit certaines règles données du langage, ou si des règles appropriées sont établies.

§ 3. Les trois prédicats des propositions

Après cette caractérisation du langage dans son aspect général, il faut maintenant passer à une vue de la structure interne du langage.

Le premier trait marquant que l’on observe ici est que les symboles se succèdent selon un arrangement linéaire, donné par le caractère unidimensionnel de la parole en tant que processus dans le temps. Mais cette série de symboles — et c’est là le second trait marquant — n’est pas d’un flux uniforme ; elle est divisée en certains groupes, formant chacun une unité, appelés propositions. Le langage a donc un caractère atomistique. Comme les atomes de la physique, les atomes du langage contiennent des subdivisions : les propositions sont constituées de mots, et les mots de lettres. La proposition est l’unité la plus importante et remplit véritablement la fonction de l’atome : de même que tout morceau de matière doit être constitué d’un nombre entier d’atomes, de même tout discours doit être constitué d’un nombre entier de propositions ; les « demi-propositions » n’existent pas. On peut ajouter que la longueur minimale d’un discours est d’une proposition.

Nous exprimons ce fait en disant que la signification est une fonction de la proposition en tant que tout. En effet, si l’on parle de la signification d’un mot, cela n’est possible que parce que le mot se trouve à l’intérieur de propositions ; la signification est transférée au mot par la proposition. On le voit par le fait que des groupes de mots isolés n’ont pas de signification ; prononcer les mots « arbre maison[4] intentionnellement et » ne veut rien dire. Ce n’est que parce que ces mots se retrouvent habituellement dans des phrases signifiantes que nous leur attribuons cette propriété que nous appelons leur signification ; mais il serait plus juste d’appeler cette propriété « capacité à se retrouver dans des phrases signifiantes ». Nous abrégerons ce terme en « caractère symbolique » et réserverons le terme « signification » aux propositions en tant que tout. Au lieu du terme « caractère symbolique », nous utiliserons également le terme « sens » ; selon cette terminologie, les mots ont un sens et les propositions ont une signification. Nous dirons également que la signification est un prédicat des propositions.

L’origine de cette forme propositionnelle unique provient d’un second prédicat qui n’appartient lui aussi qu’aux propositions et non aux mots. Il s’agit du caractère d’être vrai ou faux. Nous appelons ce prédicat la valeur de vérité de la proposition. Un mot n’est ni vrai ni faux ; ces concepts ne s’appliquent pas à un mot. Ce n’est qu’une exception apparente si, occasionnellement, l’usage des mots contredit cette règle. Lorsqu’un enfant apprend à parler, il peut lui arriver de désigner une table, de prononcer le mot « table » et de recevoir la confirmation « oui ». Mais dans ce cas, le mot « table » n’est qu’une abréviation de la phrase « Ceci est une table », et c’est cette phrase qui est confirmée par le « oui ». (Le mot « oui » est en lui-même une phrase, dont la signification est : « La phrase énoncée précédemment est vraie »). Des cas analogues se produisent dans une conversation avec un étranger dont la connaissance d’une langue est plutôt incomplète. Mais, à proprement parler, une conversation est constituée de phrases.

Les phrases atomiques qui forment les éléments du discours peuvent être combinées de différentes manières. Les opérations de combinaison sont énumérées par la logique ; elles sont exprimées par des mots tels que « et », « ou », « implique », etc. Par ces opérations, certaines propositions atomiques peuvent être étroitement liées ; on parle alors de propositions moléculaires.[5]

Macbeth ne sera jamais vaincu tant que
La grande forêt de Birnam jusqu’à la haute colline de Dunsinane
Ne marche pas contre lui.

L’apparition énonce ici, pour informer Macbeth, une proposition moléculaire. C’est l’une des règles du langage que, dans un tel cas, le locuteur ne veut soutenir que la vérité de l’ensemble de la proposition moléculaire, laissant ouverte la question de la vérité des membres de la phrase ; Macbeth a donc raison de déduire que la proposition atomique concernant l’étrange déplacement de la forêt n’est pas soutenue par l’apparition et que l’implication affirmée ne l’affectera pas. C’est une mauvaise habitude de tous les oracles que d’utiliser ainsi le libéralisme de la logique, qui permet d’exprimer des propositions sans les affirmer, uniquement pour tromper l’homme sur un fait futur que leurs yeux surhumains voient déjà.

Le langage exprime de diverses manières cette intention de laisser ouverte la question de la vérité. En ce qui concerne l’implication, cette renonciation est généralement exprimée par l’utilisation de la particule « si » ou « au cas où », tandis que la particule « quand » exprime la même implication avec la condition supplémentaire que la prémisse se réalisera à un certain moment. « Si Pierre vient, je lui donnerai le livre » diffère de « Quand Pierre viendra, je lui donnerai le livre » à cet égard ; ce n’est que dans le second cas que la première clause est affirmée séparément, de sorte que nous pouvons déduire ici que Pierre viendra. Ce qui est laissé en suspens par « quand », c’est seulement le moment de la réalisation. La particule « tant que » utilisée par l’apparition n’est pas tout à fait claire, et si Macbeth avait été un logicien, il aurait pu demander à l’enfant couronné si elle pouvait répéter sa proposition moléculaire en disant « quand » au lieu de « tant que », après avoir mis la première clause à la forme positive. Une autre façon de montrer que la proposition n’est pas tenue comme vraie est l’utilisation de la forme interrogative. Poser une question signifie prononcer une phrase sans en affirmer la vérité ou la fausseté, mais avec le souhait d’entendre l’opinion d’un autre homme à ce sujet. Grammaticalement, la forme interrogative s’exprime par l’inversion du sujet et du prédicat ; certaines langues disposent à cet effet d’une particule spéciale qu’elles ajoutent à la proposition inchangée, comme le latin ne ou le turc mi. En revanche, une phrase moléculaire, allant d’un point au point suivant, est tenue comme vraie.

Il existe un troisième prédicat des propositions qui doit être mentionné dans ce contexte. Seule une petite partie des propositions qui se présentent dans le discours sont d’un type tel que nous connaissons leur valeur de vérité ; pour la plupart des propositions, la valeur de vérité n’a pas encore été déterminée au moment où elles sont prononcées. C’est de la différence entre phrases vérifiées et non vérifiées que nous devons maintenant parler. À la classe des phrases non vérifiées appartiennent, en premier lieu, toutes les propositions concernant des événements futurs. Il ne s’agit pas seulement de propositions concernant des questions d’importance qui ne peuvent être analysées en profondeur, comme les questions concernant notre situation personnelle dans la vie, ou les questions concernant les événements politiques ; la plus grande partie de ces propositions concerne des événements plutôt insignifiants, comme le temps qu’il fera demain, le départ d’un tramway ou l’envoi par le boucher de la viande pour le repas du soir. Bien que toutes ces propositions ne soient pas encore vérifiées, elles n’apparaissent pas dans le discours sans détermination de leur valeur de vérité ; nous les prononçons avec l’expression d’une certaine opinion sur leur vérité. Certaines sont assez certaines, comme celles qui concernent le lever du soleil demain ou le départ des trains ; d’autres sont moins certaines, par exemple si elles concernent le temps qu’il fait ou la venue d’un commerçant sollicité ; d’autres encore sont très incertaines, comme les propositions qui vous promettent un poste bien rémunéré si vous suivez les instructions d’une certaine publicité. De telles propositions possèdent pour nous un poids déterminé qui prend la place de la valeur de vérité inconnue ; mais alors que la valeur de vérité est une propriété qui ne peut prendre que deux valeurs, la positive et la négative, le poids est une quantité dans une échelle continue qui va de la plus grande incertitude à la plus grande certitude, en passant par des degrés intermédiaires de fiabilité. La mesure exacte du degré de fiabilité, ou du poids, est la probabilité ; mais dans la vie quotidienne, nous utilisons plutôt des évaluations qui sont classées en différentes étapes, sans démarcation nette. Des mots tels que « improbable, probable », « vraisemblable », « sûr » et « certain » marquent ces étapes.

Le poids est donc le troisième prédicat des propositions. Il s’oppose en quelque sorte au deuxième prédicat, la valeur de vérité, dans la mesure où un seul de ces deux prédicats est utilisé. Si nous connaissons la vérité ou la fausseté d’une proposition, nous n’avons pas besoin d’appliquer les concepts de probabilité ; mais, si nous ne le savons pas, un poids est exigé. La détermination du poids est un substitut à la vérification, mais un substitut indispensable, car on ne peut renoncer à se faire une opinion sur des phrases non vérifiées. Cette détermination s’appuie, bien sûr, sur des phrases anciennement vérifiées ; mais la notion de poids s’applique à des phrases non vérifiées. Ainsi, dans le système des poids propositionnels, nous construisons un lien entre le connu et l’inconnu. Il nous appartiendra d’analyser la structure de ce lien, de rechercher le principe de liaison qui permet de déterminer le degré de pondération propositionnelle et d’en demander la justification. Mais pour l’instant, nous nous contenterons de constater qu’il existe un poids attribué aux phrases non vérifiées, aussi bien dans la science que dans la vie quotidienne. Développer la théorie du poids, qui se révélera identique à la théorie probabiliste, est l’un des buts de notre enquête. La théorie des propositions en tant qu’entités à deux valeurs a été élaborée par les philosophes dans l’Antiquité et a été appelée logique, tandis que la théorie des probabilités n’a été développée par les mathématiciens qu’au cours des derniers siècles. Nous verrons cependant que cette théorie peut être développée sous une forme analogue à la logique, qu’une théorie des propositions en tant qu’entités avec un degré de probabilité peut être mise à côté de la théorie des propositions en tant qu’entités à deux valeurs, et que cette logique des probabilités peut être considérée comme une généralisation de la logique ordinaire. Bien que cela ne soit développé que dans le cinquième chapitre de notre livre, nous pouvons nous permettre d’anticiper le résultat et d’identifier le poids et la probabilité.

Une évaluation du poids est particulièrement nécessaire lorsque nous voulons utiliser les propositions comme support d’action. Toute action présuppose une certaine connaissance des événements futurs et repose donc sur le poids de propositions qui n’ont pas encore été vérifiées. Les actions — à moins qu’elles ne soient rien d’autre qu’un jeu de muscles — sont des processus intentionnellement lancés par les hommes dans la poursuite de certains buts. Bien sûr, le but est une question de décision volitive et non de vérité ou de fausseté ; mais que les processus inaugurés soient adaptés pour atteindre le but est une question de vérité ou de fausseté. Cette adéquation des moyens doit être connue avant leur vérification et ne peut donc se fonder que sur le poids d’une phrase. Si nous voulons escalader une montagne enneigée, c’est bien sûr notre décision personnelle ; et si quelqu’un n’aime pas cela, il peut décider de ne pas le faire. Mais que nos pieds s’enfoncent dans la neige quand nous la foulons, qu’au contraire des planches de deux mètres de long portent nos pieds et que nous glissions avec eux sur les pentes presque aussi rapidement et légèrement qu’un oiseau dans l’air, voilà ce qu’il faut dire dans une proposition qui, heureusement, possède un poids élevé, si nos jambes sont suffisamment entraînées. Sans savoir cela, il serait plutôt imprudent de tenter de réaliser nos désirs de monter les pentes enneigées. Il en va de même pour toute autre action, qu’elle concerne la chose la plus essentielle ou la plus insignifiante de notre vie. Si vous devez décider si vous allez prendre un certain médicament, votre décision dépendra de deux choses : de votre désir de recouvrer la santé et du fait que la prise du médicament est un moyen approprié à cette fin. Si vous devez décider du choix d’une profession, votre décision dépendra de vos désirs personnels quant à l’organisation de votre vie et de la question de savoir si la profession envisagée impliquera la satisfaction de ces désirs. Toute action présuppose à la fois une décision volitive et un certain type de connaissance concernant des événements futurs qui ne peuvent être fournis par une phrase vérifiée, mais seulement par une phrase dont le poids a été évalué.

Il se peut que les conditions physiques en cause soient semblables aux conditions antérieures et que des phrases analogues aient été vérifiées auparavant ; mais la phrase en question doit concerner un événement futur et, par conséquent, n’a pas encore été vérifiée. Il est peut-être vrai que chaque jour, à neuf heures, je trouve le train à la gare et qu’il m’emmène à mon lieu de travail ; mais si je veux le prendre ce matin, je dois savoir s’il est vrai qu’il en sera de même aujourd’hui. La détermination du poids n’est donc pas limitée aux prédictions occasionnelles de grande portée qui ne peuvent être basées sur des antécédents similaires ; elle est également nécessaire pour les centaines de prédictions insignifiantes de la vie quotidienne.

Dans les exemples donnés, la phrase vérifiée concerne un événement futur ; dans ce cas, le poids peut être considéré comme la valeur prédictive de la phrase, c’est-à-dire comme sa valeur dans la mesure où sa qualité de prédiction est concernée. Le concept de poids n’est cependant pas limité aux événements futurs ; il s’applique également aux événements passés et a donc une portée plus large. Les faits historiques ne sont pas toujours vérifiés et certains d’entre eux n’ont qu’un poids modéré. La présence de Jules César en Grande-Bretagne n’est pas certaine et ne peut être affirmée qu’avec un certain degré de probabilité. Les « faits » de la géologie et de l’archéologie sont plutôt douteux par rapport aux faits de l’histoire moderne ; mais même dans l’histoire moderne, il y a des affirmations incertaines. Dans la vie quotidienne, des déclarations incertaines concernant le passé se produisent également et peuvent même être importantes pour les actions. Mon ami a-t-il posté ma lettre au libraire hier pour que je puisse m’attendre à recevoir le livre demain ? Il y a des amis pour qui cette proposition a assez peu de poids.

Cet exemple montre qu’il existe un lien étroit entre les les poids des propositions concernant les événements passés et les prédictions : leurs poids entrent dans les calculs des valeurs prédictives des événements futurs qui sont en relation causale avec l’événement passé. Cette relation est importante ; elle doit jouer un rôle dans la théorie logique des poids. Nous pouvons donc appliquer le nom de « valeur prédictive » aux poids des événements futurs et passés et distinguer les deux sous-cas en tant que valeurs prédictives directes et indirectes, si une telle distinction est nécessaire. Dans cette interprétation, la valeur prédictive est un prédicat des propositions de tout type.

