Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 289-304).
Seconde livraison

Tombe romaine, à Taksebt (voy. p. 300). — Dessin du commandant Duhousset.


EXCURSION DANS LA GRANDE KABYLIE,
NOTES ET CROQUIS RECUEILLIS ENTRE LA MÉDITERRANÉE ET LE DJURJURA,


PAR LE COMMANDANT DUHOUSSET[1],


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


III


De Bougie à Dellys. — Les mœurs et coutumes des Kabyles.

À quatre heures du soir, après avoir parcouru Bougie, visité ses places, ses rues nouvelles, ses édifices musulmans, son église catholique, ses citernes monumentales et son cirque romain ; après avoir salué, dans l’arène de ce cirque, le tombeau du commandant Salomon de Musis[2], et, dans le fort Moussa, le cercueil du général de Barral[3], nous songeâmes à regagner notre bivac, situé, comme nous l’avons dit, à quelques lieues en arrière. Nous suivîmes pour l’atteindre un sentier qui passe sur les crêtes mêmes des hauteurs et domine tout à la fois la vallée du Sahel, la ville et la mer.

Arrivés à sept heures, très-heureux de cette course, nous fîmes honneur au dîner champêtre qui nous attendait, ayant pour intermèdes les cris aigus des singes, dont les silhouettes gambadaient sur les rochers. Leur curiosité était éveillée par le mouvement, insolite à pareille heure, dans l’endroit où nous avions établi nos tentes. On vint offrir à nos gens quatre de ces animaux, gros comme de petits chats ; n’ayant nulle envie de les manger, encore bien moins de les emporter, nous les renvoyâmes d’où ils venaient.

Ces singes-là ressemblent à de petits hommes ; ils n’ont pas de queue ; cet appendice est chez eux remplacé par une verrue grosse comme un pois. J’ai vu des femelles effrayées, ayant de chaque côté des joues de longs favoris blancs, prendre leurs petits sur leur poitrine, et gravir, avec une inconcevable rapidité, des pointes de rochers très-escarpées. À l’époque de la récolte, ces animaux s’assemblent quelquefois par centaines, et ravagent un champ dans une nuit. Ils ont, dit-on, des magasins dans des creux de rochers, et y font des réserves de provisions assez grandes pour que les indigènes les recherchent et aient lieu de se plaindre d’un dommage très-réel.

Nous nous laissions aller au bien-être d’une jolie soirée après une journée fatigante, lorsque l’on nous prévint qu’un touriste, parcourant le pourtour du golfe de Bougie et se rendant à Toudja où nous devions rentrer le soir, désirait nous être présenté.

La rencontre d’un touriste, c’est-à-dire d’un artiste, d’un érudit, ou tout au moins d’un homme curieux des êtres et des choses, est une bonne fortune sur une route peu fréquentée, et à plus forte raison en Kabylie. Nous accueillîmes donc celui-ci avec plaisir. Ayant entendu parler à Bougie du beau site de Toudja et de quelques vestiges romains dans les environs, il s’était détourné pour descendre, de la montagne d’Arbalou au bas de laquelle nous étions, dans la direction du Sud où il devait trouver les ruines de Tubusuptus, en remontant le Sahel.

Notre hôte avait déjà beaucoup voyagé en Afrique et paraissait très-avide de renseignements sur les mœurs des Kabyles, principalement sur l’organisation républicaine de ces peuplades, dont il admirait la vie tranquille et les habitudes patriarcales.

Je lui objectai que si on ne pouvait refuser aux Kabyles un caractère indépendant, un esprit observateur et le goût du travail, on devait aussi reconnaître leurs penchants à la rancune, aux querelles, à l’avarice sordide. Je lui parlai des rixes sans nombre, où ces montagnards se mordent et se déchirent le visage, en se servant des dents et des ongles à la manière des fauves de leurs forêts. Je citai ces villages, toujours divisés en deux partis, et possédant un terrain communal, consacré de génération en génération à des rendez-vous de haine et de sang, où le yatagan et le fusil sont appelés à trancher d’interminables griefs.

J’avais dû, pendant l’hiver précédent, aller en toute hâte au village de Koukou avec le capitaine du bureau arabe pour arrêter les rixes sanglantes qui, à propos de la nomination d’un chef, s’engageaient depuis deux jours sur le terrain neutre servant d’habitation aux Marabouts.

