Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/04



EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.

iv.
HAMMERFEST.

Dans une des baies de Hvalœ, à droite en venant de la pleine mer, on aperçoit cinq à six maisons bâties au bord des rochers, surmontées d’un clocher en bois et défendues par deux pacifiques canons où les oiseaux viennent nicher. C’est Hammerfest, la dernière ville du nord. Elle est plus grande qu’on ne le croirait au premier abord. Plus de la moitié de ses habitations sont cachées dans un ravin, et lorsque, par une matinée d’été, on gravit la montagne rocailleuse qui la domine, un point de vue imposant se déroule aux regards. Au pied de la montagne est la ville avec ses jolies maisons de marchands, ses magasins rouges et ses cabanes de pêcheurs, s’étendant comme une ceinture au bord de l’eau ; avec son port, creusé dans une enceinte de collines, couvert de barques et de bâtimens de commerce. Puis, de l’autre côté de la baie Fuglenœs[1], langue étroite de terre où s’élèvent aussi quelques habitations, on découvre la mer où flotte la grande voile carrée du bateau norvégien, et, dans le lointain, les montagnes de Sorœ aux cimes échancrées et couvertes de glaces éternelles.

Dès le milieu du moyen-âge, le nom de Hammerfest apparaît dans les annales du commerce de Finmark. Ce n’était alors qu’un groupe de cabanes ; mais le port sûr et commode était déjà connu des marchands de Bergen, et des pêcheurs russes qui tantôt se contentaient de jeter leurs filets à la mer, et tantôt exerçaient sur les côtes le métier de pirates. Le commerce de Finmark, monopolisé pendant un siècle, réduisit la population de cette contrée à une espèce de servage et la plongea dans une profonde misère. En 1789, le gouvernement danois comprit enfin les funestes résultats du pacte qu’il avait conclu avec une société avide et cruelle. Le commerce redevint libre, et Hammerfest reçut en même temps ses priviléges de ville marchande. Dans la pensée des rédacteurs de l’ordonnance de 1789, cette ville devait prendre un rapide accroissement. On la croyait destinée à devenir le point central du commerce dans le nord, l’entrepôt du Finmark et d’Archangel ; mais ces espérances ne se réalisèrent pas ; Hammerfest resta long-temps un lieu de passage et rien de plus. M. Léopold de Buch qui la vit, en 1801, en fait un tableau fort triste : « Toute la ville, dit-il, y compris la demeure du prêtre, se compose de neuf habitations, quatre marchands, une maison de douane, une école et un cordonnier. Sa population ne s’élève pas à plus de quarante-quatre personnes. On n’y trouve aucune subsistance, pas même du bois pour se chauffer[2]. »

Dans l’espace de trente ans, cette humble cité est sortie de l’état d’anéantissement auquel M. de Buch semblait la condamner. Si le savant voyageur y revenait aujourd’hui, il y trouverait environ quatre-vingts maisons et quatre cents habitans, plusieurs larges magasins, deux auberges portant le titre d’hôtel, des ouvriers, des fabriques, voire même un jeu de billard.

C’est par l’industrie des marchands que ce progrès s’est opéré, et les marchands composent toute l’aristocratie de la contrée. Ceux qui ont le bonheur d’être nommés agens consulaires de quelque pays étranger, jouissent d’un immense privilége. On leur donne le titre de consul, et leur femme, au lieu de s’appeler tout simplement madame, s’appelle frue. Dans les circonstances habituelles de la vie, la décoration du consul est une broderie. Dans les graves occasions il passe avant tous les autres marchands. Le prêtre est trop modeste pour ne pas laisser la place libre à ces sommités nobiliaires. Le chef de la douane pourrait seul leur disputer la prééminence avec son pantalon à bandes d’or et sa casquette constamment ornée d’un ambitieux galon.

L’été, cette petite ville de Hammerfest offre un tableau riant et animé : elle voit arriver près de deux cents bâtimens, soit norvégiens, soit étrangers, dans l’espace de quelques mois[3]. Les uns, il est vrai, ne font que traverser la baie pour se diriger sur Archangel ou Tromsœ ; d’autres vont d’île en île compléter leur cargaison ; mais un grand nombre s’arrêtent. Ils apportent de la farine, du chanvre, des étoffes, et prennent en échange du poisson et de l’huile de poisson, des peaux de rennes, de chèvres, de loutres, de renards, et de l’édredon. Hammerfest est la capitale commerciale de tout le West-Finmark. Elle attire à elle la plupart des produits de la contrée, c’est-à-dire la chasse, la pêche, et répand en détail, dans les diverses stations marchandes du district, les denrées étrangères qu’elle a reçues.