Il existe une différence apparente entre la valeur de vérité et le poids. Le fait qu’une phrase soit vraie dépend de la phrase seule, ou plutôt des faits concernés. Le poids, au contraire, est conféré à une phrase par l’état de nos connaissances et peut donc varier en fonction de l’évolution de celles-ci. Que Jules César ait été en Grande-Bretagne est soit vrai, soit faux ; mais la probabilité de notre affirmation à ce sujet dépend de ce que nous savons des historiens et peut être modifiée par de nouvelles découvertes d’anciens manuscrits. Le fait qu’il y aura une guerre mondiale l’année prochaine est soit vrai, soit faux ; si nous n’avons qu’une certaine probabilité pour la proposition, cela est simplement dû à l’état médiocre des prévisions sociologiques, et peut-être qu’un jour une sociologie plus scientifique donnera de meilleures prévisions de la météo sociologique. La valeur de vérité est donc un prédicat absolu des propositions, et le poids un prédicat relatif.

Pour résumer les résultats de notre enquête sur les caractéristiques générales du langage, dans la mesure où nous avons avancé, rassemblons les points suivants. Le langage est constitué de certaines choses physiques, appelées symboles parce qu’elles ont une signification. La signification est une certaine correspondance entre ces objets physiques et d’autres objets physiques ; cette correspondance est établie par certaines règles, appelées règles du langage. Les symboles ne forment pas une série continue mais sont regroupés dans une structure atomistique : les éléments de base du langage sont des propositions. La signification devient donc un prédicat des propositions. Il existe en outre deux autres prédicats de propositions : leur valeur de vérité, c’est-à-dire le fait qu’elles soient vraies ou fausses, et leur valeur prédictive ou poids, c’est-à-dire un substitut de leur valeur de vérité tant que celle-ci n’est pas connue. Ce triplet de prédicats représente les propriétés des propositions sur lesquelles la recherche logique doit se fonder.

§ 4. Le langage des échecs comme exemple, et les deux principes de la théorie de la vérité de la signification

Nous allons maintenant illustrer notre théorie du langage par un exemple. Cet exemple permet une forme très simple de langage et montrera donc de façon très claire les trois prédicats des propositions. Nous allons également utiliser cet exemple pour faire une avancée supplémentaire dans la théorie des trois prédicats.

Prenons le jeu d’échecs et les règles bien connues utilisées pour la notation des positions, des pièces et des coups. Cette notation est basée sur un système de coordonnées bidimensionnelles contenant les lettres a, b, c,…, h, pour une dimension, et les nombres 1, 2,…, 8, pour l’autre ; les pièces sont généralement indiquées par les initiales de leur nom. Un ensemble de symboles

Cc3

représente une phrase ; il dit : « Il y a un cavalier sur la case de coordonnées c et 3 ». De même, l’ensemble de symboles

Cc3—e4

décrit un déplacement ; il se lit : « Le cavalier est déplacé de la case c3 à e4. »

Posons maintenant la question de l’application des deux premiers prédicats des propositions, la signification et la valeur de vérité. La simplicité de notre exemple nous permet de découvrir un lien étroit entre ces deux prédicats : les phrases données de notre langage ont une signification parce qu’elles sont vérifiables comme vraies ou fausses. En effet, si nous acceptons l’ensemble de symboles « Cc3 » comme une phrase, c’est uniquement parce que nous pouvons contrôler sa vérité. « Cc3 » resterait une phrase dans notre langage même s’il n’y avait pas de cavalier sur c3 ; il s’agirait alors d’une phrase fausse, mais d’une phrase quand même. En revanche, un groupe de symboles

Ccg

serait dépourvu de signification car il ne peut être déterminé comme vrai ou faux. Il ne s’agit donc pas d’une proposition, mais d’un ensemble de signes sans signification. Un ensemble de signes dépourvu de signification se reconnaît au fait que l’ajout du signe de négation ne le transforme pas en une phrase vraie. Appliquons le signe pour la négation ; alors l’ensemble

Ccg

est aussi dépourvu de signification que le précédent. Une phrase fausse est cependant transformée en phrase vraie par l’ajout du signe de négation. Ainsi, s’il n’y a pas de cavalier sur la case c3, l’ensemble de symboles

Cc3

serait une phrase vraie.

Ces réflexions sont importantes car elles montrent une relation entre la signification et la vérifiabilité. Le concept de vérité apparaît comme le concept premier auquel peut être ramené le concept de signification ; une proposition a une signification parce qu’elle est vérifiable, et elle est dépourvue de signification si elle n’est pas vérifiable.

Cette relation entre signification et vérifiabilité a été mise en évidence par le positivisme et le pragmatisme. Nous n’entrerons pas pour l’instant dans une discussion de ces idées ; nous voulons présenter ces idées avant de les critiquer. Appelons cette théorie la théorie vérificationniste de la signification. Nous la résumerons sous la forme de deux principes.

Premier principe de la théorie vérificationniste de la signification : une proposition a une signification si, et seulement si, elle est vérifiable comme vraie ou fausse.

Par cette stipulation, les deux termes « avoir une signification » et « être vérifiable » deviennent équivalents. Mais, bien qu’il s’agisse d’une détermination profonde du concept de signification, elle n’est pas suffisante. Si nous savons qu’une proposition est vérifiable, nous savons qu’elle a une signification ; mais nous ne savons pas encore quelle est cette signification. Ceci n’est pas modifié même si nous connaissons la valeur de vérité de la proposition. La signification d’une phrase n’est pas déterminée par sa valeur de vérité, c’est-à-dire que la signification n’est pas connue si la valeur de vérité est donnée et que la signification n’est pas modifiée si la valeur de vérité est modifiée. Nous avons donc besoin d’une autre détermination qui concerne le contenu de la signification. Cette intension d’une proposition n’est pas une propriété supplémentaire que nous devons donner séparément ; l’intension est donnée avec la proposition. Mais il y a une restriction formelle que nous devons ajouter, par définition, concernant l’intension, et sans laquelle l’intension ne serait pas fixée. Cette définition supplémentaire s’effectue au moyen du concept de « même signification ». Toutes les phrases ont une signification ; mais elles n’ont pas toutes la même signification. La séparation individuelle des différentes significations est réalisée si nous ajoutons un principe qui détermine la même signification.

Pour introduire ce concept, nous devons modifier notre langage des échecs d’une certaine manière. Notre langage est encore très rigide, c’est-à-dire construit sur des prescriptions très rigoureuses ; nous allons maintenant introduire certaines atténuations. On peut admettre un changement dans l’ordre des lettres et des chiffres : la majuscule désignant la pièce peut être placée à la fin ; une flèche peut être utilisée à la place du tiret, etc. On peut alors exprimer la même signification par des phrases différentes ; ainsi les deux phrases

Cc3—e4
c3C4e

ont la même signification. Pourquoi parlons-nous ici de la même signification ? On peut facilement donner un critère nécessaire à la même signification : les phrases doivent être reliées de telle sorte que, si une observation rend une phrase vraie, l’autre le soit aussi, et si elle rend une phrase fausse, l’autre le soit aussi. Les positivistes considèrent qu’il s’agit également d’un critère suffisant. Nous formulons donc le

Deuxième principe de la théorie vérificationniste de la signification : deux phrases ont la même signification si elles reçoivent la même détermination de vrai ou de faux pour toutes les observations possibles.

Passons maintenant à la question de la vérité. Quand appelons-nous une phrase vraie ? Nous exigeons dans ce cas que les symboles aient une certaine correspondance avec leurs objets ; la nature de cette correspondance est prescrite par les règles du langage. Si nous examinons la phrase Cc3, nous regardons la case qui a pour coordonnées c et 3 ; et, s’il y a un cavalier à cet endroit, la phrase est vraie. La vérification est donc un acte de comparaison entre les objets et les symboles. Il ne s’agit cependant pas d’une « comparaison naïve », comme celle qui exigerait une certaine similitude entre les objets et les symboles. Il s’agit d’une « comparaison intellectuelle », c’est-à-dire d’une comparaison dans laquelle nous devons appliquer les règles du langage, en comprenant leur contenu. Nous devons savoir pour cette comparaison que la capitale désigne la pièce, que la lettre coordonnée désigne la colonne, etc. La comparaison est donc en elle-même un acte de pensée. Cependant, elle ne porte pas sur un « contenu » imaginaire des symboles, mais sur les symboles eux-mêmes, en tant qu’entités physiques. Les marques d’encre « Cc3 » ont une certaine relation avec les pièces de l’échiquier ; ces marques forment donc une phrase vraie. La vérité est donc une propriété physique des choses physiques, appelées symboles ; elle consiste en une relation entre ces choses, les symboles, et d’autres choses, les objets.

Il est important qu’une telle théorie physique de la vérité puisse être donnée. Il n’est pas nécessaire de diviser la proposition en sa « signification mentale » et en son « expression physique », comme le font les philosophes idéalistes, et d’attacher la vérité à la seule « signification mentale ». La vérité n’est pas fonction de la signification mais des signes physiques ; inversement, la signification est fonction de la vérité, comme nous l’avons noté précédemment. L’origine de la théorie idéaliste de la vérité peut être recherchée dans le fait qu’un jugement sur la vérité présuppose la pensée ; mais il ne concerne pas la pensée. L’énoncé « La proposition a est vraie » concerne un fait physique, qui consiste en une correspondance entre l’ensemble des signes inclus dans a et certains objets physiques.

Interrogeons-nous maintenant sur le troisième prédicat des propositions de notre langue. Nous rencontrons toujours des valeurs prédictives lorsqu’il s’agit d’actions ; elles doivent donc apparaître lorsque l’on joue effectivement au jeu d’échecs. En effet, les joueurs du jeu sont continuellement dans une situation exigeant la détermination d’un poids. Ils veulent déplacer leurs pièces de manière à atteindre une certaine disposition des pièces sur l’échiquier, appelée « mat » ; et pour y parvenir, ils doivent prévoir les mouvements de l’adversaire. Chaque joueur attribue donc des poids à des propositions exprimant de futurs mouvements de leur adversaire, et c’est justement la qualité d’un bon joueur que de trouver de bonnes pondérations, c’est-à-dire de considérer comme probables les coups de l’adversaire qui se produisent par la suite. Cette illustration correspond à notre exposé du concept de poids : nous voyons que le poids devient superflu si une vérification est atteinte mais qu’il est indispensable tant que la vérification n’est pas à portée de main. Un joueur qui n’utiliserait que la signification et la vérité comme prédicats de ses propositions aux échecs ne gagnerait jamais la partie ; lorsque l’inconnu lui est connu, il est trop tard pour intervenir. La valeur prédictive est le pont entre le connu et l’inconnu ; c’est pourquoi elle est la base de l’action.

Bien que les valeurs prédictives soient utilisées par tout le monde, il est très difficile de clarifier la manière dont elles sont calculées. À cet égard, la détermination du poids d’une proposition diffère grandement de celle de la vérité. Nous avons montré que, pour notre langage, la vérité pouvait être définie de manière relativement simple. Il n’en va pas de même pour le poids. Le poids des coups futurs n’est pas seulement une question d’état physique des pièces, mais il inclut des considérations sur les états psychiques du joueur. Ce cas est donc trop compliqué pour servir d’exemple au développement de la théorie des valeurs prédictives. Comme nous l’avons dit précédemment, nous reporterons ce développement à une partie ultérieure de notre enquête. En attendant, considérons la possibilité de la détermination d’un poids comme un fait acquis.

§ 5. Extension de la théorie physique de la vérité aux propositions d’observation du langage ordinaire

La théorie vérificationniste de la signification repose sur l’hypothèse que les propositions peuvent être vérifiées comme vraies ou fausses. Nous avons donc développé cette théorie pour un exemple dans lequel la question de la vérifiabilité peut être facilement réglée. Or, les propositions du langage ordinaire sont de types très différents et on peut se demander, au moins pour certains de ces types, si la vérification est possible. Si nous voulons étendre la théorie vérificationniste de la signification et la théorie physique de la vérité au langage ordinaire, il sera raisonnable de commencer par un type de proposition pour lequel la vérification ne présente aucune difficulté.

Ce type de proposition assez simple est donné par des phrases du type « Il y a une table », « Ce bateau à vapeur a deux cheminées » ou « Le thermomètre indique 15° centigrades ». Nous les appellerons propositions d’observation parce qu’elles concernent des faits accessibles à l’observation directe — au sens courant de ce mot. Cette question sera examinée plus précisément par la suite ; on montrera que parler de vérification directe pour ces propositions présuppose une certaine idéalisation des conditions réelles. Cependant, il est de bonne méthode de commencer par une certaine approximation de la situation réelle et non par le problème de la connaissance dans toute sa complexité ; pour l’instant nous partirons donc du présupposé que pour les phrases d’observation une vérification absolue est possible, et nous maintiendrons ce présupposé tout au long du présent chapitre de notre enquête.

Nous commencerons par la question de la théorie physique de la vérité et nous reporterons le problème de la signification à la section suivante. Cet ordre de l’enquête est dicté par le résultat de la section précédente, qui a montré que la signification est une fonction de la vérité ; il vaut donc mieux commencer par la question de la vérité.

Nous pouvons en effet appliquer notre idée que la vérité est une correspondance entre des symboles et des faits établis par les règles du langage ; mais cette correspondance n’est pas toujours facile à voir. La correspondance n’est évidente que dans la mesure où l’on trouve des termes qui dénotent des objets physiques. C’est ce qui ressort de la méthode utilisée pour définir ces termes. À cet effet, on pourrait imaginer un « dictionnaire » qui donnerait d’un côté les mots, de l’autre des échantillons des choses réelles, de sorte que ce dictionnaire ressemblerait à une collection de spécimens, comme un zoo, plutôt qu’à un livre. Il est plus difficile d’établir la correspondance pour les termes logiques tels que les nombres. Nous avons cité l’exemple suivant : « Ce bateau à vapeur a deux cheminées ». Pour ce qui est des termes « vapeur » et « cheminées », les objets correspondants se trouveront dans notre collection de spécimens — mais qu’en est-il de « deux » ? Dans ce cas, il faut chercher la définition du terme et la substituer au terme. Il s’agit là d’une question assez compliquée ; mais la logique moderne montre en principe comment procéder. Nous ne pouvons entrer ici dans une description détaillée et ne pouvons que résumer la méthode développée dans les manuels de logistique. Il est démontré qu’une phrase contenant « deux » doit être transformée en une « proposition d’existence » contenant les variables x et y ; et, si nous introduisons cette définition dans notre phrase originale concernant le bateau à vapeur, nous trouverons finalement une correspondance entre les cheminées et ces symboles y et x. Ainsi, le terme « deux » est également réduit à une correspondance.

