Expédition de « La Recherche » au Spitzberg/03



EXPÉDITION
DE
LA RECHERCHE
AU SPITZBERG.

iii.
TROMSŒ.

Tromsœ est l’un des points importans de cette province de Halogaland dont l’histoire remonte jusqu’au-delà des traditions authentiques. C’était dès les premiers temps du moyen-âge un lieu que les pêcheurs visitaient dans leurs courses, et que le peuple citait dans ses récits. Vers le milieu du XIIIe siècle, les habitans des bords de la mer Blanche vinrent s’établir dans cette province ; Hakon Hakonsen, roi de Norvége, leur fit bâtir une église (Sanctæ Mariæ de Trums ecclesia) qui devint plus tard une des quatorze chapelles royales et que l’histoire ecclésiastique cite souvent. L’église attira les habitans de la contrée, puis les marchands ; l’intérêt commercial s’adjoignit au sentiment religieux, les paysans agenouillés dans la nef écoutèrent la parole du prêtre, puis revinrent sur la côte échanger leurs denrées. C’est ainsi que l’église a été, pour un grand nombre de villes, une source de prospérité, pour toutes un mobile de civilisation. L’église de Tromsœ eut encore une autre influence qui, dans un siècle livré aux superstitions, ne laissait pas que d’être assez importante. Elle chassa les Trold et les sorciers du pays : auparavant ils avaient coutume de se réunir à certains jours de l’année sur la montagne située de l’autre côté du port ; le son des cloches, l’hymne religieux, les effrayèrent ; les uns s’enfuirent en Islande ; d’autres, dit-on, ne craignirent pas d’aller jusqu’au Blocksberg.

La situation de Tromsœ auprès d’une rade sûre, au milieu d’une enceinte d’îles nombreuses, entre les riches pêcheries de Finmark et celles de Norland, devait nécessairement favoriser son existence commerciale. Cependant peu de marchands y bâtirent leur demeure, et ce ne fut pendant long-temps qu’un point de réunion périodique et passager. Son existence comme ville date du XVIIIe siècle ; en 1794, elle eut ses priviléges de bourgeoisie et commença à se développer. La guerre de 1808 et 1809, qui porta préjudice à toutes les villes de commerce du Danemark, favorisa celle-ci ; les Russes vinrent lui demander le produit des pêches du nord et lui apportèrent les denrées qu’elle répandit à travers deux grandes provinces. En 1801, on ne comptait encore à Tromsœ que 150 habitans ; aujourd’hui il y en a près de 1400. En 1837, il est entré dans le port de cette ville trente-neuf bâtimens russes, trois hollandais, six danois, cinq hambourgeois, deux suédois, six brêmois. Ils apportaient du blé, du chanvre, des denrées coloniales, et ils sont partis emportant du poisson sec, de l’huile de poisson, des peaux de chèvres, de rennes, de renards, et de l’édredon. Tromsœ est le chef-lieu de Finmark, la résidence de l’évêque et du gouverneur ; le district de l’évêque s’étend jusqu’à l’extrémité du nord ; il doit parcourir à certaines époques tout son diocèse, visiter les écoles, entrer dans toutes les baies où il y a une église. C’est un voyage pénible, auquel il consacre les mois d’été et qu’il n’achève guère que dans l’espace de quatre ans.

Quand je vis cette ville pour la première fois, c’était un dimanche. J’entrai dans une longue rue terminée aux deux extrémités par des montagnes de neige ; en face de moi était le port avec ses lourds magasins et ses bâtimens de commerce, puis, la vieille église posée près de la grève, la mer fuyant dans le lointain, et de tout côté un horizon sévère, des remparts de roc, des cimes élancées, des masses de neige. Les boutiques des marchands étaient ouvertes ; les paysans des environs, les femmes de la ville se pressaient autour du comptoir ; c’était une curieuse chose que de voir au milieu de cette nature sauvage du nord, ces denrées de la civilisation et ce mélange de costumes, de physionomies ; la jeune fille de Tromsœ habillée comme une grisette, le matelot russe avec sa longue barbe et ses cheveux taillés en forme de couronne, le pêcheur de Finmark mêlant à son vêtement rustique le vêtement de la cité, et le Lapon portant sa blouse de vadmel gris, son bonnet bleu pointu, sa ceinture de cuir ornée de boutons d’étain et ses souliers de peau de renne.