Les Russes arrivent en grand nombre dans cette ville. Depuis l’ordonnance de 1789, ils ont conquis tout le commerce de Finmark, affermé jusqu’alors aux négocians de Bergen. À peine voit-on par année deux ou trois bricks suédois, danois ou allemands ; mais chaque jour de bon vent amène plusieurs lodie russes. Ce sont de courts navires à trois mâts, la plupart si vieux et si usés, qu’on ne les croirait pas capables de résister à un orage. Les plus petits ne sont pas même cloués ; de l’avant à l’arrière les planches sont cousues avec du chanvre. On raconte que l’empereur de Russie, voyant un jour un de ces navires entrer dans le port de Saint-Pétersbourg, en fut si frappé, qu’il l’exempta de tout droit de douane. Avec ces frêles bâtimens qui effraieraient un matelot de Portsmouth, les Russes doublent le cap Nord et pénètrent dans toutes les baies de l’Océan glacial. Tandis que les uns exploitent ainsi le commerce de Finmark, d’autres s’en vont stationner près des bancs de pêche. Plus habiles et plus actifs que les Norvégiens, ils remportent souvent un bateau chargé de poisson d’un lieu où leurs concurrens ne retirent qu’un filet à moitié vide. Il leur est défendu de pêcher à un mille de la côte, mais ils dépassent chaque jour les limites qui leur sont imposées. Ils fatiguent par leur persévérance l’attention de ceux qui doivent les surveiller. À l’est, à l’ouest, au nord, ils cernent de toutes parts la côte de Finmark. Ils y reviennent sans cesse. N’était la forteresse de Vardœhus qui les force à rebrousser chemin, ils seraient déjà paisiblement installés sur le sol norvégien.

À côté du navire russe apparaît la pauvre barque du Finnois, qui vient apporter au marchand le poisson qu’il a péniblement pêché pendant plusieurs mois et régler une partie de ses vieilles dettes. Sur la plate-forme en bois qui entoure les magasins, on aperçoit toutes sortes de costumes, on entend parler toutes les langues du nord. Et le marchand est là, alerte et affairé, la casquette de peau de loutre sur la tête, la plume sur l’oreille, courant de son comptoir à son entrepôt, tantôt attiré par une balle de farine dont il faut mesurer le poids, tantôt par une addition, et faisant un cours de philologie russe, suédoise, laponne, allemande, en même temps qu’un cours d’escompte. C’est sa saison de labeur. C’est de ces trois ou quatre mois de combinaisons et d’écritures que dépendent ses succès de toute une année. Alors il expédie des bâtimens de pêche au Spitzberg et des charges de poisson en Espagne et en Portugal. Toute la journée s’écoule ainsi dans un perpétuel enchaînement d’affaires, et, le soir, viennent les causeries autour du bol de punch. Alors tous ces honnêtes marchands s’abandonnent avec joie à leur franchise de cœur, à leurs habitudes hospitalières, et, s’il y a un étranger parmi eux, ils sont pour lui d’une bonté et d’une prévenance sans égales. À défaut des grandes questions politiques et des nouvelles de bourse, qui n’ont ici qu’un lointain et faible retentissement, on s’occupe beaucoup des nouvelles du district, et chaque anecdote, tombant au milieu de cette société paisible, produit une commotion qui passe en quelques heures du salon du consul à la cabane du pêcheur. L’état de la température joue surtout un grand rôle dans les conversations, et le baromètre est l’oracle de toute la maison. Les dames, qui en sont encore à l’enfance de l’art, s’abordent en se disant : Nous avons aujourd’hui vent d’est ; — et les hommes, qui sont beaucoup plus avancés, disent : Nous aurons demain vent du nord. — Puis l’été est une merveilleuse époque qui apporte chaque jour quelque événement inattendu. C’est un navire étranger qu’on n’avait pas vu depuis deux années et qui tout à coup reparaît dans le port ; c’est un pêcheur qui a pris, au bout de sa ligne, un poisson d’une forme singulière ; c’est un voyageur qui entre avec armes et bagage dans l’hôtel de M. Bangh ; et jusqu’à ce qu’on sache au juste qui il est, à quels heureux commentaires ne sera-t-il pas livré ?