Reste le terme « a ». Il s’agit d’une fonction propositionnelle exprimant la possession. Les fonctions propositionnelles d’un type aussi simple peuvent être imaginées comme étant contenues dans notre collection de spécimens. Ce sont des relations, et les relations y sont données par des exemples qui les représentent. Ainsi, la relation « possession » pourrait être exprimée, par exemple, par un homme portant un chapeau, un enfant tenant une pomme, une église ayant une tour, etc. Cette méthode de définition n’est pas aussi stupide qu’il n’y paraît à première vue. Elle correspond à la manière dont un enfant apprend la signification des mots. Les enfants apprennent à parler en entendant des mots en relation immédiate avec les choses ou les faits auxquels ils appartiennent ; ils apprennent à comprendre le mot « a » parce que ce mot est utilisé dans des occasions telles que celles décrites. Notre collection de spécimens correspond au grand jardin zoologique de la vie à travers lequel les enfants sont guidés par leurs parents.

Nous voyons que la correspondance entre la phrase et le fait peut être établie si la phrase est vraie. Elle présuppose évidemment les règles du langage ; mais elle présuppose plus : elle nécessite la pensée. Le jugement « La phrase est vraie » ne peut se faire sans comprendre les règles du langage. Cela est nécessaire car toute correspondance n’est une correspondance qu’au regard de certaines règles. Parler de correspondance entre le corps de l’homme et le costume de l’homme suppose une règle de comparaison, car il y a beaucoup de points sur lesquels le costume et l’homme diffèrent totalement. Ce que l’on peut dire ici, c’est qu’en appliquant certaines règles — dans le cas de cet exemple, des règles géométriques — on trouve une correspondance entre ces deux types d’objets. Il en va de même pour la comparaison entre les symboles et les objets, et c’est pourquoi cette comparaison nécessite la pensée. La théorie physique de la vérité ne peut donc pas nous libérer de la pensée. Cependant, ce qu’il faut penser, ce n’est pas la phrase originale a, mais la phrase « La phrase a est vraie ». On peut admettre qu’il s’agit là d’une question psychologique et qu’il est peut-être psychologiquement impossible de séparer la pensée de a et celle de « a est vrai » ; ce n’est que pour une phrase a très compliquée que cette séparation pourrait être possible. Une phrase du type « Cette proposition est vraie » concerne un fait physique, à savoir une certaine relation entre les symboles, en tant que choses physiques, et les objets, en tant que choses physiques. Pour donner un exemple : la proposition « Ce bateau à vapeur a deux cheminées » concerne un fait physique ; la proposition A qui se lit « La proposition “Ce bateau à vapeur a deux cheminées” est vraie » concerne un autre fait physique qui inclut le groupe de signes « Ce bateau à vapeur a deux cheminées. » C’est pourquoi nous appelons notre théorie la théorie physique de la vérité. Mais cette théorie ne vise pas à rendre la pensée superflue ; elle soutient seulement que l’objet d’une proposition énonçant la vérité est lui-même un objet physique.

La théorie physique de la vérité comporte des difficultés qui ne peuvent être résolues que dans le cadre d’une théorie des types. L’une des énigmes qui se posent ici est la suivante : si la phrase a est vraie, cela implique que la phrase A, qui se lit « La phrase a est vraie », est vraie aussi, et vice versa ; a et A ont donc la même signification, selon le deuxième principe de la théorie de la vérité de la signification. Mais la théorie physique de la vérité distingue les deux phrases comme concernant des faits différents. Pour justifier cette distinction, il faut supposer que les deux phrases sont de types différents et que la théorie vérificationniste de la signification ne s’applique qu’aux phrases de même type. La phrase a ne peut pas concerner un fait comprenant la phrase a ; que nous puissions inférer de a à A n’est possible que parce que la phrase a, en nous étant présentée, se montre à nous et fournit de nouveaux matériaux qui peuvent être pris en compte dans la phrase A d’un niveau plus élevé. Des réflexions de ce genre ont conduit Tarski[6] à la preuve rigoureuse qu’une théorie de la vérité ne peut être donnée dans la langue concernée, mais exige une langue d’un niveau supérieur ; par cette analyse, certains doutes[7] émis à l’encontre de la théorie physique de la vérité ont pu être dissous.

§ 6. Extension de la théorie vérificationniste de la signification aux propositions d’observation du langage ordinaire

Après avoir montré que les phrases d’observation du langage ordinaire s’accordent avec la théorie physique de la vérité, nous allons maintenant essayer d’étendre également la théorie vérificationniste de la signification à ce type de propositions. Cette extension nécessite une analyse préliminaire des concepts présents dans la théorie de la signification telle qu’elle a été développée.

Nous commençons par le premier principe. Il stipule que la signification est liée à la vérifiabilité. Nous avons dit plus haut que nous considérions comme acquise la possibilité de vérification, et nous continuerons à maintenir ce présupposé dans la présente section. Mais cela n’a d’autre signification que de mettre de côté les objections contre le terme « vérification » ; nous devons cependant analyser le terme « possibilité ».

Avant d’entrer dans cette analyse, nous devons remarquer que la possibilité que nous exigeons ne concerne pas l’hypothèse en question, mais seulement la méthode de sa vérification.[8] L’hypothèse elle-même peut être impossible ; alors la vérification fournira le résultat que la proposition est fausse. Ceci est admissible car la vérification a pour nous une signification neutre : elle signifie la détermination du vrai ou du faux. Ainsi, la proposition « Hercule est capable de porter le globe terrestre sur ses épaules » est vérifiable s’il existe devant nous un Hercule ayant de telles prétentions ; bien que nous soyons sûrs que la réalisation de son affirmation n’est pas possible, la vérification est possible et montrera que son affirmation est fausse.

Nous devons maintenant nous demander ce que signifie la possibilité de vérification. Le terme « possibilité » est ambigu car il existe différents concepts de possibilité ; il faut donc ajouter une définition de la possibilité.

Il y a d’abord la notion de possibilité technique. Il s’agit de faits dont la réalisation est à la portée d’individus ou de groupes d’hommes. Il est techniquement possible de construire un pont sur l’Hudson ; construire un pont sur la Manche, de Calais à Douvres, est peut-être déjà techniquement impossible, et il est certainement techniquement impossible de construire un pont sur l’Atlantique.

Deuxièmement, il y a le concept de possibilité physique. Il exige seulement que l’acte en question soit conforme aux lois physiques, indépendamment de la puissance humaine. La construction d’un pont sur l’Atlantique est physiquement possible. Une visite sur la lune est également physiquement possible. Mais construire une machine à mouvement perpétuel fournissant constamment de l’énergie est physiquement impossible ; et une visite au Soleil serait également physiquement impossible, car un homme serait brûlé, ainsi que son vaisseau spatial, avant d’atteindre la surface du Soleil.

Troisièmement, il y a le concept de possibilité logique. Il exige encore moins ; il exige seulement que le fait puisse être imaginé ou, à proprement parler, qu’il n’implique pas de contradiction. Le perpetuum mobile et la visite du Soleil sont logiquement possibles. En revanche, il serait logiquement impossible de construire un cercle quadrangulaire, ou de trouver un chemin de fer sans rails. Ce troisième concept de possibilité est le plus large ; il n’exclut que les contradictions.

Appliquons maintenant ces concepts à la question de la vérifiabilité. Il faut garder à l’esprit que ces trois concepts de possibilité s’appliquent à la méthode de vérification et non au fait décrit par la proposition.

La notion de possibilité technique n’est généralement pas signifiée lorsque l’on parle de la possibilité de vérification. Au contraire, on souligne que le postulat de vérifiabilité laisse une plus grande liberté aux propositions que ne le permettrait la possibilité technique. L’affirmation « Mesurée à partir du pont sur l’Atlantique, la différence des marées serait d’environ dix mètres » est considérée comme vérifiable parce qu’un tel pont est physiquement possible ; à partir de ce pont, il suffirait de laisser tomber un fil à plomb à la surface de l’eau et on pourrait ainsi mesurer le niveau de l’eau — ce que les navires ne peuvent pas faire parce qu’ils doivent suivre la montée et la descente du niveau de la mer. Nous rejetterons donc la possibilité technique comme critère de vérifiabilité.

Le concept de possibilité physique fournit un cadre suffisamment large pour les affirmations du type donné ; mais il y a d’autres affirmations qui sont exclues par ce concept. C’est le cas des affirmations concernant un avenir très lointain. Je ne peux pas vérifier qu’il y aura, dans deux cents ans, un monde semblable à celui d’aujourd’hui ; ce serait donc une proposition dénuée de sens si nous acceptons la possibilité physique pour la définition de la vérifiabilité. Cette difficulté pourrait être surmontée par un petit changement dans la définition de la vérifiabilité ; nous pourrions nous contenter de la vérification effectuée par tout être humain et renoncer à jouer un rôle personnel dans le processus. Mais il y a d’autres phrases qui n’auraient toujours pas de sens. Telle serait une phrase concernant le monde après la mort du dernier représentant de l’humanité. Ou encore une phrase concernant l’intérieur du Soleil : qu’il y ait quarante millions de degrés de chaleur au centre du soleil n’est pas vérifiable car il est physiquement impossible d’introduire un instrument de mesure dans la masse du soleil. À cette catégorie appartiennent également les phrases concernant la structure atomistique de la matière. Que les électrons tournent sur des orbites elliptiques autour du noyau de l’atome, qu’ils aient un spin, etc. est physiquement invérifiable au sens strict du terme. Appelons signification physique le concept de signification tel qu’il est défini par l’exigence d’une possibilité physique de vérification. Les phrases données n’ont alors aucune signification physique.

Le concept de possibilité logique est le plus large des trois concepts ; en l’appliquant à la définition de la vérifiabilité, nous obtenons le concept de signification logique. Tous les exemples donnés ci-dessus ont une signification logique. Une affirmation sur le monde dans deux cents ans a donc un sens parce qu’il n’est pas logiquement impossible que je vive encore à cette époque, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de contradiction à le supposer. Et parler du monde après ma mort, ou après la mort du dernier homme, a un sens parce qu’il n’est pas logiquement impossible que nous ayons des impressions même après notre mort. Je ne dirai pas que ce concept de signification présuppose la vie éternelle ; il utilise seulement le fait que la vie éternelle n’est pas une contradiction, et il s’abstient, prudemment, de toute présupposition qu’il y ait quelque chance qu’elle soit une réalité. Des réflexions analogues s’appliquent à l’exemple des mesures à l’intérieur du soleil. Je peux imaginer un thermomètre d’une longueur considérable placé au centre du soleil, et la colonne de mercure montant jusqu’à un degré marqué par le chiffre quatre avec sept zéros ; bien que je ne pense pas qu’un physicien essaiera jamais de construire un tel thermomètre, il n’y a pas de contradiction logique dans la conception. Elle contredit les lois de la physique, c’est certain ; mais les lois de la physique sont, en fin de compte, des questions de fait et non des nécessités logiques. Quant aux déclarations concernant la structure de l’atome, je peux m’imaginer diminué à un point tel que les électrons semblent avoir la taille de balles de tennis ; si quelqu’un soulevait une objection à ce sujet, je pourrais lui répondre qu’une telle présupposition n’implique aucune contradiction.

Si nous devons maintenant faire un choix entre ces deux définitions de la signification physique et de la signification logique, nous devons clairement garder à l’esprit qu’il s’agit d’une question de décision volitive et non d’une question de caractère de vérité. Il serait tout à fait erroné de demander : Quelle est la véritable conception de la signification ? ou quelle conception dois-je choisir ? De telles questions n’auraient aucune signification car le sens ne peut être déterminé que par une définition. Ce que nous pourrions faire serait de proposer l’acceptation de cette décision. Il y a cependant deux questions concernant le caractère de vérité liées à la décision. Comme nous l’avons montré au § 1, il s’agit des questions relatives à la décision effectivement utilisée en science et aux décisions impliquées par chaque décision. Commençons par cette dernière ; au lieu de suggérer des propositions, nous préférons la méthode qui consiste à ériger des panneaux indicateurs logiques montrant les connexions nécessaires pour chaque choix possible.

Les exemples cités montrent déjà que les deux définitions de la signification présentent de graves inconvénients. La conception de la signification physique est trop étroite ; elle exclut de nombreuses phrases que la science et la vie quotidienne acceptent manifestement comme ayant une signification. La conception de la signification logique est meilleure à cet égard ; mais il y a le danger opposé que cette conception soit trop tolérante et puisse inclure comme signifiantes des phrases que ses adeptes n’aiment pas voir rangées dans cette catégorie.

De telles phrases existent en effet. Le type le plus important est celui des phrases comprenant une infinité de phrases d’observation. Prenons les propositions contenant le mot « tous », qui se réfère à un nombre infini d’arguments ; ou les propositions concernant la limite de la fréquence dans une série infinie d’événements, tels qu’ils se présentent dans les statistiques. Il n’est pas contradictoire d’imaginer un observateur immortel qui compte une telle série. Mais les défenseurs de la théorie vérificationniste de la signification ont une aversion naturelle pour les propositions de ce type ; et ils la justifient en insistant sur le fait que de telles propositions n’ont pas de signification. On voit qu’ils présupposent donc le concept de signification physique. Ce concept, par contre, nous semble trop étroit ; nous voulons rester en accord avec la physique et nous n’aimerions pas être obligés de rejeter des phrases telles que celles qui concernent la structure des atomes ou l’intérieur du Soleil.

Notre analyse ne conduit donc pas à privilégier l’une ou l’autre des deux conceptions. Elle conduit à un « ni l’un ni l’autre » ; ou, mieux, à un « l’un et l’autre ». En effet, les deux conceptions ont une certaine valeur et peuvent être utilisées ; ce qu’il faut exiger, c’est seulement un énoncé clair, dans chaque cas, indiquant laquelle des deux conceptions nous avons à l’esprit.