Les Lapons viennent ordinairement ici le dimanche pour assister au service religieux, faire l’échange de leur poisson, de leurs pelleteries, contre les denrées dont ils ont besoin. Dans le cimetière, il y avait plusieurs femmes laponnes qui portaient un berceau sur leurs bras et attendaient l’heure où le prêtre pourrait baptiser leurs enfans. Ce berceau n’est autre chose qu’une planche creusée, revêtue de cuir au dehors, remplie de mousse au dedans, serrée par une enveloppe de cuir, recouverte à l’endroit où repose la tête d’une espèce de dais en cuir et ornée d’un triple rang de grains en verre de couleur qui s’étend sur le visage de l’enfant comme pour flatter son regard au moment où il s’éveille. On dit que ces femmes n’aiment pas à découvrir la tête de leurs enfans devant des étrangers, car elles ont peur que ceux-ci ne leur jettent quelque sort ; mais cette superstition ne paraissait pas exister parmi celles que nous avons vues, ou si elles redoutent l’influence magique du regard humain pour l’être chétif qu’elles portent sur leur sein, elles ne redoutent pas au moins celle de la nature. L’hiver, quand elles se réunissent à Tromsœ, elles mettent le berceau dans la neige et s’en vont tranquillement à leurs affaires. Du reste, la plupart des Lapons que l’on rencontre ici ne sont que des Lapons fixes qui ont établi leur demeure au bord des golfes et vivent là à l’aide de leur pêche et de quelques bestiaux. Ce sont les Sœfinner, comme on les appelle dans ce pays. Les Fieldfinner, ou Lapons nomades des montagnes, apparaissent plus rarement. Ce mot de Finner, ou Finnois, celui de Quœner et celui de Finlænder, ont produit parfois une confusion qu’il importe d’éclaircir. Les Finner et les Lapons ne forment qu’un seul et même peuple ; les uns habitent dans la Laponie norvégienne ou Finmark ; les autres dans la Laponie suédoise ou Lappmark : voilà toute la différence. Les Quœner et les Finlænder forment un autre peuple dont les traditions et la langue accusent une parenté primitive avec les Lapons. Toute cette question d’origine, d’histoire et de psychologie laponne, est trop étendue pour être traitée ainsi en passant. Nous nous proposons de la discuter plus tard avec tout le soin qu’elle mérite.

Tromsœ est, comme presque toutes les villes de Norvége, complètement bâtie en bois. Auprès de l’église sont rangées les petites cabanes que les paysans du district ont eux-mêmes construites pour avoir un refuge quand ils viennent de quinze ou vingt lieues assister le dimanche à l’office. Plus loin sont les habitations des marchands ; il y a une certaine coquetterie dans leur ameublement et dans la peinture qui les décore ; le luxe de la civilisation a passé depuis long-temps le cercle polaire. Les soieries de Lyon, les étoffes de Mulhouse repoussent chaque jour plus loin le tissu de vadmel et fascinent le regard du pêcheur comme celui du riche bourgeois ; partout l’antique costume disparaît, et la rude simplicité des vieux enfans de la Norvége fait place à des besoins factices dont la fatale contagion s’étend jusqu’à la chaumière. J’ai vu souvent dans ce pays de pauvres maisons où le pied glissait sur le sol fangeux, où des chiffons cachaient la moitié des fenêtres ; mais il y avait des lithographies encadrées sur la muraille. J’ai vu des malheureux qui n’avaient pour toute nourriture qu’un peu de mauvaise bouillie, mais ils voulaient la voir servie dans une tasse de faïence et la manger avec une cuillère plaquée. C’est une rude tâche pour celui qui aime les costumes primitifs que d’en chercher au milieu de ces provinces fermées encore à quelques-unes de nos idées favorites, mais déjà conquises par la mode. Je me rappelle encore la colère tout artistique du jeune peintre qui nous accompagnait en Norvége, lorsque, au lieu d’apercevoir les costumes nationaux, les draperies pittoresques pour lesquelles il avait si bien préparé sa toile et ses pinceaux, il ne voyait de tout côté que le frac français grossièrement taillé, le pantalon collant et la cravate empesée.