Que si, à travers les brouillards flottans et les nuages épais qui voilent ordinairement le ciel de Hammerfest, on voit tout à coup surgir un beau soleil, si les montagnes des îles apparaissent au loin avec leurs flancs bleuâtres et leur cime étincelante, si la mer que nul vent n’agite se déroule comme un lac d’argent entre la ville et les rochers, oh ! c’est un beau et poétique spectacle ; et l’étranger qui, pour le voir, est monté au sommet du Tyvefield, n’oubliera pas l’aspect grandiose de cet horizon où la terre et les eaux semblent se disputer l’espace, et cette mer orageuse qu’une heure de calme aplanit, qu’une clarté vermeille colore, et cette nature sévère qui soudain se déride et sourit à ceux qui la contemplent. Un soir, au mois d’août, j’ai vu, du haut de ces pics élancés comme une flèche de cathédrale, le soleil, un instant voilé par un léger nuage, se lever à minuit dans tout son éclat. Alors la mer était éblouissante de lumière ; les montagnes avaient une teinte d’azur comme les horizons lointains des contrées méridionales, et les lacs posés aux flancs des collines, endormis dans leur bassin de granit, ressemblaient à des coupes de cristal. Lorsque ces beaux jours apparaissent, il se fait dans toute la ville un grand mouvement. Chacun veut jouir de ce tableau si rare, hélas ! et si rapide. Les affaires sont suspendues ; les femmes sortent pour voir si les plantes qu’elles cultivent avec tant de soin n’ont pas poussé quelques fleurs, et les hommes, assis sur un banc, se dilatent au soleil. Mais ces jours d’épanouissement n’apparaissent que de loin en loin ; un brouillard épais voile l’azur du ciel ; le froid recommence au beau milieu de l’été ; puis bientôt les bâtimens étrangers disparaissent l’un après l’autre, les entrepôts se ferment, les affaires cessent, tout retombe dans un profond silence. Voici l’hiver. Et quel hiver ! des nuits sans fin, un ciel noir, un sol glacé. À midi, au mois de décembre, il faut se placer bien près de la fenêtre pour pouvoir lire quelques pages. Du matin au soir la lampe est allumée dans toutes les maisons, et plus d’étrangers, plus de mouvement, plus de nouvelles. La poste, qui arrive trois fois par mois, n’arrive plus qu’à des époques indéterminées. Celle qui passe à travers les montagnes de Suède est souvent arrêtée par la nuit et les mauvais chemins ; celle qui vient de Drontheim par mer rencontre encore plus d’obstacles. La ville, naguère si occupée et si vivante, est maintenant comme un monde à part, isolé de l’univers entier. Les pauvres gens qui l’habitent cherchent alors tous les moyens possibles de se distraire. Ils ont formé une association pour se procurer des livres danois et allemands. Ils se rassemblent le soir tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, si les tourbillons de neige ne les empêchent pas de sortir. Ils boivent du punch, ils fument, ils jouent aux cartes. Les plus lettrés d’entre eux doivent se résigner à ces distractions monotones : car lire ou écrire long-temps à la lueur d’une lampe est chose impossible. Un de leurs grands plaisirs, lorsque parfois le ciel s’éclaircit, est de prendre les longs patins en bois norvégiens et de s’en aller courir à travers les rocs et les montagnes dont les flots de neige effacent toutes les aspérités.

Vers la fin du mois de janvier, ils commencent à chercher à l’horizon les premières lueurs du soleil qui les a fuis pendant si long-temps. D’abord on ne distingue dans la brume sombre qu’une teinte rougeâtre ; mais c’est le signe que chacun connaît et dont chacun se réjouit. C’est le signe précurseur de ce soleil qui va raviver la terre et les hommes. Le premier qui l’a vu surgir l’annonce à haute voix, et tout le monde accourt sur la colline ; et, ce jour-là, c’est fête dans toutes les familles. Peu à peu la teinte rouge grandit. C’était une liane informe, c’est maintenant un large disque qui traverse les nuages et qui de semaine en semaine, s’arrête plus long-temps à l’horizon jusqu’à ce qu’il y reste sans relâche des mois entiers.

L’Île de la Baleine (Hvalœ), où Hammerfest est bâtie, est une terre rocailleuse qui ne produit ni arbres ni fruits. Je l’ai traversée deux fois, et, sur ses huit ou dix lieues d’étendue, je n’ai trouvé que des crêtes de montagnes dépouillées de végétation, çà et là quelques maigres bouleaux, de la mousse de renne dans les vallées, et des masses de neige, d’où les torrens s’échappent en mugissant. Dans la baie de Hanmmerfest, toutes les peines que le marchand s’est données pour avoir un jardin sous sa fenêtre, n’ont abouti qu’à faire germer un peu de cerfeuil, une tige de salade. Au mois d’octobre, toute végétation cesse, tout se fane ; les fleurs même, que l’on garde avec les plus grandes précautions dans les appartemens, meurent faute d’air et de lumière.