Cela correspond également à la procédure de la science actuelle. La physique moderne offre de nombreux exemples célèbres de l’application du concept de signification physique. Le rejet par Einstein de la simultanéité absolue est de ce type ; il est fondé sur l’impossibilité que des signaux se déplacent plus vite que la lumière, ce qui, bien entendu, n’est qu’une impossibilité physique. En appliquant à la place le concept de signification logique, nous pouvons dire que la simultanéité absolue a une signification parce que l’on peut imaginer qu’il n’y a pas de limite à l’augmentation de la vitesse des signaux. La différence entre ces deux concepts de signification a été formulée comme suit : pour notre monde, la simultanéité absolue n’a pas de signification, mais pour un autre monde, elle pourrait en avoir une. La qualification « pour notre monde » exprime la reconnaissance des lois physiques pour la définition de la possibilité de vérification. Dans le même sens, il est impossible d’observer l’intérieur de l’électron uniquement pour notre monde, et donc les propositions concernant ce sujet n’ont pas de signification uniquement pour notre monde. Si l’on utilise une terminologie aussi claire, on évite toute ambiguïté et les deux conceptions peuvent être tolérées l’une et l’autre.

Passons maintenant à un examen du deuxième principe de la théorie vérificationniste de la signification dans son application aux phrases d’observation. Ce principe détermine que deux phrases données ont la même signification lorsque tout fait possible conduit à la même valeur de vérité pour les deux phrases en question. La portée de cette détermination doit être examinée maintenant.

Lorsque nous avons introduit le deuxième principe dans l’exemple du jeu d’échecs, la pleine portée du principe n’a pas pu être reconnue parce que le langage en question était très simple et ne concernait que des objets simples. Dans le langage scientifique, cependant, le deuxième principe a une portée très large. Il arrive fréquemment que certaines phrases semblent avoir une signification très différente, alors qu’un examen ultérieur montre qu’elles sont vérifiées par les mêmes observations. Le concept de mouvement en est un exemple. Lorsque nous disons que le corps se déplace vers le corps , nous pensons que nous énonçons un fait différent du cas où se déplace vers . On peut cependant montrer que les deux phrases sont vérifiées, respectivement, par les mêmes faits d’observation. La célèbre théorie de la relativité d’Einstein peut être conçue comme une conséquence découlant du deuxième principe positiviste de la signification. Ce principe a pour fonction de supprimer ce que nous pourrions appeler l’intension subjective de la signification et, au contraire, de déterminer la signification de manière objective. Ce n’est que par l’ajout de ce principe que l’attitude anti-métaphysique du positivisme est complétée, après avoir été inaugurée par le premier principe.

Quelques remarques doivent être ajoutées concernant le terme « possibilité » dans la formulation du second principe — remarques qui utilisent nos distinctions concernant la définition de la possibilité.

Pour éviter les contradictions, nous utilisons pour le second principe la même définition de la possibilité que pour le premier. Ainsi, pour la signification physique, le second principe doit être conçu comme prescrivant la même signification à deux propositions s’il n’est pas physiquement possible d’observer des faits qui fournissent une vérification différente pour les deux propositions en question ; pour la signification logique, l’égalité de signification dépend donc de l’impossibilité logique de trouver des vérifications différentes. Notre exemple concernant la relativité du mouvement correspond à la signification physique. Il est physiquement impossible de trouver des faits qui confirment l’énoncé «  se déplace vers  » et qui ne confirment pas l’énoncé «  se déplace vers  » — c’est le contenu du principe de relativité d’Einstein. Einstein ne parle pas ici de nécessité logique ; au contraire, il met l’accent sur l’origine empirique de son principe, et c’est justement dans les mots « physiquement impossible » que cette origine empirique se manifeste. L’analyse a montré qu’il est logiquement possible d’imaginer des faits qui distinguent les deux phrases en question ; il est donc logiquement possible d’imaginer un monde dans lequel le principe de relativité ne s’applique pas[9]. Le concept de mouvement absolu a donc une signification logique. C’est seulement pour notre monde qu’il ne s’applique pas.

Nous n’avons pas l’intention d’entrer ici dans une analyse plus détaillée de ces questions. La fonction du second principe dépend de la conception du premier ; nous allons donc maintenant poursuivre notre exposé du premier principe et en faire une critique nécessaire.

Notre discussion sur ce principe n’a pas été satisfaisante. Nous sommes parvenus à deux définitions de la signification et nous avons montré qu’elles étaient toutes deux acceptables ; mais nos sentiments subjectifs sont en faveur de l’une d’elles, à savoir de la définition qui exige une possibilité physique de vérification et qui, par conséquent, fournit le concept le plus rigoureux de la signification. Le concept de signification physique semble plus solide que celui de signification logique, et les progrès épistémologiques de la physique ces derniers temps sont en effet dus à l’accent mis sur cette conception. La purification des doctrines de l’espace-temps par Einstein, l’élucidation de la théorie des atomes par la théorie quantique et bien d’autres clarifications similaires ont été réalisées grâce à l’utilisation du concept rigoureux de signification physique. L’avantage de ce concept réside dans sa saine capacité à limiter le sens à la description d’opérations réalisables. Nous avons parlé du concept de possibilité technique ; si ce concept est rejeté pour la définition de la vérifiabilité, c’est parce qu’il ne peut être délimité de façon précise et qu’il évoluerait avec le progrès des capacités techniques de l’humanité. Le domaine du techniquement possible a pour limite supérieure la possibilité physique ; en ce sens, on peut dire que la décision d’adopter la signification physique est la décision quant aux opérations réalisables. Ce serait donc le but de l’épistémologie de construire une théorie de la physique dans laquelle toutes les propositions concernant notre monde seraient justifiées par la signification physique et n’auraient pas besoin d’être soutenues par le concept de signification logique.

Ce postulat n’est pas satisfait par les considérations développées précédemment. Nous avons constaté que les phrases concernant des événements d’un futur lointain, ou concernant la structure de l’atome, présupposent une signification logique parce qu’elles ne peuvent pas être vérifiées si les lois de la physique s’appliquent. Mais si cela est vrai, nous avons le sentiment qu’une telle justification par la signification logique fait violence à ce que nous pensons réellement. Nous ne sommes pas d’accord pour accepter une phrase sur la température à l’intérieur du soleil uniquement parce que nous pouvons imaginer un thermomètre qui continue docilement à remplir ses fonctions dans des conditions où tous les autres corps sont vaporisés. Nous ne croyons pas que les énoncés physiques concernant la structure de l’atome ont une signification uniquement parce que nous pouvons imaginer notre propre corps réduit aux dimensions atomiques, observant le mouvement des électrons comme nous observons le lever du soleil. Il doit y avoir quelque chose d’erroné dans notre théorie de la signification ; et nous allons essayer de découvrir ce que c’est.

§ 7. La signification des propositions indirectes et les deux principes de la théorie probabiliste de la signification

Une issue à cette difficulté a été indiquée par le pragmatisme et le positivisme. Elle consiste à introduire un second type de vérification, que nous appellerons vérification indirecte. Il existe des propositions qui ne peuvent pas être vérifiées directement, mais qui peuvent être réduites d’une certaine manière à d’autres propositions susceptibles d’être vérifiées directement. Appelons les propositions de ce type des propositions indirectes ; ainsi, les propositions d’observation peuvent être appelées propositions directes.

En utilisant ces concepts, nous construisons une solution de la manière suivante. Nous conservons l’exigence de possibilité physique, en utilisant donc uniquement le concept de signification physique. Mais les propositions qui s’avèrent invérifiables selon cette définition ne sont plus considérées comme des propositions d’observation ; elles passent de propositions directes à des propositions indirectes. Elles acquièrent donc une signification indirecte ; et l’occurrence de telles propositions en physique n’est plus en contradiction avec le postulat de la signification physique.

Avant d’entrer dans une analyse détaillée de ce plan, ajoutons une remarque. La question de savoir si une proposition est directe ou non ne peut être tranchée sans ambiguïté ; la réponse dépend de la définition de la signification. Prenons notre proposition concernant la température à l’intérieur du soleil ; du point de vue de la signification logique, elle est directe, du point de vue de la signification physique, elle ne l’est pas. Il en va de même pour le terme « proposition d’observation ». Ce terme semble avoir une signification claire ; mais nous constatons qu’il dépend de la définition de la possibilité d’observation. Observer la température à l’intérieur du soleil, de la même manière que nous observons la température de notre chambre, est logiquement possible mais pas physiquement. Toutes ces catégories de phrases n’ont donc pas de signification absolue mais varient en fonction de la définition de la signification.

Abordons maintenant la question de la vérification indirecte. La détermination de ce terme est suggérée par la méthode de vérification utilisée dans la pratique scientifique. La température du soleil est mesurée de manière très complexe. Les physiciens observent l’énergie contenue dans les rayons lumineux de différentes couleurs émis par le soleil ; et, en comparant la distribution obtenue à des observations analogues sur des rayons lumineux terrestres, ils calculent la température de la surface du soleil. surface. Les régularités présupposées dans cette mesure sont impliquées dans les lois du rayonnement. Après avoir déterminé la température à la surface du soleil, les physiciens, par des calculs assez vagues et spéculatifs, arrivent finalement au nombre de quarante millions de degrés pour l’intérieur du Soleil ; ces calculs contiennent un certain nombre d’observations physiques de toutes sortes, notamment celles qui interviennent dans la théorie des atomes.

On constate ainsi que la phrase indirecte se réduit à une classe de phrases directes. Ces phrases directes concernent des instruments de mesure électriques et optiques, des thermomètres, des couleurs, etc., mais tous sont situés sur notre terre dans les laboratoires de physique, de sorte qu’aucune visite au Soleil n’est nécessaire. Il est vrai qu’il existe une telle réduction des phrases indirectes en phrases directes. Ce que nous devons étudier, c’est le type de relation entre les deux catégories.

Les pragmatistes et les positivistes ont tenté de clarifier cette relation. Cette tentative est basée sur la supposition qu’il existe une équivalence entre la phrase indirecte, d’une part, et la classe des phrases directes, d’autre part. La structure de cette classe de phrases directes peut être assez compliquée ; elle n’est pas simplement construite sous la forme d’une conjonction des phrases directes, c’est-à-dire d’une combinaison par « et », mais elle peut contenir des disjonctions, des négations, des implications, etc. Ceci est évident même dans un cas simple : pour mesurer la température de notre chambre, nous pouvons utiliser un thermomètre à mercure, ou un thermomètre à alcool, etc. Ce « ou » sera transféré dans la classe des propositions directes équivalentes à l’énoncé concernant la température de notre chambre. Désignons l’ensemble des propositions directes par , la proposition indirecte par A ; alors le positivisme maintient l’équivalence

(1)
Le signe indique l’égalité de la valeur de vérité, c’est-à-dire que si un côté est vrai, l’autre côté est vrai aussi ; et si un côté est faux, l’autre côté est également faux. En appliquant maintenant le deuxième principe de la théorie de la vérité de la signification, nous trouvons que la proposition indirecte A a la même signification que la classe des propositions directes.

Nous appellerons cette méthode de détermination de la signification des propositions indirectes le principe de rétrogression. Selon ce principe, la signification de la proposition indirecte est obtenue en construisant les propositions d’observation à partir desquelles la proposition indirecte est inférée ; le principe de rétrogression soutient que cette inférence doit être interprétée comme une équivalence et que la signification de la conclusion de l’inférence est la même que la signification des prémisses de l’inférence. La signification de la proposition indirecte est donc construite par une rétrogression, c’est-à-dire par un processus inverse à celui du scientifique. Le scientifique avance des propositions d’observation à la proposition indirecte ; le philosophe, en vue de l’interprétation, remonte de la proposition indirecte à ses prémisses. C’est l’idée exprimée par Wittgenstein dans sa formule : la signification d’une proposition est la méthode de sa vérification[10]. Les pragmatistes ont, à une époque antérieure, exprimé la même idée en appelant les propositions d’observation la « valeur monétaire » de la proposition indirecte.[11]

Cette théorie de l’équivalence de la signification indirecte séduit par sa simplicité et sa clarté. Si elle se vérifiait, la théorie de la connaissance prendrait une forme très simple : tout ce que la physique énonce serait un résumé de propositions d’observation. C’est d’ailleurs ce qu’ont souligné les positivistes. Mais cette théorie ne résiste pas à une critique plus rigoureuse.

Il n’est pas vrai que la classe des phrases indirectes apparaissant à droite de l’équivalence (1) soit finie. Le signe d’équivalence signifie une double implication, c’est-à-dire une implication de gauche à droite et une autre implication de droite à gauche. Ainsi, les propositions comprennent toute la série des propositions dont on peut déduire A et en même temps toutes les propositions qui peuvent être déduites de A. Mais ce n’est pas une classe finie ; ou, du moins, c’est une classe pratiquement infinie, c’est-à-dire une classe qui ne peut jamais être donnée de façon exhaustive aux êtres humains. Prenons par exemple la phrase A concernant la température du soleil. Parmi , nous avons donc des observations sur le rayonnement des rayons solaires et des corps chauds, des observations sur les raies spectrales, etc. Il est vrai que la classe des propositions dont on part pour déduire A est finie, et même pratiquement finie ; car on a toujours un nombre fini de propositions. Mais la classe de propositions que nous pouvons déduire de A n’est pas finie. Nous pouvons déduire de A que la température d’un certain corps, placé à une courte distance r du soleil, serait de T degrés ; nous ne pouvons pas faire cette expérience parce que nous ne pouvons pas quitter la surface de la terre. Il existe une classe infinie de phrases de ce genre ; en faisant passer r par toutes les valeurs numériques possibles, cette classe serait infinie. C’est donc une grave erreur de penser que le côté droit de (1) puisse jamais être pratiquement donné.

Ceci nécessite une remarque supplémentaire. Il y a un cas dans lequel l’infinité des conséquences tirées de A ne présenterait aucune difficulté : il en serait ainsi si les mêmes conséquences pouvaient être déduites de l’ensemble fini . Dans ce cas, notre connaissance de l’ensemble nous permettrait d’affirmer toute la classe des conséquences tirées de A ; il n’y aurait pas de surplus de signification dans A, par rapport à l’ensemble . Mais ce n’est évidemment pas le cas en physique. Pour les propositions physiques, la proposition A a une signification excédentaire ; et les conséquences déduites de A ne peuvent pas être tirées de l’ensemble . Que la température à une distance r du soleil ait une valeur déterminée T ne peut pas logiquement être déduit de  ; il est logiquement possible qu’une observation future à un endroit éloigné de r du soleil fournisse une valeur différente de T en dépit de l’ensemble précédemment observé . Ceci est dû à l’indépendance des observations empiriques ; il n’y a aucune contrainte logique pour qu’une observation future corresponde aux précédentes, ou à un résultat attendu. C’est parce que l’énoncé physique A inclut des prédictions pour des observations futures qu’il contient un surplus de signification par rapport à l’ensemble  ; et c’est l’indétermination du futur qui déroute la théorie de l’équivalence du positivisme concernant les phrases indirectes.