Mais pourquoi nous plaindre de cet échange de formes surannées contre des modes nouvelles ? Tout cela n’est que le signe extérieur du mouvement d’idées qui passe des villes influentes aux villes passives. Les habitans de ces provinces reculées tournent dans l’isolement leurs regards vers les pays lointains dont ils comprennent le pouvoir, dont ils subissent l’ascendant ; s’ils hésitent à sortir de leur cercle habituel, il y a là une sorte de force magnétique qui les attire ; s’ils s’assoupissent dans le silence de leur retraite, il y a là une voix éloquente qui les réveille, un cri populaire qui les ébranle, un chant de poète qui les attendrit. Peu à peu ils en viennent à s’associer à la vie du peuple dont l’activité les préoccupe, car ils sentent que là est la vie du monde entier ; ils applaudissent à sa gloire, ils chantent ses conquêtes. Soyons fiers de l’empire que la France exerce sur ces hommes du nord ; ce n’est plus comme au XVIIIe siècle l’empire d’un caprice de cour, mais celui de la pensée. D’une des limites de la Norvége à l’autre, dans la maison du prêtre comme dans celle du paysan, j’ai trouvé le portrait de Napoléon. J’ai vu dans une île de Finmark tout un corps d’officiers répéter avec émotion les refrains de nos chants nationaux, et lorsque les marchands qui nous donnaient asile le long de la route ont parlé de la révolution de 89 et de la révolution de juillet, on eût dit, à les entendre raconter dans tous leurs détails ces deux phases de notre histoire, qu’ils racontaient l’histoire de leur propre nation.

Cependant la même décroissance successive que l’on remarque ici dans la végétation existe dans les œuvres de l’homme. À mesure qu’on avance vers le nord, les villes deviennent plus rares et plus petites, et les communications plus difficiles. Le soleil de la civilisation, de même que le soleil de la nature, ne jette que de temps à autre une lueur pâle sur ces montagnes entourées de nuages, et le froid de la mort intellectuelle menace d’envahir la demeure du paysan retiré dans son île silencieuse. Mais ces hommes luttent avec énergie contre le sort qui les effraie ; ils rassemblent autour d’eux tous les élémens possibles d’instruction et y cherchent un refuge, dans leurs longs jours de solitude. Les naturalistes ont assigné une limite à la végétation du foin et du bouleau ; on ne pourrait en assigner aucune à l’intelligence de l’homme. Dans la plus humble cabane du pêcheur de Finmark, il y a quelques livres ; une bible, un livre de psaumes, un lambeau d’histoire ; et, dans cette petite ville de Tromsœ située au soixante-dixième degré de latitude, habitée par une vingtaine de marchands et quelques familles de manœuvres, qui le croirait ? Il y a une école latine, deux sociétés de lecture, une société d’harmonie et une société dramatique. Il y avait même en 1832 une imprimerie et un journal : Finmarkens amtstidende, petite feuille in-4o qui paraissait deux fois par semaine. Ces deux entreprises littéraires n’ont pu se soutenir ; mais on parle de les relever.

L’école latine compte une trentaine d’élèves. Trois professeurs y enseignent l’histoire, la géographie, l’allemand, le français, l’anglais, le grec et l’hébreu. Les maîtres aidés par quelques souscriptions volontaires ont eux-mêmes formé une bibliothèque classique dont la gestion est abandonnée aux élèves.