Après constatation d’un grand nombre de blessés et de deux cadavres, nous fûmes obligés de désarmer une partie des habitants et de faire voter séance tenante les deux Soffs pour terminer la querelle.

Tous les Kabyles sont d’une saleté révoltante : il n’y a pas d’établissement de bains dans toute la Kabylie du Djurjura. Les enfants ne reçoivent aucun soin ; aussi résulte-t-il de cette incurie beaucoup d’ophtalmies, parfois la cécité complète ; puis des maladies cutanées ou de pires infections héréditaires, que ces montagnards se transmettent de génération en génération, sans cesser, pour cela, d’être, — les femmes, de bonnes mères qui allaitent leurs enfants jusqu’à trois ou quatre ans, — les hommes, de laborieux ouvriers et de bons agriculteurs.

L’étonnement de notre visiteur s’augmenta, quand je le fis pénétrer avec moi dans la vie publique du Kabyle ; quand je soulevai la question des Soffs, des administrations communales et de la répartition des impôts ; sources de difficultés toujours renaissantes, où toutes les haines se font jour, où toutes les vengeances préparées de longue main par chaque parti surgissent et se heurtent.

Les tribunaux algériens ne retentissent que trop souvent des bruits de ces haines et des scandales où entraîne l’esprit de vendetta musulmane.

En voici un exemple dont je puis garantir l’authenticité :

Abd-es-Selam, de la tribu des Akbil, nous rendait de grands services en nous renseignant sur son pays et ses voisins ; maintes fois nous avions apprécié l’intelligence de cet espion, de manière à lui accorder assez de confiance. Un jour, cet homme nous informa qu’un Kabyle de son village, l’ancien Amin, rentrait d’un long voyage en introduisant nuitamment dans la tribu deux mulets chargés de poudre provenant de Tunis. Cette déclaration arrivant au moment où nous exercions une surveillance plus active dans cette contrée, à la suite de quelques signes de mécontentement parmi ses habitants, devenait d’une grande importance pour nous. Abd-es-Selam se vantait de mener à bonne fin des recherches dans la demeure de l’ancien Amin, et, pour inspirer plus de confiance, il s’était fait accompagner, cette fois, par un Kabyle des Menguellet, M’krazni du bureau arabe. Nous n’avions pas lieu de nous défier du renseignement ; cependant, il eût été préjudiciable à notre cause d’agir légèrement et d’irriter, par une injustice, le pays que nous tenions en suspicion. Un brigadier et quelques spahis furent désignés pour une perquisition dans la maison suspectée : ils revinrent porteurs d’un sac de poudre d’environ deux kilogrammes. Cette preuve du délit avait été trouvée par Abd-es-Selam, qui l’avait ramassée en présence des spahis, au milieu de quelques ustensiles de cuisine étalés sur le sol de la maison.

Le propriétaire avait fortement injurié Abs-es-Selam, et pris tous les saints du Paradis de Mahomet en témoignage de son innocence ; malgré ses dénégations, on le mit en prison.

Cependant, en réfléchissant au peu de soin qu’on avait pris pour cacher une chose prohibée, on dut prendre des informations qui nous firent craindre d’avoir été dupés par notre espion dont le petit exploit n’avait eu que des indigènes pour témoins, et nous soupçonnâmes bientôt une vengeance personnelle qu’il fallait déjouer en amenant notre Kabyle à se trahir lui-même et à donner dans le piége tendu à notre bonne foi.

Cette décision prise, on mande notre homme, qui, après ce beau coup, attendait la récompense de ses services et ne se doutait pas de notre façon de l’apprécier. Complimenté d’abord sur son zèle afin de ne pas lui donner l’éveil, il reçut gravement les éloges, en nous assurant de son dévouement à toute épreuve ; on lui dit alors que le grand service rendu avait besoin, dans son propre intérêt, d’être constaté par un officier, et qu’il ne lui serait pas difficile de trouver encore de la poudre, puisqu’il avait déclaré qu’une charge de deux mulets avait été apportée dans la maison. 1l fut donc convenu qu’un officier partirait le soir même pour le village, accompagné de Abd-es-Selam et du M’krazni des Menguellet. Nous facilitâmes à ces derniers tous les moyens de s’entendre, persuadés que notre confiance apparente assurerait le succès de notre contre-mine.