Les connexions réelles sont d’un caractère plus compliqué. Nous partons d’une classe finie de propositions  ; mais à partir de cette classe, il n’y a pas d’implication logique vers A. Ce que nous avons, c’est seulement une implication de probabilité.[12] Désignons l’implication de probabilité par le signe  ; il faut alors écrire

(2)
D’autre part, même les inférences de A à ne sont pas absolument sûres ; car il peut arriver que A soit vrai, alors que ne sont pas vrais — bien que cela soit très improbable. Nous avons donc aussi une implication de probabilité, et non une implication logique, de A à  :
(3)

L’équivalence logique est définie par la double implication ; introduisons donc un nouveau terme pour l’implication de probabilité mutuelle et appelons-le connexion de probabilité. En utilisant le signe pour cette relation, nous avons

(4)

Cette relation de probabilité remplace l’équivalence (1).

Le rejet de l’équivalence (1) était basé sur l’idée que la classe des phrases d’observation qui peuvent être coordonnées avec A n’est pas finie. On peut maintenant se demander s’il existe au moins une classe infinie de phrases d’observation telle qu’elle soit équivalente à A. Cette question sera examinée ultérieurement (§§ 15-17) ; pour l’instant, il suffit de dire que, s’il existe une telle classe équivalente, elle est infinie.

Or il est vrai que le contrôle d’un ensemble infini de phrases d’observation, l’une après l’autre, est seulement physiquement impossible, et non logiquement impossible. Ainsi, si nous mettons de côté, pour un moment, toutes les autres difficultés dans la détermination de la classe équivalente et laissons la discussion de celles-ci pour un examen ultérieur, nous pourrions dire que l’admission de la signification logique nous permettrait de réduire une phrase indirecte à un ensemble équivalent de phrases d’observation. Mais il faut savoir qu’avec cette interprétation des phrases indirectes, la plupart des propositions de la physique sont dotées signification que parce qu’il n’est pas logiquement impossible de compter, terme après terme, une série infinie. Je ne pense pas qu’un tel raisonnement puisse convaincre qui que ce soit. Personne ne prendrait en considération une telle possibilité formelle ; ce n’est pas cette possibilité logique qui nous conduit à accepter les phrases indirectes comme significatives. Justifier la théorie de l’équivalence des phrases indirectes par la possibilité logique de contrôler un ensemble infini d’observations reviendrait à détruire le lien entre la reconstruction rationnelle et la science effective et à anéantir le fondement même du positivisme et du pragmatisme.

Ce résultat exprime l’échec définitif de la théorie de la vérité de la signification. Il n’est pas possible de maintenir le postulat de la vérifiabilité stricte pour les phrases indirectes ; les phrases de ce type ne sont pas strictement vérifiables parce qu’elles ne sont pas équivalentes à une classe finie de phrases directes. Le principe de rétrogression ne tient pas car l’inférence des prémisses à la phrase indirecte n’est pas une transformation tautologique mais une inférence probabiliste. Nous sommes donc contraints de prendre une décision : soit renoncer aux phrases indirectes et les considérer comme dépourvues de signification, soit renoncer à la vérifiabilité absolue comme critère de signification. Le choix, je pense, ne peut pas être difficile, car il a déjà été tranché par la pratique de la science. La science n’a jamais renoncé aux phrases indirectes ; elle a montré, au contraire, le moyen de définir la signification par d’autres moyens que la vérifiabilité absolue.

Ce moyen est fourni par le prédicat de poids. Nous avons montré au § 3 que, dans tous les cas où la valeur de vérité d’une proposition n’est pas connue, la valeur prédictive prend la place de la valeur de vérité. Elle peut donc remplir la même fonction pour les phrases indirectes. La théorie de la vérité de la signification doit donc être abandonnée et remplacée par la théorie probabiliste de la signification. Nous formulons la

Premier principe de la théorie probabiliste de la signification : une proposition a une signification s’il est possible de déterminer un poids, c’est-à-dire un degré de probabilité, pour la proposition.

Pour la définition de la « possibilité » qui intervient ici, nous acceptons la possibilité physique. On peut facilement montrer que cela suffit à donner une signification à tous les exemples que nous avons traités ; nous n’avons pas besoin d’introduire la possibilité logique parce que les propositions qui ont exigé une possibilité logique pour obtenir une signification dans le cadre de la théorie de la vérité reçoivent une signification dans le cadre de la théorie probabiliste en tant que propositions indirectes. Cela devient évident si l’on considère des exemples tels que l’affirmation concernant la température du Soleil. Il est physiquement possible d’attribuer une probabilité à cette affirmation. Il est vrai que, dans ce cas, nous ne pouvons pas déterminer le degré exact de probabilité, mais cela n’est dû qu’à des obstacles techniques. Nous avons au moins une idée de la probabilité, comme le montre le fait que les physiciens acceptent l’affirmation comme relativement fiable et ne seraient jamais d’accord avec des affirmations attribuant au Soleil une température de quelques centaines de degrés seulement, par exemple. Il nous appartiendra, bien entendu, de discuter plus en détail de cette question de la détermination de la probabilité, ce que nous ferons plus tard. Pour l’instant, cette remarque préliminaire peut suffire.

Le deuxième principe de la théorie de la vérité de la signification est maintenant remplacé par le suivant :

Deuxième principe de la théorie probabiliste de la signification : deux phrases ont la même signification si elles obtiennent le même poids, ou degré de probabilité, par toute observation possible.

Comme précédemment, le concept de possibilité qui intervient ici est le même que pour le premier principe ; c’est donc à nouveau la possibilité physique que nous acceptons pour notre définition.

Appelons la signification définie par ces deux principes signification probabiliste ; le concept précédemment développé de signification de la vérité peut alors être appelée signification de la vérité. En raison de la distinction entre possibilité physique et logique, la signification de la vérité se divise en signification de la vérité physique et signification de la vérité logique. On pourrait se demander s’il existe la même bifurcation pour la signification probabiliste. Une telle distinction s’avère superflue car la combinaison de la possibilité logique avec le poids ne fournit pas un concept distinct de la signification de vérité logique ; s’il est logiquement possible d’obtenir un poids pour une phrase, il est aussi logiquement possible d’obtenir une vérification. Seules des raisons physiques peuvent exclure la vérification et en même temps permettre la détermination d’un poids ; si nous ignorons les lois de la physique, nous sommes en imagination libres d’expériences physiques et n’avons pas besoin de distinguer la possibilité d’une détermination du poids et d’une vérification. Ainsi, la signification logique de probabilité et la signification logique de vérité sont identiques. La signification de probabilité est donc toujours une signification de probabilité physique. Nous pouvons donc laisser tomber l’ajout « physique » et parler simplement de signification de probabilité ; la signification de probabilité et la signification de vérité physique peuvent toutes deux être comprises sous le nom de signification physique.

La théorie probabiliste de la signification peut être considérée comme une expansion de la théorie de la vérité de la signification physique dans laquelle le postulat de la vérifiabilité est pris dans un sens plus large, incluant la possibilité physique de déterminer soit la valeur de vérité, soit un poids. Nous inclurons donc les deux théories sous le nom de théorie de la vérifiabilité de la signification. Le sens plus étroit de la vérification sera exprimé par « vérification absolue ».

La justification de cet élargissement est donnée par le fait que cette théorie, et seulement cette théorie, correspond à la pratique de la science. Lorsqu’un homme de science parle de la température du Soleil, il ne considère pas ses phrases comme significatives parce qu’il y a une possibilité logique de vérification directe mais parce qu’il existe une possibilité physique de déduire la température du soleil à partir d’observations terrestres. L’homme de science sait également que cette déduction n’est pas une déduction logique mais une déduction de probabilité. Il peut arriver que toutes ses prémisses soient vraies mais que le résultat A de sa déduction soit faux ; il ne peut donc maintenir A qu’avec une certaine probabilité.

Quelques remarques supplémentaires doivent être ajoutées. Nous avons introduit le concept de « proposition indirecte » pour obtenir une signification pour des phrases qui n’en avaient pas sous la présupposition d’une certaine définition de la signification, mais qui avaient une signification sous une autre définition de la signification, étant alors des propositions d’observation. Il existe en outre d’autres propositions qui ne sont en aucun cas des propositions d’observation pour aucune des définitions de la signification, et qui doivent être conçues comme des propositions indirectes pour toute théorie de la signification. Ce sont les propositions concernant le développement de l’humanité, les espèces biologiques, le système planétaire — en général, les phrases dont les objets sont si vastes, ou si étendus dans le temps, qu’une vue directe n’est en aucun cas possible. À ces propositions s’ajoutent des énoncés concernant des sujets abstraits, tels que l’esprit de la Renaissance, le caractère égoïste d’une certaine personne, etc. Toutes ces propositions doivent être considérées comme indirectes.

Pour ces propositions également, nous soutenons qu’il n’y a pas, en général, d’équivalence logique entre la proposition générale ou abstraite et l’agrégat de propositions d’observation sur lesquelles elles sont basées. Ceci est évident du fait que nous ne sommes jamais absolument sûrs de la proposition indirecte, bien que les propositions de base puissent être de la plus haute certitude. Les faits à partir desquels nous déduisons le caractère égoïste d’un homme peuvent être indubitablement certains ; mais cela n’exclut pas que nous puissions observer, à un moment ultérieur, datent de certaines actions de l’homme qui ne sont pas compatibles avec l’hypothèse de l’égoïsme. Des propositions de ce genre exigent le même élargissement du concept de signification que celui qui a été donné précédemment ; seule la théorie probabiliste de la signification peut leur rendre justice, sans faire violence à l’usage réel de telles propositions dans la science ou dans la vie quotidienne. Nous ne pouvons donc pas accepter l’interprétation positiviste selon laquelle ces propositions sont équivalentes à un ensemble fini de propositions vérifiables ; nous les considérons comme significatives uniquement parce qu’elles possèdent un certain poids dérivé des observations.

§ 8. Discussion de la théorie de la vérifiabilité de la signification

Nous devons maintenant examiner certaines objections qui peuvent être soulevées contre la théorie de la vérifiabilité de la signification. Puisque ce terme doit inclure à la fois la théorie de la vérité et la théorie probabiliste de la signification, nous parlons ici des objections soulevées contre les deux théories en commun ; une telle discussion commune est possible parce que la théorie probabiliste est une expansion continue de la théorie de la vérité de la signification.

Les objections habituelles partent du fait que le concept de signification est fréquemment utilisé sans référence particulière à la vérification. Les poètes parlent des mythes anciens, les religieux de Dieu et des cieux, les scientifiques de l’origine possible du monde, sans s’intéresser à la question de la vérification. Ils conviennent peut-être que, dans ces cas, la vérification est hors de portée de l’homme, mais ils sont convaincus que, malgré cela, leurs idées ont au moins une signification. Ils voient même des images avec « l’œil de l’esprit » et sont sûrs d’avoir une idée claire de ce qu’ils veulent dire. Ce fait psychologique n’est-il pas une preuve contre le lien entre signification et vérifiabilité ?

À cela, il faut répondre que les cas considérés n’ont pas un caractère uniforme et doivent être soigneusement classés. Il existe de nombreux cas dans lesquels il faut nier non pas la vérifiabilité, mais la vérité. Les histoires inventées par les poètes et les vieux mythes ne sont certainement pas vraies ; et c’est justement pour cette raison qu’elles sont vérifiables, ce terme ne désignant que la qualité neutre selon laquelle il est possible de déterminer si elles sont vraies ou fausses. Ces cas ne sont donc pas des exemples de séparation entre signification et vérifiabilité. D’un autre côté, il y a des cas où la vérifiabilité est remise en question, comme dans le cas de nombreuses affirmations religieuses que leurs adeptes avancent souvent en prétendant qu’aucune connaissance humaine ne pourra jamais en vérifier la véracité.

Nous faisons ici principalement référence au mysticisme religieux qui, de tout temps, a exercé une grande influence sur les hommes, mais dont les doctrines ne peuvent être mesurées à l’échelle de la vérité scientifique. Les discours des prophètes religieux sont souvent tels que les étrangers ne les comprennent pas du tout, tandis que les croyants sont élevés à la plus haute exaltation ; ou, s’il y a un sens ordinaire dans les mots utilisés, il est soutenu par les adhérents que cette partie vérifiable de la doctrine n’est pas la signification essentielle — qu’il y a une signification « supérieure » qui n’a rien à voir avec la vérifiabilité.

Avant d’entrer dans l’analyse de cette conception, on peut faire une remarque générale. Si l’on entend contester aux mystiques le droit de parler de leur discours comme étant pourvu de signification, il ne s’agit pas de remettre en cause la pertinence que leurs énoncés peuvent avoir pour eux-mêmes ou pour leurs auditeurs. Ce serait faire preuve d’un intellectualisme naïf que de contester la valeur morale et esthétique que la mystique peut avoir et a effectivement eu dans l’histoire de l’esprit humain. Mais si les paroles mystiques peuvent avoir une signifiance, cela n’implique pas qu’elles aient aussi une signification. La musique a, elle aussi, un effet de premier ordre sur les hommes et peut être l’un des meilleurs moyens d’éducation spirituelle et morale. Mais nous ne parlons pas de la signification de la musique. Dans ce cas, l’absence de la propriété « signification » est évidente car la musique ne possède pas les formes extérieures du langage. Les énoncés mystiques, cependant, présentent de telles formes ; c’est la raison pour laquelle le caractère émotionnel et éducatif de ces énoncés peut être confondu avec ce que nous appelons « signification ».