Les deux sociétés de lecture se composent d’une quarantaine de membres. La première, fondée en 1818, a déjà réuni onze cents volumes. La seconde est abonnée aux principaux journaux d’Allemagne, de Suède et de Danemark.

La société musicale donne chaque hiver quatre grandes soirées et quelques soirées extraordinaires au bénéfice des pauvres.

La société dramatique compte, au nombre de ses membres, toute la société de la ville, hommes et femmes ; son théâtre est d’un aspect peu monumental et ses décorations ne sont ni très larges, ni très variées. Je crois que dans ce moment elles se composent de deux toiles peintes de chaque côté et qui représentent l’intérieur d’une chambre, un coin de rue, une tour et une montagne. La tâche du machiniste consiste à savoir retourner ces toiles à propos et à y joindre quelques accessoires de circonstance. Dans les grandes solennités du théâtre de Tromsœ, on a pu voir ce qu’on voyait au Globe du temps de Shakspeare : un buisson d’épines représentant la forêt de Windsor et une lanterne simulant le clair de lune. Mais ici du moins les misères de l’art ne vont pas jusqu’à donner à un homme un gracieux rôle de jeune femme. Si jamais les membres de cette honorable société ont la hardiesse de mettre à l’étude quelque pièce du poète anglais, il y aura une Juliette aux yeux bleus pour s’écrier : It is no the larke, et une Desdemona pour chanter d’une voix mélancolique la romance du saule. Déjà l’on cite une jeune actrice charmante à voir dans quelques pièces de Holberg, et il en est une autre qui s’est illustrée à jamais par l’intelligence qu’elle a déployée dans les plus jolis vaudevilles de Scribe ; car la société dramatique de Tromsœ joue les vaudevilles de Scribe. Les fils de marchands s’habillent en colonels de la garde, et leurs sœurs s’appellent sept ou huit fois par an marquise ou comtesse ; et c’est ainsi que les habitans de cette côte du nord cherchent à tromper l’ennui de leur hiver, la dureté de leur climat. De Drontheim ici, il n’y a guère que cent lieues de distance, et le changement de température est énorme. Autour de Tromsœ, on ne trouve ni arbres, ni fruits, point d’épis d’orge dans la vallée, point de rameaux de pins sur les montagnes, et si l’on veut avoir un bouquet de fleurs ; il faut le faire éclore dans l’intérieur d’un appartement comme dans une serre chaude. J’ai vu un jour une jeune femme de Tromsœ pleurer en regardant une branche de lilas que son mari lui apportait de Christiania : — oh ! mon Dieu, s’écriait-elle, il y a sept ans que je n’ai rien vu de semblable. — Le souvenir, dit G. Sand, est le parfum de l’ame ; pour cette femme née sous un ciel plus doux, cette fleur à moitié fanée était un souvenir des joies de son enfance. D’une main tremblante, elle effleurait tour à tour les légères corolles de ces rameaux cueillis près de la maison paternelle, et dans leur calice desséché, dans leur arôme évanoui, elle semblait chercher les rêves décolorés de son printemps.

Mais ni la rigueur du climat, ni la longue obscurité des nuits d’hiver, ne peuvent altérer l’affection que ces habitans portent à leur pays. Ils l’aiment avec sincérité et le font aimer au voyageur par leur hospitalité cordiale ; ici tout étranger est comme un hôte de prédilection que la providence envoie aux habitans de la ville. La maîtresse de maison le regarde avec une sorte de sollicitude maternelle, et les jeunes filles au regard timide, aux cheveux blonds nattés, le servent elles-mêmes à table comme des filles de patriarche.

J’étais entré à Tromsœ, plein de curiosité, j’en sortis avec un sentiment de regret. Dans les maisons où l’on m’avait admis, mes yeux n’avaient pas reconnu le luxe d’un salon parisien ; sur la table dressée devant nous, on ne voyait ni les rœmer des bords du Rhin, ni les coupes roses de Bohême, mais j’avais rencontré partout un regard bienveillant, j’avais senti une main affectueuse se reposer dans la mienne comme une main de frère ; c’était là ce que je regrettais.