Dans l’intérieur de l’île, il n’existe aucune habitation ; mais sur la côte, au bord des golfes, le pêcheur est venu bâtir sa cabane là où il a pu trouver un peu d’herbe et de gazon. J’avais grande envie de voir ces habitations si pauvres et si isolées ; et lorsqu’un jour M. Aall, le digne prêtre de Hammerfest, me proposa de me conduire au-delà de l’île dans une de ses trois paroisses, j’acceptai son offre avec joie.

Nous partîmes à pied un samedi matin avec un jeune Lapon qui devait nous servir de guide et porter nos provisions. Après avoir gravi une première crête de montagnes, nous descendîmes à Ryppefiord, jolie petite baie où un pêcheur a bâti cinq à six cabanes en bois à mesure que la pêche l’enrichissait. C’est un homme intelligent qui a lui-même donné des leçons à son fils et l’a mis en état d’être maître d’école de la paroisse. Il nous conduisit dans une île appelée Kirkegaardœ (l’île du Cimetière). C’était là qu’on enterrait autrefois les malfaiteurs et les suicidés. La justice ecclésiastique de cette contrée était plus sévère que la nôtre : elle rejetait ces malheureux hors de la communauté chrétienne ; elle les isolait au milieu d’une île déserte. Quelquefois aussi on enterrait là ceux qui étaient morts victimes d’une tempête ou d’un accident. Peu importe, disent les philosophes, dans quel lieu repose notre corps quand l’ame ne l’habite plus ; et cependant, j’en suis sûr, bien des étrangers, à qui l’on parlait de cette redoutable île du Cimetière, ont dû frémir à l’idée qu’en faisant naufrage sur la côte, ils pouvaient subir cet ostracisme de la mort, et être enterrés là, loin de leur pays, au sein de l’Océan glacial, seuls avec des hommes marqués pendant leur vie d’une tache honteuse. Le peuple dit qu’autrefois, à certaines époques de l’année, on voyait ces malheureux se lever au milieu de la nuit. Ils erraient sur les rochers au bord de la grève, et l’on distinguait dans l’ombre les blancs replis de leur linceul. Les uns imploraient une barque pour pouvoir s’en aller visiter leur demeure ; d’autres mêlaient le cri de leurs remords au gémissement des vagues, au souffle de la tempête. L’un d’eux, un jeune homme (son histoire fut long-temps populaire dans le Nord) avait tué un officier danois qui tentait de séduire sa fiancée. On le voyait apparaître à certains jours, probablement le jour de son crime ; et tout seul à l’écart, assis sur une pointe de terre, il demandait que le prêtre vînt bénir la tombe où il ne pouvait dormir, et que sa bien-aimée vînt y jeter quelques fleurs.

L’honnête Norvégien qui nous racontait ces traditions, en savait encore plusieurs autres. Il nous dit aussi que, pendant l’hiver de 1800, à la pêcherie de Lofodden, une nuit, il vit apparaître un homme armé de la tête aux pieds, portant l’étendard anglais d’une main et de l’autre brandissant une épée du côté du Danemark. Il prédit alors qu’il y aurait bientôt une grande bataille entre les Danois et les Anglais. Personne ne voulut le croire ; et, l’année suivante, l’amiral Nelson brûlait la flotte danoise dans le port de Copenhague.

De retour sur la côte de Hvalœ, nous continuâmes notre route à travers les rudes aspérités des rocs, les ravins humides et fangeux, les broussailles tortueuses, la neige et les torrens. Le bateau qui devait nous conduire à Hvalsund nous attendait à Sœholm. À quelque distance de là, nous aperçûmes une tente de Lapons. Ils avaient abandonné dans une île voisine leurs rennes aux soins d’un gardien, et ils étaient venus s’installer là pour pêcher. Leur tente se composait de cinq à six bandes de vadmel vieilles et noircies, posées sur quatre piquets et ouvertes par le haut pour laisser sortir la fumée. Une vieille femme était accroupie auprès d’un foyer, écrasant du sel sur une planche. Les hommes étaient dehors avec leurs robes en peau de rennes, immobiles et apathiques. Du poisson séchait sur des perches à quelques pas d’eux, et des entrailles de poisson jonchaient le sol. En face de leur demeure, de l’autre côté de l’eau, on voyait s’élever une pyramide en pierre. C’était une de ces pierres saintes, une de ces Passe-Vare où les Lapons allaient autrefois offrir des sacrifices. Mais autour de ce lieu vénéré, dont les idolâtres ne s’approchaient que la tête nue et le front incliné, il n’existe plus ni cornes de béliers, ni pieds de rennes, ni rien de ce qu’ils avaient coutume d’immoler au dieu de la chasse et au dieu du tonnerre, à Sarakka, la déesse des enfantemens, et à Jabbe-Akka la mère de la mort. Les missionnaires du XVIIIe siècle les ont convertis, et les Passe-Vare n’existent plus que comme des monumens d’une ancienne superstition qui a perdu son empire.