Il est vrai que le langage n’est pas toujours utilisé dans l’intention de communiquer quelque chose à d’autres personnes. Le langage peut être utilisé dans le but d’influencer les personnes, de susciter en elles certains états d’âme que l’on souhaite voir naître chez elles ; et le langage peut être un bon instrument pour cela, parfois même meilleur que la musique, qui, si elle n’est pas accompagnée de paroles, peut n’avoir que des effets incomplets. Un bon prédicateur peut susciter, par son sermon, des sentiments de dévotion, de pénitence, de contrition, ou l’impulsion à une vie conforme aux conceptions morales de l’Église ; et l’effet des chants qui l’accompagnent peut être confiné à un rôle subalterne par rapport à son discours. Un homme politique, par son discours, peut imposer son opinion à une assemblée, même si des réflexions rationnelles réfuteraient ses vues. Le langage familier n’est jamais totalement exempt d’une telle composante suggestive — qu’il s’agisse de la suggestion contenue dans le discours d’un vendeur à un client, dans le discours d’un professeur à son élève ou dans le discours d’un ami à un ami. Mais la fonction suggestive du langage doit être logiquement séparée de sa fonction communicative, c’est-à-dire de sa fonction d’information des autres personnes sur certains faits ou relations entre les faits.

Il existe encore une troisième fonction du langage qui doit être distinguée de sa fonction communicative. Le langage peut nous libérer d’une contrainte intérieure, détendre un esprit tendu — qu’il s’agisse de l’oppression causée par des douleurs physiques ou psychiques, de la tension délicieuse de la joie, ou de la contrainte nerveuse des situations productives d’un esprit créateur. La fonction relaxante s’exprime sous des formes très diverses : le « Oh » prononcé lorsqu’une aiguille nous pique le doigt, un air sifflé à soi-même, les vers qui libèrent la tension émotionnelle d’un poète. Cette fonction relaxante du langage est aussi différente de la fonction communicative que l’est la fonction suggestive ; elle peut montrer des relations avec cette dernière en assumant une fonction autosuggestive, comme dans le cas d’un enfant qui parle fort en entrant seul dans une chambre obscure. Nous pouvons combiner ces deux fonctions, la fonction suggestive et la fonction relaxante, dans le terme de fonctions émotionnelles, en indiquant que c’est la sphère émotionnelle qui est concernée, et en laissant ouverte la possibilité d’ajouter d’autres fonctions d’un caractère similaire.[13]

Il ne s’agit pas ici de montrer pourquoi les fonctions émotionnelles sont si bien remplies par l’utilisation d’énoncés qui ont en même temps un caractère communicatif ; ce qui nous intéresse, c’est la question de la détermination logique de la fonction communicative. Cette détermination n’est pas exempte d’arbitraire ; mais il me semble qu’il y a deux facteurs indispensables à une telle définition si l’on veut qu’elle corresponde à l’usage de la parole dans la vie pratique.

Le premier est qu’une fonction communicative ne commence que lorsqu’il y a certaines règles établies pour l’utilisation des termes. Nous avons parlé de la fonction relaxante que le mot « Oh » peut avoir pour une personne piquée par une aiguille ; imaginez maintenant une personne assise dans le fauteuil d’un dentiste et recevant l’ordre d’indiquer toute sensation de douleur causée par la fraise. Le « Oh » prononcé dans ce cas — sans perdre, heureusement, sa fonction relaxante — possède en même temps une fonction communicative ; il communique au dentiste le fait que sa fraise a percé la fine surface de l’émail de la dent. Ce « Oh » est une phrase dotée de signification ; il l’est parce qu’il s’agit d’un énoncé en correspondance avec les règles établies par l’ordre du dentiste. C’est l’adaptation à certaines règles qui transforme un énoncé à caractère relaxant en un énoncé à caractère communicatif, c’est-à-dire en une proposition (cf. aussi § 2).

Les règles dont nous parlons sont arbitraires dans de larges limites ; mais il y a une propriété — et c’est le deuxième facteur essentiel que nous voulons indiquer — que nous exigeons pour qu’elles puissent être appelées règles déterminant une signification. Cette propriété est l’occurrence de quelque chose comme une valeur de vérité. Pour cela, nous n’exigeons pas la vérité absolue ; notre prédicat de poids est un représentant suffisant de ce qui doit être exigé ici. Mais une telle détermination doit se produire ; nous devons être capables d’approuver ou de nier une phrase, ou du moins de l’approuver dans une certaine mesure. Il n’y a jamais eu, en effet, de théorie de la signification qui contredise ce postulat. Les énoncés mystiques sont présentés par leurs adeptes avec une telle prétention, et même avec des revendications à un degré de vérité extrêmement élevé ; car les mystiques parlent de la vérité absolue de leurs doctrines. C’est justement pour cette raison qu’ils distinguent leur discours des stimuli émotionnels tels que la musique. La musique, même si elle est suggestive, excitante, puissante, n’est pas vraie, alors que le discours d’un mystique prétend être vrai, absolument vrai.

Si la théorie de la vérifiabilité de la signification est ensuite remise en question par des philosophes qui veulent soutenir le mysticisme, ou tout autre type de vérité « non physique », ce n’est pas le prédicat de la valeur de vérité qui est attaqué par eux. Ce qu’ils attaquent, c’est la vérifiabilité de telles propositions ; ils ne reconnaissent pas qu’il doit toujours être possible de déterminer la valeur de vérité par des méthodes d’observation. L’homme religieux soutient que ses affirmations concernant Dieu, le jour du jugement, etc. sont vraies, mais admet qu’il n’y a pas de possibilité de prouver leur vérité de manière empirique. C’est donc la différence entre l’existence de la valeur de vérité et la déterminabilité empirique d’une valeur de vérité qui constitue l’objet de toute discussion concernant la théorie de la vérifiabilité de la signification.

Avec cette formulation, le problème de la définition de la signification acquiert une forme plus précise. Nous avons distingué trois types de signification que nous avons appelés signification de vérité physique, signification de probabilité et signification logique. Introduisons un quatrième terme pour le type de signification présupposée dans le discours religieux ou mystique ; appelons-le signification supra-empirique. Les adeptes de ce type de signification, avons-nous dit, ne contredisent pas l’idée qu’un énoncé doit être vrai ou faux ; ils n’admettent pas, cependant, que les méthodes habituelles de la science empirique soient le seul moyen de déterminer une valeur de vérité. Ils opposent donc la signification supra-empirique à la signification empirique, regroupant dans ce dernier terme les trois autres types de signification mentionnés. L’ordre logique des quatre types de signification peut être indiqué par le schéma de la figure 1 ; si l’on considère les classes de propositions admises comme signifiantes par chacune de ces définitions, leurs extensions forment des domaines qui s’incluent ou sont inclus les uns dans les autres.

Il nous faut maintenant analyser la question du choix entre signification empirique et signification supra-empirique. Cette question, nous devons l’admettre, ne peut être soulevée sous la forme d’une interdiction ou d’une autorisation de décider d’une signification supra-empirique. Nous avons précisé que la question de la signification n’est pas une question de caractère de vérité, mais de définition et, par conséquent, de décision volitive ; ainsi, la question de l’interdiction ou de l’autorisation d’un usage ou d’un autre ne peut pas être soulevée. Comme nous l’avons souligné au § 1, il y a en revanche, sur le caractère de vérité, deux questions liées à la décision. Elles concernent la décision effectivement utilisée en science, et ce que nous appelons les « décisions induites ». La première de ces questions ne nous intéresse pas pour l’instant ; nous voulons faire un choix, décider d’une définition. C’est donc la seconde question, celle des décisions impliquées, qu’il nous faut soulever ; ce n’est qu’en répondant à

cette question que nous trouverons une base pour régler la question du lien entre signification et vérifiabilité.

Les positivistes ont avancé l’idée que les énoncés qui ont une signification supra-empirique sont vides ; nous prétendons, dit-on, signifier quelque chose, mais nous ne signifions rien. Je ne pense pas qu’il s’agisse là d’une réfutation claire. Il est difficile de convaincre une personne que ses paroles ne signifient rien ; c’est parce que la reconnaissance de cette contention dépend de la définition des termes « signification de quelque chose » et « signification de rien ». Dans quelles conditions un énoncé est-il vide ? Si c’est le cas lorsqu’un énoncé n’est pas vérifiable, alors bien sûr la signification super-empirique est vide ; mais comment pourrions-nous convaincre une personne qu’elle devrait accepter cette définition du vide ? Les arguments de ce type sont des argumenta ad hominem ; ils peuvent persuader certaines personnes, mais ils ne clarifient pas le problème.

La question des décisions qui en découlent est claire et sans ambiguïté. Elle conduit à une distinction indubitable entre les questions pertinentes pour les décisions en faveur d’une signification empirique ou super-empirique.

Pour mener à bien cette analyse, nous devons d’abord introduire une classification des déclarations super-empiriques. Regroupons dans une classe toutes les significations pour lesquelles on soutient que nous n’avons aucun moyen de connaître leur valeur de vérité ; dans l’autre classe, nous mettons toutes les significations dont la valeur de vérité est connue, mais par des méthodes super-empiriques.

En ce qui concerne la première de ces deux classes, nous pouvons maintenant indiquer une propriété qui la distingue des énoncés empiriques. Cette propriété concerne l’applicabilité de ces énoncés à des fins d’action. Si nous voulons utiliser un énoncé dans la poursuite d’une certaine action, nous devons connaître sa valeur de vérité, ou du moins, son poids. Nous n’avons pas l’intention de dire que les énoncés dont la valeur de vérité est connue sont une base suffisante pour les actions ; nous avons expliqué précédemment (§3) qu’une action présuppose toujours une décision volitive concernant un but. Mais en plus de cette fixation du but, nous avons besoin d’une certaine connaissance, c’est-à-dire d’énoncés ayant un caractère de vérité, pour atteindre le but ; ils indiquent la voie de la réalisation. Or, il est évident que cette fonction ne peut être remplie que par des énoncés dont la valeur de vérité ou le poids est connu. Il s’ensuit que les énoncés de notre première classe d’énoncés super-empiriques ne peuvent jamais servir de base à des actions.

Passons maintenant à la deuxième catégorie. Il semble que l’inapplicabilité de ces énoncés aux actions ne puisse être maintenue. La croyance religieuse a été historiquement la source de nombreuses actions, et même d’actions de la plus grande importance. Les idées selon lesquelles le monde est une création de Dieu, que Dieu est omnipotent et omniprésent, qu’il y a une vie après la mort, etc. ont joué un grand rôle dans l’histoire de l’humanité. Il est vrai qu’il est impossible de donner des preuves empiriques de ces affirmations, mais il y a toujours eu des adeptes de ces idées tellement convaincus de leur vérité super-empirique qu’ils n’hésitaient pas à mener des guerres, à tuer des gens ou à sacrifier leur propre vie, lorsque la reconnaissance de ces affirmations l’exigeait.

Pour analyser ce problème, il faut d’abord souligner que tous les énoncés religieux ne sont pas dépourvus de signification empirique. L’affirmation de la vie après la mort implique des expériences futures semblables à celles que nous avons dans la vie ordinaire ; si nous devons contester sa signification de vérité physique, nous ne pouvons pas nier sa signification logique. De telles affirmations peuvent devenir des bases d’actions si elles sont supposées vraies ; car, pour qu’une affirmation devienne une base d’actions, il suffit que nous la pensions vraie. Si l’homme primitif dépose des jarres contenant de la nourriture et de l’eau dans les tombes de ses amis, cette action est correctement dérivée de sa croyance que ses amis continueront à vivre après la mort. Dans un tel cas, notre enquête doit prendre une autre direction ; nous devons nous demander s’il existe des méthodes pour découvrir la valeur de vérité des énoncés ayant une signification logique. La réponse est donnée dans la discussion sur les méthodes scientifiques ; il y est montré que cela n’est possible que s’il existe au moins des inférences probabilistes à de tels énoncés, c’est-à-dire s’ils appartiennent à la partie de la signification logique qui coïncide avec la signification de la probabilité. Si tel est le cas, nous ne pouvons admettre qu’il existe une détermination super-empirique de leur poids, différente d’une détermination par des méthodes empiriques. D’autre part, pour le domaine de la signification purement logique, il n’y a pas de possibilité de déterminer la valeur de vérité, ou le poids ; il s’ensuit que les inférences dérivées de tels énoncés et conduisant à des actions sont fausses — qu’elles sont tout simplement une fausse justification des actions. Cela ne signifie pas que l’énoncé est faux, mais que la justification est fausse ; la valeur de vérité de l’énoncé est inconnue et c’est précisément pour cette raison qu’aucune inférence concernant les actions ne peut en être déduite. Le statut de ce type d’affirmation est donc réglé par des réflexions relevant de la discussion scientifique, et nous pouvons abandonner toute discussion à ce sujet.

Ce qui est plus important pour nous, c’est la discussion sur les énoncés véritablement super-empiriques, c’est-à-dire les énoncés qui n’ont même pas de signification logique. C’est la deuxième catégorie de ces énoncés, ceux qui sont considérés comme vrais, que nous devons maintenant examiner.

Demandons quelle est la relation entre ces énoncés et les actions. Il semble que de tels énoncés puissent être appliqués à des actions ; nous ne pouvons pas démontrer, comme pour les énoncés ayant une signification logique, que leur valeur de vérité doit nécessairement rester inconnue — nous ne le pouvons pas parce qu’ils ne sont pas soumis aux méthodes de calcul des probabilités. Si certaines personnes croient que le chat est un animal divin, elles ne prétendent pas pouvoir le prouver empiriquement ; malgré cela, une telle croyance peut déterminer leurs actions. Elle peut, par exemple, les empêcher de tuer des chats. Dans ce cas, un énoncé super-empirique peut devenir pertinent pour les actions.

Pour analyser ce problème, procédons à une analyse plus approfondie de l’exemple donné. Nous pouvons tout d’abord demander à notre adorateur de chats les raisons de sa croyance. Il peut répondre que il y a quelques indications du caractère divin chez les chats, comme le scintillement de leurs yeux, mais qu’une preuve complète ne peut être donnée empiriquement ; il connaît directement, dit-il, le caractère divin des chats parce qu’ils suscitent en lui un certain sentiment de crainte — en bref, il ressent la divinité du chat. C’est cette connaissance immédiate qui le détermine à ne jamais tuer un chat.