En naviguant plus loin vers le nord, nous aperçûmes encore les mêmes montagnes arides, les mêmes ravins remplis de neige, que nous n’avions presque pas cessé de voir depuis le district de Drontheim. Mais bientôt nous arrivâmes sur la côte d’Alten, lieu cité par les naturalistes comme un phénomène. Et n’est-ce pas un vrai phénomène que ces coteaux qui reverdissent au milieu d’une contrée couverte de neige, et cette terre septentrionale qui tout-à-coup semble se ranimer, qui recueille ses forces et porte dans les airs de grandes tiges de pins et des forêts de bouleaux ? Alten était autrefois la résidence du gouverneur de Finmark : la maison qu’il occupait va être convertie en hôpital ; ce lieu sera réservé surtout aux pauvres pêcheurs attaqués de la lèpre et aux incurables. Déjà le médecin attaché à cet établissement est venu s’y installer, et l’on dit que l’hiver prochain quarante malades pourront y être admis ; c’est bien peu si l’on songe à l’étendue du district auquel il est destiné et à la quantité de malheureux qui languissent dans l’abandon ; mais jusqu’à présent nulle institution de ce genre n’avait été fondée en Finmark. C’est une œuvre de bienfaisance dont on doit louer le gouvernement. Dans cette province aride, partout où il y a un coin de terre habitable, l’homme accourt aussitôt pour y construire sa demeure. Tout le contour du golfe d’Alten est parsemé d’habitations ; à une demi-lieue de l’ancienne maison du gouverneur est Bosekop (baie de la baleine), joli hameau où l’on trouve un riche marchand et une bonne auberge. Vis-à-vis est Talvig, chef-lieu de la paroisse, et à un mille de là Kaafiord.

Kaafiord n’était encore, il y a quinze ans, qu’une baie déserte ; l’habileté d’un négociant anglais y a fondé une colonie. Une mine de cuivre, découverte dans la montagne voisine du golfe, exploitée avec intelligence, est devenue pour lui un moyen de fortune et pour tout le pays une source de prospérité. Dès le XVIIe siècle, cette mine avait été révélée au gouvernement danois, et quelques travaux furent entrepris pour en constater la valeur ; mais alors les moyens d’exploitation n’étaient pas aussi faciles qu’ils le sont devenus depuis. On ignorait l’emploi du charbon de terre et le bois était trop cher ; après une étude superficielle de la position de la mine, l’entreprise fut abandonnée, le peuple en parla encore, mais personne n’osa la continuer. En 1825, une femme laponne trouva sur les rochers un morceau de cuivre qui brillait tellement aux rayons du soleil qu’elle le prit pour de l’or ; cet échantillon tomba entre les mains de M. Crowe, alors négociant à Hammerfest, qui le porta en Angleterre. À son retour il savait qu’il y avait des veines de cuivre à Kaafiord, plus riches que celles de Suède ; il visita le sol avec des ingénieurs, reconnut l’étendue des mines et sollicita un privilége d’exploitation. Le gouvernement norvégien se montra très libéral dans ses concessions ; il lui accorda le produit net et exclusif des mines pendant dix ans à partir du jour où il fondrait à Kaafiord le premier lingot ; ce privilége était daté de 1826. En 1827, M. Crowe envoyait déjà en Angleterre plusieurs bâtimens chargés de minerai.

L’exploitation, entreprise avec des capitaux considérables et basée sur une large échelle, obtint bientôt un succès décisif. D’année en année, les travaux devinrent plus importans, le nombre des ouvriers s’accrut, et là où l’on ne comptait naguère pas une habitation humaine, on vit s’élever des maisons, des ateliers, des magasins ; aujourd’hui M. Crowe emploie près de onze cents personnes. C’est une colonie entière qui se suffit à elle-même, qui a son église, son marchand, son médecin, son école, et qui tend à s’agrandir plutôt qu’à diminuer ; le minerai donne trente et quarante pour cent. De l’autre côté du golfe, l’habile directeur de cet établissement a fait creuser une autre mine plus riche encore que la première. Cette année il a commencé à faire des lingots de cuivre et il en a déjà chargé plusieurs bâtimens.