Le soir, après quatorze heures d’une marche pénible et d’une navigation contrariée par le vent, nous arrivâmes à Hvalsund, dans la maison du marchand. Tous ces marchands des petites îles du Nord sont tenus d’héberger les voyageurs, mais ils ont en même temps le droit de se faire payer, et jamais ils ne veulent rien recevoir. Ils ouvrent à l’étranger qui vient les voir leurs armoires et leurs celliers. La maîtresse de maison emploie pour lui ses meilleures recettes de cuisine, la jeune fille tire du buffet la plus belle nappe, et le père de famille apporte sur la table avec un naïf orgueil la vieille bouteille de vin de Porto qu’il réserve pour les grandes occasions. Chacun ainsi s’empresse autour de l’étranger, et, quand il s’en va, on lui tend la main et on le remercie d’être venu.

Hvalsund est une de ces stations de commerce où abordent chaque année quelques lodie russes et quelques bateaux, où les habitans des montagnes et des côtes viennent apporter leurs peaux de rennes, leur poisson, et faire leurs approvisionnemens de l’année. En 1763, on y bâtit une chapelle. C’est depuis ce temps le chef-lieu d’une paroisse toute peuplée de Lapons. Le prêtre de Hammerfest y vient trois fois par an célébrer l’office divin. Il envoie un exprès au marchand pour lui annoncer le jour de son arrivée ; le marchand l’annonce à un Lapon qui le répète à un autre, et la nouvelle court ainsi à quinze lieues à la ronde, de fiord en fiord, de montagne en montagne, et le dimanche toute la communauté accourt.

Elle était déjà réunie sous nos fenêtres, le matin, quand nous nous éveillâmes. Ceux-ci étaient venus à pied, ceux-là en bateau, et leur physionomie, leur costume, leur attitude, tout dans ces groupes étranges m’offrait un singulier et curieux tableau. Le caractère distinctif de ces assemblées de Lapons, c’est l’indolence. Les uns se tiennent debout au soleil ; d’autres restent assis sur le gazon. Ils restent là des heures entières muets et immobiles. Les plus heureux sont ceux qui ont une vieille pipe et un peu de tabac. En hiver, ils portent de lourdes peaux de rennes sur le corps ; en été, des blouses de vadmel (kofte) gris ou bleu, surmontées d’un collet orné de broderies en fil rouge, serrées au milieu du corps par une ceinture de cuir et ornées d’un galon de drap rouge et quelquefois d’une lisière à la partie inférieure. Leurs longs cheveux flottent sur leurs épaules, et un bonnet en drap de diverses couleurs, taillé comme une calotte, leur couvre la tête. Ils n’ont ni linge, ni bas ; un pantalon étroit descend jusqu’à leurs souliers, et quelques-uns portent de grandes bottes en cuir. Sur la poitrine, ils ont une poche en toile suspendue au cou par un épais cordon, et cachée sous leur blouse. C’est là qu’ils mettent leur bourse, leur tabac, leur cuillère en corne de renne, des aiguilles à coudre, du fil, un briquet et de l’amadou. Le costume des femmes ressemble à celui des hommes. C’est la même blouse sans collet, la même ceinture, et les mêmes souliers en cuir, terminés en pointe et garnis de foin en dedans. Mais leur pantalon ne descend guère que jusqu’aux genoux ; le reste de la jambe est caché par les cordons de souliers qu’elles tournent et retournent de manière à en faire une espèce de bas. Leur bonnet est en étoffe de couleur, surmonté, comme celui des femmes d’Islande et de Normandie, d’une pointe pareille à un cimier de casque. Elles portent à leur ceinture leur bourse, leur tabac et tout ce dont elles ont besoin pour coudre. Quelques-unes ont eu la singulière idée d’adjoindre à leur antique costume lapon un fichu d’indienne. C’est une chose horrible à voir que cette étoffe de Mulhouse tombant sur une peau de renne ou sur une blouse de vadmel. Elles ont une prédilection particulière pour tout ce qui ressemble à un bijou. Elles portent à leurs doigts de lourdes bagues d’argent ou de cuivre grossièrement travaillées, et sur leur ceinture des boutons d’argent. La plupart sont laides. Leur type de figure est celui qui a été souvent décrit par les historiens : la face plate, les joues creuses, les pommettes saillantes. Mais elles ne sont ni si laides, ni si petites, ni si sales qu’on l’a dit, et, parmi celles que j’ai vues à Hvalsund, il y en avait plusieurs remarquables par la finesse de leurs traits et la douce expression de leur visage.