Nous n’avons pas l’intention de dissuader notre adorateur des chats de sa croyance. Ce que nous opposons à sa conviction religieuse, c’est une affirmation d’un type très modeste. Ce qu’il appelle un animal divin, disons-nous, peut être appelé par nous un animal qui suscite, chez certaines personnes, des sentiments d’admiration, bref, un animal « producteur d’émotions ». À son concept super-empirique « divin » nous coordonnons ainsi le concept empirique « producteur d’émotions » ; il est empirique parce qu’il est défini par l’occurrence de certaines réactions psychologiques chez l’homme, appartenant à la sphère des faits d’observation.[14] Notre concept coordonné est équivalent au sien dans le sens suivant : toute action qu’il peut dériver de sa signification super-empirique peut également être dérivée de notre signification empirique coordonnée. Son principe, par exemple, selon lequel les animaux divins ne doivent pas être tués, se lit chez nous : les animaux producteurs d’émotions ne doivent pas être tués.

Notre adversaire peut objecter que cette équivalence n’est pas valable pour lui. Il a souvent observé, dit-il, que les gens sont persuadés si quelqu’un leur dit que « les animaux divins ne doivent pas être tués » ; mais les mots profanes, « les animaux producteurs d’émotions ne doivent pas être tués », ne les convertissent pas. C’est peut-être vrai, mais cela ne prouve rien d’autre qu’une influence suggestive spéciale attachée au mot « divin », rien de plus. Nous avons parlé plus haut de la fonction suggestive du langage ; nous voyons maintenant que deux propositions qui déterminent logiquement les mêmes conséquences peuvent différer quant à leurs effets suggestifs. La signification super-empirique se réduit donc à un surplus d’effet suggestif ; elle ne nous conduit cependant pas à des actions différentes de celles déterminées par la signification empirique, si les décisions volitives sont prises de manière correspondante.

Nous n’interdisons à personne de se décider pour une signification super-empirique ; mais il ne peut pas se débarrasser de la conséquence que nous pouvons coordonner à ses propositions d’autres significations empiriques qui ont la même portée sur nos actions. Le « contenu super-empirique » de la proposition n’est donc pas utilisable, pas convertible ; les propositions super-empiriques sont comme des papiers inconvertibles que nous gardons dans notre coffre-fort sans possibilité de réalisation future. Tel est le résultat de notre analyse critique des différentes définitions de la signification, menée à travers la question des décisions qui en découlent.

On peut mettre en doute l’opportunité de cette caractérisation en soulignant le fait qu’il existe de nombreux énoncés vérifiables, et même des énoncés réputés vrais, que nous n’utilisons jamais comme base d’action. C’est vrai ; c’est dû au fait que nos connaissances sont beaucoup plus vastes que le domaine des phrases pratiquement utiles. Nous savons que Charlemagne est mort en 814, ou que la lune est à une distance de 238 840 miles de la terre, ou que la langue anglaise compte environ 400 000 mots ; et en effet, nous ne faisons aucun usage pratique de ces connaissances. Mais nous pourrions le faire ; et il se peut qu’un jour nous soyons placés dans une situation qui exige l’utilisation de ces connaissances. En ce qui concerne Charlemagne, il se peut qu’une querelle concernant un héritage, ou le droit de porter un certain titre, dépende de l’année de sa mort ; la distance de la lune prendra une importance pratique au moment où la navigation spatiale sera rendue praticable, et la taille le vocabulaire de la langue anglaise a son importance pratique au moment où l’on doit construire un dictionnaire anglais complet. Je ne dis pas que la signification est l’utilité, ou que la vérité est l’utilité ; je dis seulement que les phrases ayant une signification empirique peuvent devenir utiles. Je ne dis pas non plus qu’elles sont vraies parce qu’elles peuvent devenir utiles ; je dis qu’elles peuvent devenir utiles parce qu’elles sont vérifiables. Ce n’est pas la définition de la vérité ou du poids qu’il s’agit de donner ici ; ces concepts sont présupposés dans la présente discussion. C’est la définition de la signification que nous discutons, et la question de savoir si ce terme doit devenir une fonction de la vérité ou du poids ; nous fondons cette décision sur le fait que la définition vérifiable de la signification conduit à une combinaison de la signification et de l’utilisabilité, et détermine les propositions signifiantes comme celles qui peuvent être utilisées comme base d’actions.

S’agit-il de pragmatisme ? La réponse peut être déterminée par ceux qui ont une meilleure connaissance du pragmatisme que la mienne. Pour la théorie développée ici, il est essentiel que la signification ne soit pas définie en termes d’utilité mais en termes de vérité et de poids ; seul l’argument en faveur de ce choix de définition est fourni par sa relation avec l’utilisation. Cette relation est en elle-même un énoncé que nous tenons pour vrai ; on peut en déduire que les théories sur la combinaison de la signification et de l’utilisabilité présupposent le concept de vérité et que la vérité ne peut pas être définie par l’utilisabilité. Pour autant que je sache, les pragmaticiens n’ont pas clarifié ces relations plutôt complexes. Mais notre conception peut peut-être être considérée comme un développement ultérieur d’idées issues du pragmatisme. Les fondateurs du pragmatisme ont eu le grand mérite de défendre une théorie antimétaphysique de la signification à une époque où les instruments logiques d’une théorie de la connaissance n’étaient pas encore développés à un degré aussi élevé que de nos jours.

L’avantage de notre caractérisation de la théorie de la vérifiabilité de la signification est qu’elle ne prescrit pas la définition de la vérifiabilité de la signification, mais qu’elle clarifie cette définition ainsi que les décisions qu’elle implique. C’est la méthode du panneau indicateur logique que nous appliquons ici, laissant la décision à chacun comme une affaire personnelle. Si nous nous décidons, personnellement, pour la théorie de la vérifiabilité, c’est parce que ses conséquences, la combinaison de la signification et de l’action, nous paraissent si importantes que nous ne voulons pas les manquer.

Nous devons cependant nous demander si la justification que nous donnons ici de la signification empirique s’applique à chacune des trois sortes de signification que nous englobons dans le concept de signification empirique. En entrant dans cette enquête, nous allons rencontrer des résultats remarquables.

Nous avons déjà souligné que le domaine de la signification purement logique comprend des propositions qui ne peuvent jamais être utilisées pour l’action. En effet, leur valeur de vérité ne nous est pas accessible. Ainsi, ce domaine s’avère être d’un type similaire à la signification super-empirique ; les propositions de signification purement logique ainsi que les propositions super-empiriques sont inconvertibles, ne sont pas utilisables pour des actions.

D’autre part, si nous considérons la signification de la vérité physique, nous constatons que cette définition ne peut pas non plus être justifiée par l’utilisabilité. Au § 3, nous avons discuté de la différence entre vérité et poids, et nous avons montré que la vérité ne peut être déterminée que pour les phrases concernant le passé ; alors que les phrases concernant le futur ne peuvent être rangées que dans l’échelle du poids, leur valeur de vérité nous étant inconnue. Nous avons ajouté qu’il en résulte une prépondérance du poids par rapport à la vérité, dès que l’on introduit le point de vue de l’action, car les actions sont fondées sur des énoncés concernant l’avenir. Les affirmations concernant les événements passés ne prennent de l’importance pour les actions que dans la mesure où ils conduisent à des énoncés concernant l’avenir, c’est-à-dire dans la mesure où ils fournissent une base pour la détermination du poids des énoncés. Le problème de ces inférences à des énoncés concernant l’avenir englobe le problème de l’induction et sera analysé plus loin ; indépendamment du résultat de cette analyse, il est évident que seules les phrases dont le poids est apprécié fournissent la base directe des actions, et non les phrases connues comme vraies. L’argument que nous avons donné en faveur de la théorie de la vérifiabilité de la signification, à savoir que les phrases qui peuvent fournir une base aux actions doivent être considérées comme significatives, s’avère donc être un argument en faveur de la théorie probabiliste de la signification, et pour la distinguer de la théorie de la vérité. La théorie de la vérité est trop étroite ; elle ne retient comme significatives qu’une partie des propositions servant de base à l’action, et seulement celle qui fournit la base indirecte, nécessitant dans chaque cas de compléter par des propositions d’une autre classe, la classe des phrases ayant un poids évalué. Il serait erroné de dire que ces phrases ne sont une base possible d’action que parce qu’elles seront éventuellement vérifiées comme vraies ou fausses ; car dès qu’elles sont ainsi vérifiées, elles ne sont plus une base d’action — les événements décrits dans les phrases étant alors passés et n’étant plus accessibles à l’action. C’est donc le prédicat de poids qui indique le lien entre l’énoncé et l’action.

Notre analyse nous conduit donc à attribuer une position unique à la théorie probabiliste de la signification. C’est justement cette théorie de la signification qui se distingue par le postulat d’une relation entre signification et action. La ligne de séparation dans le domaine de la signification, dans la mesure où elle est déterminée par le postulat de l’utilisabilité des énoncés, traverse le domaine de la signification empirique ; elle laisse la signification purement logique du même côté que la signification super-empirique, les déterminant toutes deux comme comprenant des énoncés inconvertibles. De l’autre côté de la ligne, nous trouvons à la fois la signification de vérité physique et la signification de probabilité ; mais la première seulement parce qu’elle est liée à la seconde — seulement parce que les phrases vraies peuvent conduire à des phrases ayant un poids, qu’elles peuvent servir de base à l’action. En combinant, comme au §7, la signification physique de vérité et la signification de probabilité sous le nom de signification physique, on peut dire que le domaine de la signification physique est le domaine utilisable. C’est donc la théorie probabiliste de la signification qui permet à elle seule de satisfaire au postulat liant signification et utilisabilité[15].

Ceci est important pour la critique du positivisme. Les positivistes ont défendu leur concept de signification en insistant sur le fait que seule le leur a une signification ; nous avons constaté qu’il s’agissait d’un absolutisme injustifié, et que la question des décisions entraînées par la définition donnée de la signification devait être soulevée. Nous avons essayé de montrer qu’il y a une distinction en faveur d’une définition qui relie la signification à la vérifiabilité, mais nous découvrons maintenant, après un examen plus approfondi, que cette distinction s’oppose à une théorie qui restreint la signification à des phrases absolument vérifiables — les phrases vérifiables sont uniquement vraies ou fausses. Dans notre recherche d’arguments défendables en faveur de la théorie de la vérifiabilité de la signification, nous trouvons donc que ces arguments conduisent à une expansion de cette théorie ; ils devraient inciter le positiviste à relier la signification au concept plus large de poids et non au concept de vérité.

Notre théorie de la signification peut donc être qualifiée de développement ultérieur du positivisme, tout en étant conçue comme un développement ultérieur du pragmatisme. Ce lien avec le positivisme a un fondement psychologique. Il me semble que les motifs psychologiques qui ont conduit les positivistes à leur théorie de la signification sont à rechercher dans le lien entre la signification et l’action et que c’est le postulat de l’utilisabilité qui a toujours été à la base de la théorie positiviste de la signification, ainsi que de la théorie pragmatique, où il était d’ailleurs explicitement énoncé. Ce qui a été négligé, du moins par les positivistes, c’est le fait qu’il n’est jamais possible d’obtenir de véritables déclarations concernant l’avenir. Cela correspond à l’état de l’épistémologie à l’époque de la fondation du positivisme. Le caractère probabiliste de la connaissance n’était pas reconnu ; les lois de la physique étaient considérées comme strictement valables pour les phénomènes empiriques, et il était tacitement supposé qu’elles fournissaient des déclarations concernant l’avenir qui devaient être considérées comme absolument vraies. Nous lisons dans les livres des plus anciens positivistes que l’objet de la science est de prévoir l’avenir et que cela constitue la signification même de la science. Cela a été dit, cependant, sans tenir compte du fait que la prédiction de l’avenir présuppose des inductions et que le problème de l’induction doit être résolu avant qu’une théorie de la signification puisse être donnée qui inclut la fonction prédictive de la science. Bien que le problème de l’induction ait été exposé dans toute sa rigueur par Hume, sa pertinence n’a pas été perçue, et un absolutisme naïf concernant les propositions futures a été associé à la conception vérifiable de la signification. Mais en raison de cette combinaison même, cette dernière conception n’a pas conduit à des restrictions profondes du contenu de la science.

Une attitude plus critique s’est développée dans la deuxième phase du positivisme — sa phase critique. Les objections sceptiques de Hume contre l’induction ont été acceptées, et l’échec de toute tentative d’arriver à une solution logique de l’induction est devenu plus évident en termes de prétentions de précision développées dans la logistique. L’impossibilité d’obtenir une connaissance certaine des événements futurs a été reconnue, et cette prise de conscience a conduit, en combinaison avec le postulat de la logique comme étant à deux valeurs, au rejet de toute tentative d’interpréter les propositions scientifiques comme des prévisions de l’expérience future. C’est ainsi qu’est née la théorie positiviste moderne, étrange combinaison d’éléments de bon sens et d’un radicalisme doctrinaire, qui contredit toute vision impartiale des intentions de la science. Le postulat de la vérifiabilité absolue, lorsqu’il a été prononcé dans le cadre de la science, a été atténué par une application inconséquente et n’a donc pas pu faire de mal ; mais entre les mains des philosophes, il a été exagéré jusqu’à un radicalisme qui a remis en question la légitimité de l’objectif même de la science — la prévision de l’avenir. Wittgenstein, l’esprit le plus radical parmi les positivistes modernes, écrit : « Que le soleil se lève demain est une hypothèse, ce qui signifie que nous ne savons pas s’il se lèvera ».[16] Il ne se rend pas compte qu’il existe des degrés dans le domaine de l’inconnu, tels que nous les avons exprimés par le prédicat de poids. S’en tenant strictement au postulat de la vérifiabilité absolue, il arrive à la conclusion que l’on ne peut rien dire sur le futur.