Les mines creusées tout récemment sont loin d’offrir l’aspect grandiose et pittoresque des mines de Danemora et de Fahlun, qui descendent jusque dans les entrailles de la terre ; mais ce qui m’a paru curieux à Kaafiord, c’est de voir cette ruche d’abeilles formée si promptement par la volonté d’un homme et ce mélange d’ouvriers de divers pays et de diverses races, rassemblés sur le même filon, dirigés par la même main. Il y a ici des Russes, des Anglais, des Allemands, des Norvégiens, des Lapons. Chaque année au printemps, il arrive des Suédois et des Finlandais qui travaillent là pendant l’été, vivent pauvrement, épargnent presque tout ce qu’ils gagnent et s’en retournent avec 200 ou 300 francs au commencement de l’hiver. Et tous ces hommes, d’une nature rude, vivent ensemble en bonne intelligence. Il est rare qu’on ait à signaler parmi eux ou une rixe ou quelque autre infraction au réglement. Lorsqu’un pareil cas se présente, les directeurs des mines sont eux-mêmes juges du délit, et si le coupable est condamné à payer une amende, elle retombe dans la caisse des pauvres. En même temps que le maître cherche à maintenir parmi les ouvriers une discipline sévère, il travaille aussi à leur donner des garanties de sécurité pour l’avenir. S’ils tombent malades, le médecin les visite gratuitement ; s’ils sont hors d’état de travailler, la caisse des pauvres vient à leur secours. Une loi d’équité les gouverne dans leurs jours de travaux, une loi de bienfaisance les soutient dans leurs jours d’inquiétude. Ce sont ces sages institutions qui les retiennent dans leur devoir et les attachent à l’établissement.

Nous partîmes de Kaafiord avec une barque à voiles du pays et cinq rameurs. C’était le soir, une teinte de lumière plus douce s’étendait sur le paysage. Des flocons de vapeur, mêlés à la fumée de la fonderie, enveloppaient les mines que nous avions visitées le matin. À travers ces nuages flottans on distinguait la chapelle en bois, bâtie au-dessus de l’eau, à la pointe du rocher, comme celle de Guillaume Tell ; çà et là quelques pins élevant leur tête arrondie au milieu des habitations d’ouvriers, au bas le golfe bleu et limpide, et dans le fond, trois montagnes de neige serrées, fermant comme un rempart inaccessible cette enceinte pittoresque.

Une brise fraîche avait enflé la grande voile carrée de notre embarcation, et en voyant fuir derrière nous le sommet des îles et la pointe des promontoires, nous calculions déjà l’heure à laquelle nous aborderions dans le port de Hammerfest. Mais bientôt la brise tomba, la mer s’aplanit, la voile se reploya sur le mât qui la soutenait, et nos rameurs prirent leurs avirons. Notre marche était moins rapide, mais elle était charmante. À minuit le soleil brillait encore à l’horizon ; de grands jets de lumière couraient sur les vagues comme une fusée, et la mer, où le dernier souffle de la brise venait de s’endormir, était çà et là blanche comme l’acier, rouge comme la lame de cuivre qui sort de la fournaise, verte comme l’herbe des champs. C’était la nuit, mais une nuit semblable à une aurore de printemps. L’éder au plumage brun courait encore sur la grève, le goéland se berçait dans le sillage argenté de notre barque, et les algues du rivage élevaient leur tête humide au-dessus de l’eau comme pour aspirer un rayon bienfaisant de lumière. Nous passions entre des montagnes aux pointes aiguës, fortement tranchées, les unes arrondies à leur sommité comme une tour, d’autres portant une crête allongée et crénelée comme un rempart, et de temps à autre une barque laponne glissait à côté de nous, comme pour nous apprendre qu’entre les baies dont nous ne voyions pas le fond, il y avait des hommes, et sur les rocs nus, des habitations.