Quand le prêtre parut sur le seuil de l’habitation, les Lapons, hommes et femmes, s’approchèrent de lui et vinrent le saluer selon leur coutume nationale, en lui passant la main autour de la taille comme pour l’embrasser. Ils ont pour leur prêtre un véritable attachement et un profond respect. Quand ils lui parlent, ils l’appellent toujours cher père, excellent père. Quand il entre dans leur demeure, ils se lèvent aussitôt, le prennent par la main et le conduisent au fond de leur cabane à la place d’honneur. En général, les pauvres Lapons ont été durement calomniés. Les voyageurs qui n’ont fait que voir de loin les sombres demeures où ils vivent, leur ont prêté bien des vices dont ils sont, pour la plupart du moins, très innocens. Il suffit de rester quelque temps parmi eux, de causer avec eux, de les suivre dans les diverses situations de la vie, pour être touché de tout ce qu’il y a de bon, de simple et d’honnête dans leur nature. J’ai souvent interrogé à ce sujet les hommes qui ont le plus de rapports avec eux, les prêtres, les marchands, les pêcheurs, et il n’en est pas un qui ne m’ait fait l’éloge de leur douceur de caractère et de leur hospitalité. On les accuse seulement quelquefois de s’abandonner avec trop peu de retenue au plaisir de boire, et de montrer trop de méfiance dans leurs relations. Le premier défaut vient de la pauvreté de leur vie, et, quant au second, la nature qui les trompe chaque jour, l’élément rigoureux qui les poursuit sans cesse, ne leur enseignent-ils pas la méfiance, et la supériorité pratique des hommes avec lesquels ils ont un compte à régler ne leur en fait-elle pas une loi ?

L’heure de l’office sonna, et nous nous dirigeâmes vers l’église. En un instant la nef fut pleine de Lapons. Le prêtre prêchait dans leur langue, et, quoique son sermon, comme il avait lui-même l’humilité de l’avouer, ne fût ni correctement écrit, ni correctement prononcé, tous l’écoutaient avec attention. Au sermon succéda le chant des psaumes, et la plupart des Lapons avaient leur livre à la main et joignaient leur voix à celles du chœur. Cependant les désirs vulgaires se mêlaient encore à cette pieuse cérémonie. Au beau milieu du chant, je vis une vieille femme traverser la foule et s’approcher d’un homme assis près de la chaire. Elle lui dit quelques mots à l’oreille ; alors il tira gravement de sa poche une pipe, la lui donna, et la vieille femme sortit avec un visage radieux.

Dans l’après-midi, il y avait une joyeuse assemblée chez le marchand. Plusieurs dames étaient venues de Hammerfest visiter Hvalsund, et l’on buvait du punch et l’on chantait. Pendant ce temps, les Lapons s’en allaient au magasin, achetant pour quelques sckellings d’eau-de-vie et de tabac, ou implorant un crédit que le prudent caissier ne leur accordait pas sans de longs préambules et de nombreuses restrictions. L’un d’eux, attiré par notre gaieté bruyante, entra dans la maison du marchand et entr’ouvrit doucement la porte du salon. Nous lui fîmes signe de s’approcher. Il vint s’asseoir par terre à nos pieds et écouta. Dans ce moment on entonnait une mélodie tendre et plaintive. Le Lapon baissa la tête et essuya une larme qui coulait sur ses joues. « Oh ! me dit-il, quand il s’aperçut que je le regardais, nous ne chantons pas ici, nous, mais nous chanterons au ciel. » Je lui donnai quelques sckellings, et je lui demandai s’il avait beaucoup de rennes et beaucoup de moutons, s’il était riche. « Dieu est riche, répondit-il, mais l’homme est pauvre. » Et, pendant une demi-heure, il entremêla ainsi à sa conversation des paroles bibliques. C’était un Lapon des frontières de la Russie, qui vient à Hvalsund chaque été avec son troupeau et s’en retourne l’automne dans les montagnes. — Où demeures-tu ? lui dis-je quand il nous quitta. — Le Lapon, me répondit-il, n’a point de patrie et point de demeure. Il porte sa tente d’un lieu à l’autre ; mais, si tu veux venir l’hiver prochain à Kitell, tu demanderas Ole Olssen, et je te recevrai. Le lendemain, au moment où j’allais partir, il vint à moi, et me dit en me présentant une vieille pièce de monnaie norvégienne : « Tu es un bon étranger, toi, tu ne méprises pas le pauvre Lapon. Garde cela pour souvenir de moi et viens me voir à Kitell. Je te dirai comment nous vivons. » Puis il me tendit la main et s’éloigna.