Un maréchal-des-logis des spahis et quelques cavaliers accompagnèrent cette petite expédition. Pendant toute la route, Abd-es-Selam causait avec les uns et les autres, sans quitter son associé des Menguellet.

À la nuit close, on arrivait au village ; les chevaux furent laissés à l’entrée, et, guidés par Abd-es-Selam, nous en parcourûmes les rues tortueuses jusqu’à la demeure signalée. L’éveil fut promptement donné malgré nos précautions et toute la célérité avec laquelle nous nous introduisîmes dans l’aouch, ou cour intérieure, dont toutes les issues furent immédiatement closes et gardées. Avant de commencer la perquisition, et pour être sûr que la poudre qu’on devait trouver n’avait été apportée par aucune personne présente, l’officier ordonna à ses cavaliers de fouiller les assistants : à cet ordre donné en arabe, il vit une inquiétude manifeste apparaître sur les traits d’Abd-es-Selam. Il n’y avait pas à hésiter : sur un signe, le Kabyle et son acolyte furent entourés et contraints par les spahis de quitter leurs vêtements. Se voyant découvert, l’espion voulut se servir de son pistolet ; mais, bientôt désarmé et fouillé, on découvrit entre ses jambes un sac de poudre suspendu par un cordon qu’il aurait détaché en temps opportun, pour le déposer à terre comme le sac trouvé la veille. Cette manœuvre était d’autant plus facile à accomplir que les maisons kabyles sont très-mal éclairées par des lampes fumeuses.

L’homme des Menguellet, plus prudent, n’avait sur lui aucune pièce compromettante. Il n’en fut pas moins, pour avoir prêté son concours à la coupable supercherie de son camarade, attaché de compagnie avec celui-ci, et tous deux furent un peu rudement ramenés à travers le beau et sauvage pays des Akbils, qui perd néanmoins de son charme pittoresque quand on est obligé de le parcourir la nuit.

Le lendemain matin, Abd-es-Selam arrivait tout confus au fort Napoléon, où il fut condamné à l’amende et à la prison par la commission disciplinaire.

La mauvaise action que je viens de raconter n’est malheureusement pas rare. La calomnie, la délation sont les armes favorites des Kabyles, chaque fois qu’un intérêt de parti ou de haine personnelle est en jeu Un enfant meurt-il pendant ces moments de perturbation ? ils le déclarent empoisonné afin de nuire au concurrent du Soff opposé et apportent le cadavre pour le soumettre à l’autopsie ; ce qui est regardé comme un événement très-malheureux pour la famille. Deux cas de ce genre me furent soumis en peu de temps ; mais il est souvent très-difficile de reconnaître la vérité au milieu des témoignages, vrais ou faux, qui se balancent généralement.

Il n’est pas une coutume, un détail de mœurs locales qui ne puisse devenir une source de querelles et de vendettes. Le divorce est une des plaies de la société kabyle. Voici un exemple, entre mille, de l’abus de cette institution dans ce pays.

J’ai déjà dit que les Kabyles achetaient leurs femmes pour en prendre d’autres, et pouvaient « les divorcer » suivant l’expression locale.

Un jeune homme désire acquérir une fille en mariage. Le père de celle-ci convient du prix et l’accorde ; tout le village, bientôt informé de ce marché, ne doute pas de sa conclusion ; sur ces entrefaites, et avant livraison, le mari de la sœur du fiancé, envieux de celui-ci, renvoie sa femme « sans la divorcer » et offre de la fille promise à son beau-frère une somme plus considérable ; le père, malgré l’accord convenu, a la mauvaise foi de traiter avec lui. La tribu du rival évincé prend fait et cause et les deux villages se battront probablement ; car le fiancé se plaindra amèrement à l’autorité d’abord de ne pouvoir emmener sa promise, ensuite de ne savoir que faire de sa sœur, qui, n’étant pas divorcée, ne peut se remarier et tombe à sa charge.

Pour achever de convaincre mon interlocuteur, je lui citai le récit frappant de vérité que je trouve dans un rapport de messieurs L… et M…, médecins principaux chargés d’observer une épidémie de typhus qui sévissait dans les tribus kabyles en mars 1863.