Au bout de la grève, nous en apercevons une et nous dirigeons notre barque de ce côté. Ce n’est pas une maison, c’est une espèce de tanière informe, surchargée de terre et de touffes de gazon. Elle est située au pied d’un roc aigu qui la menace chaque jour d’un éboulement de pierres ou d’une avalanche, et l’on n’y arrive qu’à travers une longue couche de fucus glissans. À l’intérieur, le sol est nu, les murailles nues. On ne voit ni chaises, ni tables, ni meubles. Deux pierres posées au milieu de cette sombre enceinte servent de foyer ; un peu de paille et quelques peaux étendues sur la terre humide servent de lit. Un homme portant une blouse de laine grise et de grandes bottes de pêcheur est à la porte ; c’est le propriétaire de cette habitation. Je m’asseois à côté de lui, sur une pierre couverte de mousse et il me raconte son existence. Il est né dans le district de Tromsœ, et dès son enfance il a été à la pêche l’hiver comme l’été. Un jour qu’il se trouvait par hasard sur cette côte, il y jeta ses filets et en retira une quantité de beaux poissons. Cette découverte le décida à demeurer ici. Il assembla çà et là quelques poutres éparses et bâtit sa cabane. Son père, pauvre pêcheur comme lui, ne lui avait pas laissé, en mourant, un seul skelling. Sa femme avait eu pour dot une génisse. Cette génisse lui donna quelques veaux. Avec le produit de sa pêche, il acheta une demi-douzaine de brebis. Sa fortune n’est pas allée plus loin. L’hiver, il laisse sa femme filer la laine et s’en va à la pêche. L’été, sa femme émigre aussi ; elle conduit son petit troupeau dans une île voisine, afin d’épargner le gazon qui croît autour de leur demeure. En automne, ils se rejoignent tous deux, ils font leur récolte de foin qui est parfois si court, qu’au lieu de le couper avec la faucille, ils sont obligés de le cueillir avec la main. Quand vient l’hiver, leurs génisses et leurs brebis couchent à côté d’eux dans leur cabane, et ils les nourrissent avec le peu d’herbe qu’ils ont amassée, avec les fucus de la côte et des têtes de poissons bouillies dans l’eau. Cet homme, qui me racontait ainsi sa vie misérable, a un regard intelligent et parle un pur norvégien. Dans le commencement de notre conversation, trompé par la forme de ses habits, je lui ai demandé s’il n’était pas Lapon, et il s’est révolté à cette question. Il veut bien être pauvre, mais non pas Lapon.

En fouillant dans sa demeure, je trouve une petite caisse de livres usés et sales. Ce sont des ouvrages de piété, des psaumes, des sermons et deux volumes dépareillés d’un voyage dans les mers du sud. Il me raconte qu’il a acheté ces livres à Tromsœ, dans une vente publique, et qu’il les a tous lus. En voici un seulement, me dit-il, que j’ai essayé de lire plusieurs fois, mais que je n’ai pas compris. C’était une grammaire latine. Un de nos rameurs, nous entendant prononcer le mot de latin, et séduit par l’idée d’apprendre cette langue, s’avance aussitôt et achète cette grammaire.