Le prêtre exerce sur toute cette communauté une sorte de juridiction paternelle. C’est lui qui règle les mariages, qui apaise les querelles, qui donne des conseils au père de famille et des encouragemens à l’enfant. Si deux époux ne peuvent s’accorder, ils s’adressent au prêtre. Si deux voisins ont à traiter quelque épineuse question d’intérêt, ils prennent pour arbitre le prêtre ; et si le Lapon et le marchand sont mécontens l’un de l’autre, c’est encore le prêtre qui s’interpose entre eux. Le soir, il y avait un procès à juger. Il s’agissait de deux jeunes fiancés qui demandaient à rompre leur contrat. Le jeune homme, séduit par les sept cents rennes de sa future, aurait encore volontiers consenti à ensevelir dans le silence ses griefs ; mais la jeune fille avait invariablement pris sa résolution. Les deux partis, accompagnés de leurs témoins, comparurent devant le prêtre, et, quand la fiancée eut déclaré qu’elle voulait redevenir libre, le jeune homme redemanda les présens qu’il lui avait faits. Elle prit une clé cachée sous sa robe, ouvrit une vieille caisse en bois, et en tira une bague d’argent, une ceinture de cuir, ornée de quelques plaques d’argent, et trois mouchoirs d’indienne. Le jeune homme rassembla ces objets, les retourna de tout côté pour voir s’ils étaient en bon état ; puis, quand cet examen fût fini, il raconta au prêtre que ses fiançailles lui avaient coûté beaucoup d’argent, que sa fiancée avait bu dix-huit pots d’eau-de-vie, et il demandait 10 dalers (50 fr.) pour s’indemniser de ses dépenses, de ses voyages et de ses chagrins. À cette déclaration inattendue, la jeune Laponne jeta sur lui un regard d’une magnifique fierté, puis elle en appela aux témoins, et il se trouva qu’au lieu de dix-huit pots d’eau-de-vie, l’innocente fille n’en avait bu que trois. Le prêtre lui dit de donner 5 francs à son rigoureux fiancé. Il les reçut avec autant de joie que s’il n’avait pas osé les espérer. Puis, tous deux, à la demande de leur juge, se tendirent la main en signe d’oubli du passé et se séparèrent.

Le lendemain, tous les Lapons étaient retournés dans leurs demeures. Pour nous, nous avions un nouveau voyage à faire. Le pêcheur finnois qui, pendant sept mois de l’année, sert de maître d’école à la communauté, était venu de Rœvsboten, situé à douze lieues de Hvalsund, chercher le prêtre pour administrer les sacremens à sa vieille mère malade. Nous partîmes à midi dans une petite barque montée par trois hommes ; le maître d’école nous servait lui même de pilote. Nous longeâmes la côte occidentale de Hvalœ, et je vis reparaître autour de moi les sites sombres de ces mers du nord, les grands rocs aigus, isolés et debout au milieu des vagues comme des pyramides au milieu du désert, les montagnes de neige ceignant l’horizon, de temps à autre un coin de terre aride où le pétrel s’arrête dans son vol, comme pour voir de quel côté soufflera la tempête, et de toutes parts une solitude profonde, un silence de mort.

Le soir, des nuages épais s’amoncelèrent autour de nous, l’azur du ciel disparut, et nous n’entrevîmes plus que les vagues noires et les masses confuses des montagnes qui présentaient dans l’ombre toutes sortes de formes étranges. Il était deux heures du matin lorsque nous arrivâmes à Rœvsboten : le ciel était encore chargé de nuages ; mais une clarté rougeâtre se montrait à l’horizon. À la lueur de cette pâle aurore, nous aperçûmes, sur une pointe de terre, une tente de Lapons nomades ; près de nous, un torrent, et au bord du torrent la cabane de gazon habitée par la vieille femme. — Irons-nous maintenant visiter ta mère ? demanda le prêtre à Per Nilsson, le maître d’école. — Oui, je le désirerais, répondit-il ; je sais qu’elle veut te voir dès que tu arriveras. Attends-moi à la porte, je vais lui dire que tu es venu.