« En parcourant la Kabylie, on se sent saisi d’extase. On admire ses montagnes imposantes, les douces et gracieuses ondulations de son sol, ses vallées et ses ravins où serpentent d’innombrables cours d’eau, qui, dans leur marche désordonnée, se livrent à toutes sortes de caprices.

«  Le peuple qui habite cette contrée est pasteur, agriculteur et industriel. Il n’est point nomade comme l’Arabe proprement dit, mais toujours fixé au même sol. Il ne s’abrite pas comme l’Arabe sous la tente qui se déplace au gré et selon les besoins de la famille. Sa demeure est une maison construite en pierre et son douar un village.

« Rien n’est gai et riant comme l’aspect, à une certaine distance, de ces nombreux villages, assis en amphithéâtre sur la cime ou sur les versants les plus élevés des montagnes. L’air et l’eau y doivent être d’une pureté inaltérable. Mais, en pénétrant au milieu de ces centres de population et dans l’intérieur des habitations, on se sent tomber dans le désenchantement le plus pénible. On se demande comment des créatures humaines peuvent séjourner dans un milieu où s’étalent, sous toutes les formes, l’incurie et la malpropreté les plus hideuses, et si l’Arabe, sous sa tente balayée par le vent, ne se trouve pas dans des conditions de bien-être matériel mille fois préférables.

« Les villages de Sedourk, d’Immoula et quelques autres que nous avons visités dans tous leurs détails, nous serviront de types. Ils sont formés par une agglomération compacte de maisons toutes contiguës et situées sur deux rangs que séparent des ruelles non pavées, où ne peut passer de front qu’une seule personne. Une cour peu spacieuse précède l’entrée d’une ou plusieurs maisons. Ces dernières ne consistent qu’en un rez-de-chaussée à peine élevé au-dessus du sol et se composant d’une seule pièce ; elles n’ont d’ouverture que la porte et point de fenêtres. En l’absence de cheminée, une excavation pratiquée dans le sol en tient lieu et sert en même temps pour la préparation des aliments. Les ruelles et les cours servent de dépôt aux immondices et aux excrétions de toute nature.

« À Sedourk et à Immoula, d’après le chiffre des habitants, chaque maison doit contenir, en moyenne, neuf ou dix personnes, toutes logées dans la même chambre, qu’elles partagent avec les animaux domestiques. Le sol, nu, humide, souillé d’ordures et rarement adouci par une natte, sert de couche à la famille ; les vêtements sont des haillons crasseux, la nourriture est grossière et insuffisante.

« Dans cette esquisse du dénûment de toutes les choses les plus nécessaires à la vie et de l’inobservance la plus aveugle des règles les plus simples de l’hygiène, on surprend toutes les causes qui peuvent engendrer les maladies contagieuses et en particulier le typhus. »

À ces esquisses de mœurs il n’est pas inutile peut-être d’ajouter quelques détails de statistique, empruntés à un document officiel publié en 1860.

Il y a en France neuf départements moins peuplés que la Kabylie : ce sont les Basses-Alpes, les Hautes-Alpes, l’Ariége, le Cantal, la Corse, la Lozère, les Basses et Hautes-Pyrénées et le Tarn-et-Garonne.

Trois départements sont moins étendus, Le Rhône, la Seine et Vaucluse.

La population spécifique de la France est en moyenne de 67 habitants et 963 millièmes par kilomètre carré, celle de la Kabylie est de 67 723 ; il en résulte que vingt-huit départements français ont une moyenne plus forte, un seul une population égale et cinquante-sept une moyenne plus faible.


Bijoux Kabyles. — Dessin du commandant Duhousset.

Ibeimen[illisible], épingles-crochets. — Tasath, colliers en corail, argent, boutons et verroteries. — Dah, bracelet en argent. — Khalkhal, bracelet pour la jambe. — Kounets[illisible], boucles d’oreille, en général. — Zéroutar[illisible], énormes boucles, portées à la partie supérieure de l’oreille. — Thacebi, diadème argent et corail. — Thiounissin, légères boucles.

Il se faisait tard ; je laissai mon voyageur méditant sur les renseignements que je venais de lui donner et peut-être mieux édifié sur l’état civil et moral des kabyles qu’il ne l’avait été jusqu’alors.