Cela n’implique pas pour lui que les propositions futures soient dépourvues de signification ; elles ont une signification, mais leur valeur de vérité est inconnue. Elle indique cependant qu’il ne peut pas établir de lien entre la signification et l’action. Si nous débarrassons sa théorie de ses oripeaux dogmatiques, et si nous appliquons notre test aux décisions qu’elle implique, nous arrivons à la conclusion suivante : pour Wittgenstein, une phrase a un sens lorsque nous pouvons attendre qu’elle soit vérifiée. L’accent est mis sur le terme « attendre » ; nous ne pouvons pas utiliser activement la proposition — nous ne pouvons qu’attendre passivement de la connaître. Il est évident qu’à cette fin, sa définition de la signification comme vérifiabilité est suffisante. Mais il est également évident que, de cette façon, une tendance importante et saine de l’ancien positivisme a été abandonnée — la tendance à combiner la signification et l’action. Le processus décomposant de l’analyse n’a pas été accompagné dans ce cas par un processus constructif ; la possibilité de fonder la signification sur le prédicat de poids a été négligée parce qu’une interprétation satisfaisante de ce prédicat n’a pas pu être développée. La clé d’une théorie de la signification correspondant aux intentions de la physique se trouve dans le problème des probabilités. Le destin des doctrines positivistes a été d’être poussées par la critique logique dans un ascétisme intellectuel qui a supprimé toute compréhension de la tâche de la science consistant à construire un pont entre le connu et l’inconnu, entre le passé et l’avenir. La cause de ce doctrinarisme malsain se trouve dans la sous-estimation du concept de probabilité. La probabilité n’est pas une invention faite pour le sport des joueurs ou pour les affaires des statistiques sociales ; c’est la forme essentielle de tout jugement concernant l’avenir et le représentant de la vérité dans tous les cas où la vérité absolue ne peut être obtenue.

Une autre conséquence de ce manque de compréhension de la signification du concept de probabilité se manifeste dans l’interprétation erronée de la relation entre les phrases directes et indirectes. Le principe de rétrogradation a son origine dans le fait de confondre la relation de probabilité entre ces deux types de phrases et de la remplacer par une équivalence. Ce principe peut donc être considéré comme l’expression typique du logicisme trop étroit qui caractérise cette forme de positivisme, de la simplification injustifiée qui fait violence à la structure même de la science. Le positivisme radical ne peut être considéré comme une interprétation des phrases indirectes correspondant à la pratique de la physique.

Les représentants les plus tolérants du positivisme ont reconnu cette divergence entre leur théorie et la science réelle ; ils ont donc cherché à élargir la définition étroite de la signification précédemment acceptée. Carnap, dans quelques publications récentes[17], a développé un élargissement du critère du significatif dans lequel l’idée de vérification absolue est abandonnée ; il introduit à la place le concept de « degré de confirmation », qui fournit une série graduée de propositions, et qui doit s’appliquer aux prédictions aussi bien qu’aux propositions concernant des événements passés. Ce « degré de confirmation » correspond, à bien des égards, à notre « poids », à la différence près que Carnap doute qu’il soit identique à la « probabilité ». Le fait qu’avec cette nouvelle théorie de Carnap, le développement des conceptions du Cercle de Vienne s’oriente dans une direction conduisant à un lien plus étroit avec la physique et à une meilleure approximation de l’état actif de la connaissance me semble être un signe de grand progrès ; avec ce changement, une ancienne différence entre les conceptions de Carnap et les miennes, qui a fait l’objet de nombreuses discussions,[18] est considérablement réduite. Une discussion sur la nouvelle conception de Carnap doit, cependant être reportée jusqu’à ce qu’il ait donné quelques informations supplémentaires concernant la détermination de son « degré de confirmation » et les règles de fonctionnement avec celui-ci. De notre point de vue, toutes ces questions trouvent leur réponse dans la théorie des probabilités, et le chapitre v présentera nos réponses en détail ; mais, si l’interprétation en termes de probabilités n’est pas acceptée par Carnap, il doit développer une théorie propre sur les degrés de confirmation. La principale difficulté d’une telle théorie résidera dans le problème de l’application du degré de confirmation aux actions ; le problème de l’induction se posera à Carnap sous une forme nouvelle si la solution de ce problème dans le cadre d’une logique des probabilités, telle que je l’ai développée, n’est pas considérée comme applicable à son interprétation du « poids » des propositions.

Ajoutons quelques mots concernant le deuxième principe de la théorie de la vérifiabilité de la signification. Comme nous l’avons montré, ce principe a pour fonction logique de couper toute signification excédentaire qui pourrait être supposée dans une proposition au-delà de son contenu vérifiable. Il remplit cette fonction de manière très « polie » : il n’interdit pas les concepts « métaphysiques », comme les forces, les tendances, les essences et les divinités, mais il déclare : s’il existe une proposition non métaphysique équivalente, c’est-à-dire une proposition qui n’utilise pas ces termes, mais qui a la même valeur de vérité que la première pour tous les faits possibles, alors les deux propositions ont la même signification. Ainsi, la proposition « métaphysique » est privée de sa prétendue signification excédentaire et réduite à une proposition non métaphysique équivalente. Ce processus d’élimination des prétentions métaphysiques a été mis en avant pour la première fois par les nominalistes du Moyen-Âge. Guillaume d’Ockham a énoncé le principe sous la forme suivante : « entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem » et, depuis lors, le « rasoir d’Ockham » a été le programme de tout empirisme ou logicisme conséquent.Texte en italique Le « principium identitatis indiscernibilium » de Leibnitz et son application aux problèmes de l’espace et du mouvement, la réduction par Hume de la causalité à une succession invariable dans le temps, la critique par Mach du concept de force et de la théorie de l’espace de Newton constituent des exemples d’application du deuxième principe de la théorie de la vérifiabilité de la signification, c’est-à-dire du principe d’Ockham ; en physique moderne, c’est surtout la théorie de la relativité d’Einstein qui a ouvert au principe d’Ockham un nouveau domaine d’application. Ce n’est pas seulement la relativité du mouvement qu’il faut mentionner ici ; il y a aussi beaucoup d’autres parties des théories d’Einstein, comme sa conception de la simultanéité et son principe d’équivalence de la gravitation et de l’accélération, qui doivent être conçues comme un résultat du deuxième principe de la théorie de la vérifiabilité de la signification. Ce principe peut donc être appelé le fondement même d’une attitude antimétaphysique.

Ce que nous avons dit sur l’expansion nécessaire du premier principe de la théorie de la vérifiabilité de la signification vaut cependant aussi pour le second principe. Notre insistance sur le postulat de la vérifiabilité absolue nous conduirait à renoncer à toute application du principe, car il n’existe pas de phrases qui puissent être vérifiées de manière absolue. Si nous voulons pouvoir indiquer des phrases qui ont une signification égale, nous devons nous contenter de montrer qu’elles obtiennent un poids égal par l’ensemble des faits observables. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans un examen plus approfondi de ce point, car la discussion ne ferait que répéter les arguments de l’analyse du premier principe.

En ce qui concerne le premier principe, le passage du postulat de la vérification absolue au postulat de la déterminabilité d’un poids a eu pour effet d’élargir le domaine de la signification physique ; des propositions qui n’avaient pas de signification pour la première conception en ont obtenu pour la seconde. De même, la même transition pour le second principe implique une augmentation des différences de signification ; des propositions qui ont la même signification dans le cadre de la théorie de la vérité physique de la signification peuvent avoir une signification différente dans le cadre de la théorie probabiliste de la signification. Cela se produit lorsque les faits nécessaires à la vérification absolue d’une proposition ne sont pas réalisables pour des raisons physiques, alors qu’il existe des faits physiquement possibles qui fournissent différents degrés de probabilité à la proposition en question. Dans nos recherches ultérieures, nous discuterons quelques exemples de ce genre (§14) ; ils montreront l’importance qu’un tel raffinement de nos instruments logiques peut obtenir dans la poursuite de l’interprétation du langage de la science et de la vie quotidienne.

Si notre élargissement du concept de signification devait être attaqué au motif que notre concept élargi de signification pourrait ouvrir la porte à la métaphysique, ce serait tout à fait erroné. Notre théorie de la signification est en mesure d’adopter le rasoir d’Ockham sous une forme appropriée ; la formulation que nous avons donnée au deuxième principe coupe tous les ajouts vides aux phrases aussi bien que le fait la formulation au sein de la théorie de la vérité de la signification. La théorie probabiliste de la signification maintient donc la position antimétaphysique du positivisme et du pragmatisme, sans reprendre la conception trop étroite de la signification dont souffrent ces théories si elles sont interprétées selon la formulation stricte de leurs programmes.

Inversement, nous devons dire que c’est la théorie probabiliste de la signification qui seule peut donner une justification satisfaisante au deuxième principe de la théorie de la vérifiabilité de la signification. Nous avons indiqué qu’une justification de la théorie de la vérifiabilité de la signification consiste en une relation entre la signification et l’action ; notre exemple de « l’animal divin » a montré que l’on peut coordonner à une proposition « super-empirique » donnée une proposition empirique qui conduit aux mêmes actions. Le second principe ne fait que formuler la conséquence que cette idée implique pour une théorie de la signification fondée sur le rapport de la signification à l’action. On peut l’énoncer sous la forme : si deux phrases nous conduisent dans toutes les conditions possibles aux mêmes actions, elles ont la même signification. Mais cette formulation n’est possible que dans le cadre de la théorie probabiliste de la signification ; car ce n’est que si l’on introduit le prédicat de poids que l’on peut démontrer la relation de la signification et de l’action. D’autre part, il devient évident, à partir de cette formulation, que la fonction antimétaphysique du principe est maintenue. Dans notre formulation également, le principe nie toute « signification super-empirique » et affirme : il y a autant de signification dans une proposition qu’il est possible d’en utiliser pour l’action. Avec cette formulation, la relation étroite de la théorie probabiliste de la signification avec le pragmatisme devient encore plus évidente ; nous pensons cependant que notre théorie, en utilisant les concepts de probabilité et de poids, peut fournir une meilleure justification de la relation entre la signification et l’action que le pragmatisme n’est capable de donner. Ce résultat de la théorie probabiliste de la signification — le lien entre la signification et l’action — me semble la meilleure garantie de sa correspondance avec la science empirique et avec l’intention du langage dans la vie réelle.

  1. Le terme de post-construction rationnelle a été utilisé par Carnap dans Der logische Aufbau der Welt (Berlin et Leipzig, 1928).
  2. L’expression « fait objectif » prise dans le sens originel du mot « objectif » exprimerait la même chose ; mais nous l’évitons, car le mot « objectif » suggère une opposition à « subjectif », opposition que nous n’avons pas l’intention d’établir.
  3. Cf. l’ouvrage de l’auteur Philosophie der Raum-Zeit-Lehre (Berlin : De Gruyter, 1928), § 12.
  4. tree house : cabane.
  5. Les mots « sentence » et « statement » sont également utilisés. Mais cette distinction étant peu importante et assez vague, nous ne ferons pas de distinction entre « propositions, » « phrases » et « énoncés ».
  6. A. Tarski, « Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen », Studia Philosophica (Varsovie, 1935) ; cf. aussi Actes du Congrès International de Philosophie Scientifique (Paris : Hermann & Cie., 1936), Vol. III : Langage, contenant les contributions d’A. Tarski et de Marja Kokoszynska sur le même sujet. Une autre contribution de Marja Kokoszynska se trouve dans Erkenntnis, VI (1936), 143 ff.
  7. C. G. Hempel, « On the Logical Positivist’s Theory of Truth », Analysis, II, No. 4 (1935), 50.
  8. Cela a été récemment souligné par Carnap, « Testability and Meaning », Philosophy of Science, III (1936), 420.
  9. Cf. la « Philosophie der Raum-Zeit-Lehre » de l’auteur, § 34.
  10. Bien que cette formule ne figure pas dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (Londres, 1922), elle exprime ses idées de manière très adéquate et a été utilisée, dans cette intention, au sein du « Cercle de Vienne ».
  11. Cf. W. James, Pragmatism (New York, 1907), Lecture VI : « How will the truth be realized ? Quelles expériences seront différentes de celles qui se produiraient si la croyance était fausse ? Quelle est, en bref, la valeur monétaire de la vérité en termes d’expérience ? » Cette idée remonte à la maxime pragmatique de C. S. Peirce, prononcée pour la première fois en 1878 : « Considérez les effets que nous concevons pour l’objet de notre conception et qui pourraient avoir des conséquences pratiques. Ensuite, notre conception de ces effets est l’ensemble de notre conception de l’objet » (Collected Papers of C. S. Peirce, V, Cambridge, Mass., 1934, 1). Le développement logique de la théorie inaugurée par cette formule est dû principalement à James, Dewey et Schiller.
  12. Pour les règles de l’implication probabiliste, voir la Wahrscheinlichkeitslehre de l’auteur (Leiden : Sijthoff, 1935), §9.
  13. Nous suivons, dans l’exposition des différentes fonctions du langage, les idées développées par Ogden, Buhler et Carnap.
  14. Nous invoquons ici des faits psychologiques, mais nous laissons la question du caractère des faits psychologiques à un examen ultérieur (cf. § 26).
  15. Parmi mes anciennes publications concernant la théorie probabiliste de la signification, je peux mentionner les suivantes. L’idée que les propositions empiriques ne doivent pas être conçues comme des entités à deux valeurs, mais qu’elles doivent être traitées comme ayant une « valeur de vérité » dans une échelle continue de probabilité (un point de vue qui exige qu’elles soient considérées dans le cadre d’une logique de probabilité) a été exposée pour la première fois par moi au premier congrès de « Erkenntnislehre der exakten Wissenschaften » à Prague en 1929 (cf. Erkenntnis, I [1930], 170-73). La suite de ces idées a été présentée au congrès suivant, tenu à Konigsberg en 1930 (cf. ibid., II [1931], 156-71). La construction de la logique des probabilités que j’avais demandée a été réalisée, sous la forme d’un calcul logistique (incluant la théorie des modalités), dans mon article « Wahrscheinlichkeitslogik », Berichte der Berliner Akademie Wissenschaften (math.-phys. KI. [ 1932]) ; cf. aussi mon livre Wahrscheinlichkeitslehre. Les deux principes de la théorie probabiliste de la signification donnés au § 7 ont été formulés pour la première fois dans « Logistic Empiricism in Germany and the Present State of Its Problems », Journal of Philosophy, XXXIII, n° 6 (12 mars 1936), 147-48 et 154.
  16. Op. cit. p. 181.
  17. « Wahrheit und Bewahrung », Actes du Congrès International de Philosophie Scientifique, 1935 (Paris, 1936), IV, 18 ; « Testability and Meaning », Philosophy of Science, III (1936), 420, et ibid, IV (1937), 1.
  18. Cf. la discussion sur le congrès de Prague, 1929, rapportée dans Erkenntnis, I (1930), 268-70.