Dans cette même cassette, d’où nous venions de voir surgir un rudiment classique, je découvre deux petits cahiers plus intéressans encore. L’un est le livret en partie double où le marchand a inscrit ce que le pêcheur lui doit et ce qu’il a payé. Toute la vie de ce malheureux est là dedans, toutes ses joies et toutes ses anxiétés. Quelquefois il a été en retard de 5 à 6 écus, puis il s’est remis péniblement au courant. Il est allé chez le marchand, dans un jour de joie, et il a acheté pour 6 skellings[1] d’eau-de-vie, pour 15 skellings de tabac ; il a acheté une demi-tonne de farine qui lui a coûté bien cher, du chanvre pour faire ses filets, un mouchoir d’indienne pour sa femme, un peu de sucre et de café et une tasse en faïence pour le boire. Tout cela formait une longue addition qu’il n’a pu acquitter qu’en allant plusieurs nuits de suite à la pêche. L’autre livre est un A B C, qu’il a cherché à copier pour apprendre à écrire. Mais les encouragemens lui manquaient ainsi que les conseils, et après avoir moulé patiemment les vingt-quatre lettres de l’alphabet, voyant l’écriture du marchand si nette et si courante, il a désespéré d’arriver jamais jusque-là et s’est arrêté.

À un mille de cette demeure, nous aperçûmes une cabane de Lapons. Nous entrâmes par une porte de trois pieds de hauteur dans une espèce de galerie enfumée où un pâle rayon de lumière descendait à travers l’ouverture pratiquée dans le toit. D’un côté, quelques peaux de rennes formaient le lit de toute la famille ; de l’autre, était l’étable des brebis ; au milieu, le foyer, et dans le fond, des vases en bois destinés à contenir le lait. C’était là tout l’ameublement de l’habitation. Une femme, tenant à la main une branche de bouleau, remuait, dans une chaudière de fer, des os de poisson ; une jeune fille, assise sur une pierre, faisait du fil avec des nerfs de rennes qu’elle déchirait entre ses dents et qu’elle tordait ensuite sur son genou, et une demi douzaine de pauvres enfans, au visage pale, au regard languissant, au corps amaigri, étaient groupés silencieusement entre leur mère et leur sœur aînée. Tous portaient une grossière robe de laine, tous avaient les yeux humides et rougis par la fumée. L’arrivée de quatre étrangers, à deux heures, au milieu de cette famille solitaire, ne lui causa ni surprise ni émotion. La vieille femme resta la tête penchée sur sa chaudière, la jeune fille continua à tordre son fil de renne, et les enfans, inoccupés et immobiles, portèrent sur nous un regard plus hébété que curieux. Mais tout à coup un de nos compagnons de voyage s’avisa d’ouvrir son sac de tabac à fumer, et nous vîmes l’œil brun de la vieille femme étinceler : elle tendait la main avec une expression de convoitise peinte sur tous les traits de son visage. La jeune fille, qui jusque-là semblait nous avoir à peine remarqués, accourut aussitôt en articulant des mots inintelligibles pour nous. Quand elles eurent toutes deux les mains pleines de tabac, l’une d’elles en mit une partie dans sa bouche et enveloppa soigneusement le reste dans un morceau de toile ; l’autre alla chercher, sous ses peaux de renne, une vieille pipe noire et se mit à fumer avec un air de joie et de volupté inexprimables. Un autre de nos compagnons offrit à la vieille femme une pièce de monnaie norvégienne en papier représentant une valeur d’un franc. Mais elle le prit comme si elle ne savait ce que c’était, et lorsque nous sortîmes, elle remercia celui qui lui avait donné du tabac et ne s’occupa nullement de celui qui lui avait remis de l’argent.

Ce fut là notre dernière halte. Nous avions expié chacune de ces excursions à terres par les douleurs que nous faisait éprouver une armée de cousins qui voltigeaient autour de notre barque et nous harcelaient sans cesse, comme pour nous punir d’avoir envahi leur territoire. Nul vent ne soufflait dans notre voile, mais nos rameurs réalisaient tout ce que j’avais entendu dire de la force et de la persévérance des rameurs norvégiens. Ils portaient sans se lasser le poids de leurs lourds avirons. Tantôt debout, tantôt assis, ils nous faisaient courir sur la mer immobile. À huit heures du matin, nous touchions à la pointe de Hvalœ, et, deux heures après, nous abordions à la cale du port de Hammerfest.


X. Marmier.
  1. Le skelling de Norvége vaut environ un sou de notre monnaie.