Nous restâmes à la porte, tandis que les rameurs tiraient la barque sur la grève. Il faisait froid, humide, et nos manteaux mouillés par le brouillard ne pouvaient nous réchauffer ; Per Nilsson revint un instant après appeler le prêtre. Nous le suivîmes en nous courbant jusqu’à terre pour franchir le seuil de son habitation. C’était une pauvre cabane laponne, occupée par deux familles. D’un côté, étaient les peaux de rennes servant de lit ; de l’autre, un métier à tisser, quelques seaux en bois posés sur des planches, une marmite suspendue au-dessus du foyer, rien de plus. Deux femmes, qui avaient revêtu à la hâte leur tunique de vadmel, étaient assises sur leur lit, et, dans un coin obscur, la malade poussait des cris de douleur. Une lèpre incurable lui avait dévoré une partie du palais, et sa voix inintelligible pour tout autre que pour son fils, ressemblait à un râlement de mort. Le prêtre se posa devant son lit, et Per Nilsson lui servit d’interprète. La malheureuse, sentant qu’elle n’avait plus guère de jours à vivre, voulait recevoir aussitôt la dernière communion. Le prêtre prit ses vêtemens, son calice, et commença les prières des agonisans. Comme il craignait de se tromper en parlant une langue qui ne lui était pas familière, il priait en norvégien, et le fils de la malade, la tête inclinée, les mains jointes, traduisait à sa mère mourante les saintes paroles. C’est une scène que je n’oublierai jamais : cette cabane de pêcheur au milieu du désert ; cette malade, consolée par la foi dans ses douleurs ; ce prêtre avec ses vêtemens sacerdotaux, debout dans l’ombre ; un fils traduisant à sa mère les exhortations de l’agonie ; deux femmes silencieuses et comme attérées par la douloureuse majesté de ce tableau ; auprès d’elles, un jeune enfant endormi dans son ignorance ; nulle étoile au ciel ; nulle autre clarté dans cette retraite obscure qu’un rayon pâle de la lune descendant par le toit ; le vent sifflant sur les vagues de la mer, et le torrent aux flots orageux grondant à côté de nous ; c’est tout ce que j’ai vu dans ma vie de plus terrible et de plus imposant.

Quand la cérémonie fut achevée, la malade remercia Dieu et s’endormit. Per Nilsson nous mena dans une espèce de hangar où il renfermait ses provisions. Il étendit quelques peaux de rennes sur le plancher ; nous nous couchâmes là-dessus, et nous dormîmes d’un profond sommeil. Quelques heures plus tard, quand Per Nilsson ouvrit la porte, le prêtre lui demanda comment se trouvait sa mère. — Elle va bien, dit-il ; tes prières l’ont fortifiée et réjouie ; elle est assise dans son lit et voudrait te voir. — Nous rentrâmes dans la cabane, et tandis que le digne pasteur portait encore une consolation dans le cœur de la malade, les deux autres femmes préparaient notre déjeuner. La première faisait bouillir du poisson dans la marmite qui avait servi la veille à cuire des plantes marines ; la seconde pétrissait sur une planche des galettes de farine d’orge qu’elle rôtissait ensuite au moyen d’une pierre plate posée sur le feu. Un enfant nous apporta la marmite en plein air et mit une douzaine de galettes sur le gazon. Nous n’avions ni assiettes, ni fourchettes, nous pêchâmes avec la pointe d’un canif les queues de poisson qui flottaient dans l’eau, et puis nous allâmes boire au torrent, et la nouveauté de ce déjeuner nous fit oublier ce qu’il avait de peu confortable. Pendant ce temps, nos rameurs mangeaient une espèce de gruau composé d’huile et de foie de poisson. Quand ils eurent achevé ce triste repas, dont l’aspect seul me causait un profond dégoût, nous demandâmes à partir. Mais le bon Per Nilsson, qui devait encore être notre pilote, était retenu tantôt par sa mère, tantôt par sa femme ; puis il allait se promener sur la grève, tenant un enfant de chaque main, et, lorsque nous regardions du côté du bateau, il regardait sournoisement d’un autre côté. Enfin il s’arracha à son foyer et à ses affections ; il dit adieu à l’un, à l’autre, et rama bravement pendant huit heures pour nous reconduire sur le sol de Hvalœ.


Hammerfest, 10 août.


X. Marmier

  1. Promontoire des oiseaux.
  2. Reise nach Norwegen, von Leopold von Buch, IIe th.
  3. Beretminger om den œconomiske Tilstand y norge, pag. 550.