IV

De Bougie à Dellys (suite). — Ruines et végétation. — Le figuier et sa culture. — Poterie ancienne et moderne. — Sangliers et panthères.

Nous avions à faire une fort longue course pour le lendemain ; aussi partîmes-nous de Toudja de grand matin. Après avoir gravi des collines, traversé des taillis, puis une forêt de chênes-liéges, nous fîmes la halte du déjeuner à Djebla, et le soir, à sept heures, nous arrivions dans les environs de Ain Cheffa, en un lieu appelé Ighil Mekhled, où nous trouvâmes une copieuse diffa pour les hommes et les chevaux du gros de notre troupe, qui n’avait pas fait partie de la dernière excursion et nous attendait depuis la veille.

Il nous arrivait quelquefois, pendant la route, d’être accompagnés par une dizaine de chacals, qui suivaient nos mulets à une soixantaine de pas en arrière, comme feraient des flanqueurs ; puis la nuit nous les entendions pleurer le mauvais succès de leurs tentatives et le vide de leur estomac.

Le 24, nous partions pour nous rendre au cap Corbelin, puis à Zefloun, anciennement position très-forte, occupée par les Romains ; c’est le Rusazus des anciens.

Nous descendîmes toute la matinée par des chemins très-escarpés, pour arriver à la vallée de l’Oued el Hamam où nous reposâmes une heure, afin de donner à notre bagage le temps de nous rejoindre un peu plus tôt, car les sentiers tracés sur des roches superposées rendaient la descente non-seulement pénible, mais périlleuse pour des bêtes lourdement chargées de nos tentes et de nos cantines. La voie, souvent réduite à un étroit sillon au milieu de buissons épineux, ces arbustes où nous laissions des lambeaux de nos vêtements,
Femme kabyle. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.
les touffes de cactus et de ronces qui rayaient parfois nos bottes et même nos selles, tous ces obstacles, mille fois répétés, ne nous laissaient pas sans quelques craintes au sujet de nos bagages.

Après une heure de repos dans les figuiers, ne voyant pas arriver nos gens, nous nous mîmes à gravir la montagne au bout de laquelle se trouve la ville morte que nous allions visiter ; nous montâmes ainsi près de cinq cents mètres pour arriver à un village, appelé Hanziouan, dont les habitants tentèrent tout ce qu’ils purent pour nous décider à faire halte afin de consommer sur place la diffa qui leur était commandée, et qu’ils craignaient d’avoir à porter jusqu’aux ruines dont nous prenions le chemin et distantes d’à peu près trois kilomètres. Ces malheureux ne prévoyaient pas encore tout, hélas ! Nous passâmes sans nous arrêter pour atteindre une crête excessivement étroite. Nous avions au nord la mer, au sud le Tamgout et les contre-forts au sein desquels sont les sources, qui versent au fond de petits ravins dont les dernières dentelures se perdent à la mer leurs filets blanchâtres, très-rares à l’époque de notre passage.

Du temps des Romains, la crête que nous examinions servait d’appui à un aqueduc : un grand nombre de pierres, s’enchâssant les unes dans les autres par des gorges sculptées, témoignent encore de ce gigantesque travail, qu’on peut suivre pendant plusieurs lieues. C’est, à mon avis, la plus curieuse des choses qu’on trouve à Zeffoun. Un espace assez étendu, est semé de ces débris, que dominent çà et là des pans de murailles encore debout. On y voit aussi un grand édifice en briques, qu’on croit avoir été un bain.

Le village Kabyle occupe le point le plus élevé des ruines (six cents mètres). C’est probablement l’emplacement de la citadelle. La position militaire était superbe, ayant la mer au nord, à l’est et à l’ouest, et, pour seul endroit accessible, la crête étroite dont nous avons parlé. La défense avait surtout en vue l’intérieur du pays ; la montagne est très-escarpée de ce côté-là, ce qui rend le sommet facile à défendre. Les différents plateaux qui descendent à la mer, étaient couverts, sur un espace de deux mille mètres, de constructions qui les reliaient entre eux ; le port, dont l’importance est constatée par des restes de murs et de mosaïques, venait ensuite. Nous visitâmes ces vestiges, mais je dois le dire, nous nous attendions à voir des débris plus intéressants, qu’amèneraient sans nul doute, des fouilles bien dirigées et qu’il serait très-facile de faire.

Il était midi, nous marchions depuis cinq heures du matin ; cette course au milieu des décombres nous fit songer au déjeuner. La chaleur était torride et nous n’avions pas d’eau. À l’ouest on voyait tout au bord de la mer, un petit massif d’arbres ; puis, à plus d’un kilomètre au-dessous de nous, une maison à laquelle on ne pouvait arriver que par un sentier à chèvres. Nous y descendîmes sur nos mules, enfourchées de nouveau, et trouvâmes l’ombre touffue vers laquelle nous aspirions, ainsi que l’eau dont nous avions si grand besoin. Enfin, vers une heure, notre pauvre diffa nous rejoignit. Le trajet qu’elle venait de faire équivalait bien à deux lieues, tant elle avait franchi d’accidents de terrain à notre suite.

Nous étions en ce moment nonchalamment étendus dans ce qu’on appelle le bois sacré : c’était vraiment la mise en scène de la Norma. Les Arabes drapés, qui descendaient en zigzag des escarpements semés de ruines, avaient l’air d’une procession de druides. Mais l’arrivée du cuisinier et des cantines vint apporter à ce spectacle une diversion dont nous appréciâmes vivement tout le mérite. Après avoir goûté ensuite le charme d’un repos que nous avions si bien gagné, nous nous remîmes en route, d’abord en longeant le bord de la mer, puis en remontant sur les hauteurs, pour gagner le village d’Achouba. Le soleil était déjà couché lorsque nous nous y établîmes pour la nuit.

Pendant cette longue marche, j’avais fait quelques observations sur les diverses essences d’arbres qui se présentaient à nous : des lentisques partout, des chênes-liéges dans tous les espaces boisés, des lauriers-roses bordant les plus petits cours d’eau ou formant d’immenses champs fleuris d’un aspect féerique ; puis des cactus, dont les robustes raquettes, couvertes de fruits, semblent offrir appui et protection aux lianes et aux ronces qui croisent ces tiges rigides et viennent s’enchevêtrer avec leurs pousses les plus élevées ; enfin des caroubiers, qui, abondant surtout dans les environs de Bougie, diaprent de leurs gousses noirâtres le vert éclatant de leur feuillage.

Cette variété de la végétation arborescente est un des plus grands charmes de ce pays, dont elle change à chaque pas l’aspect. Elle jette sur les crêtes froides le chêne et le frêne : elle pare les coteaux non-seulement de ces vigoureux cactus et de ces gracieux lauriers-roses que j’admirais en ce moment, mais encore de buissons de myrtes, de gigantesques aloès, de nombreux figuiers et de cette vigne féconde qui se retrouve dans les régions inférieures grimpant autour de l’olivier. Les plaines sont couvertes d’abondantes céréales, ou tapissées de riches pâturages, et il n’est pas rare de voir, même sur les versants les plus inclinés, croître le blé, l’orge et le millet.

Pour résumer mes observations au sujet de ces diverses essences de bois, je dirai que dans les environs de Tamgout, chez les Ghoubri et les Hidger, c’est-à-dire en montant pour aller rejoindre le Djurjura, vers Afkadou, on rencontre le chêne vert, le chêne zân, le frêne et le pin maritime ; sur les pentes qui vont en décroissant jusqu’à Bougie, par le territoire de Toudja, c’est le chêne-liége qui domine. Plus loin, la chaleur est telle que l’oranger, le citronnier et tous les arbres qui ont besoin d’une température constamment douce y croissent à plaisir et donnent d’abondantes récoltes.

Je n’ai pas à m’occuper ici du versant qui regarde Bougie, sur lequel on voit le chêne, le noyer, le frêne, le chêne-liége, le pin maritime, le micocoulier, l’orme, le peuplier blanc et le myrte. Dans l’Oued-Biban, l’olivier fait la richesse des Béni-Mansour et des Béni-Mélikeuch ; il croît chez les Béni-Abbès partout où il n’y a pas de hautes futaies. Tout cela est conforme aux lois végétales ordinaires et n’a rien qui surprenne ; mais en gravissant les rampes menant au plateau de Zeffoun, je fus frappé d’étonnement à la vue de deux bouleaux faisant commerce d’amitié avec deux orangers dont les branches se touchaient, et à travers lesquelles ils promenaient leurs tiges blanches, couronnées d’un feuillage tremblottant et menu. Jusqu’alors, j’avais cru que cet arbre n’appartenait qu’à la zone boréale de l’Europe, à la flore de la Russie et de la Scandinavie et des plus pauvres parties du sol forestier de la France.

Ceci me rappelle combien les Russes le vénèrent et regrettent son absence dans les pays chauds. Il y a quelques années, me rendant de Téhéran aux bords de la mer Caspienne, je fus instamment prié de rapporter à un Russe, qui demeurait dans mon voisinage, une branche de bouleau, comme souvenir d’un arbre très-commun dans son pays et dont la vue lui était très-agréable.

Il y a une si grande différence entre une latitude froide ou seulement tempérée et celle sous laquelle je vis en ce moment, qu’on trouvera, je pense, bien naturelle ma surprise de voir un bouleau et un oranger entrelacer leurs branches et leurs racines avec celles d’un cactus.

Puisque j’ai été amené à dire quelques mots sur l’agriculture, je ne puis laisser passer sous silence le produit qui, avec l’olivier, est le plus important de la Kabylie où il est l’objet de soins tout particuliers, je veux parler du figuier qu’on y rencontre à chaque pas.

Dans mes voyages aux ksours du sud de la province d’Oran jusqu’aux oasis du Sahara, je me suis convaincu que les soins donnés à la culture de plusieurs arbres fruitiers, et particulièrement du figuier, étaient les mêmes que dans la grande Kabylie, où j’avais d’abord pensé que cet arbre était exceptionnellement dirigé vers sa plus grande et plus utile production ; il est bon de savoir aussi que, partout où l’on remarque en Algérie une culture intelligemment conduite, on rencontre aussi la race berbère avec son aptitude au travail de la terre.

Au sujet du figuier, voici ce que j’ai vu pratiquer dans la Kabylie du Djurjura.

Pour former une pépinière, on choisit un terrain de première qualité.

L’opération de centraliser les boutures a lieu à l’automne ou au printemps ; mais les Kabyles préfèrent cette dernière saison qui préserve leurs plantations des nombreux accidents qu’elles subissent pendant l’hiver.

Après quelques semaines, ces boutures sont transplantées dans un autre terrain où on les espace de deux ou trois décimètres l’une de l’autre, jusqu’à ce que, devenues arbustes au bout de deux ans, elles puissent être mises en places définitives. C’est alors que les pépiniéristes en font des paquets de huit, dix, douze ou quinze, et les vendent sur les marchés, au prix de trois ou quatre francs la douzaine de plants.

Aujourd’hui, l’industrie du pépiniériste de figuiers est commune à presque toutes les tribus ; mais les plants les plus estimés sont ceux qui proviennent de Tizi-Rached (Beni-Raten) et de Djema-Sah’ridj, chez les Beni-Fraoussen.

L’invasion des sauterelles est le plus grand danger que le figuier ait à craindre. Ce fléau, heureusement fort rare, détruit entièrement la récolte, et la famine ou tout au moins la disette désole le pays.

Le figuier est exposé aussi à un autre accident grave : quand la figue est en fleurs, si les brouillards des plaines montent et séjournent sur les vergers, la récolte est fortement compromise ; mais s’ils surviennent après que le fruit est formé ou après la caprification dont je vais parler, la récolte est sauvée. Ces brouillards sont appelés dans le pays bou-zeggar (brouillards du bœuf).

La caprification est pratiquée de temps immémorial par tous les peuples qui habitent le littoral de la Méditerranée. Cet usage, si important et si curieux m’a paru mériter un examen particulier : aussi ai-je recueilli beaucoup de renseignements et d’explications plus ou moins plausibles sur la manière dont on opère et sur les avantages qu’on retire de ce mode particulier de culture.

Le dokhar est le fruit du figuier sauvage. Il est petit, sans saveur et d’un goût âcre. C’est donc une espèce peu comestible ; elle n’est pas cultivée pour être mangée. Elle est hâtive, et déjà mûre quand les autres figues, encore vertes, n’ont pas atteint la moitié de leur développement. L’arbre qui la produit, le caprifiguier, donne deux et même trois récoltes par an, mais on utilise la première et rarement la seconde.

Arrivé à maturité, le dokhar, est cueilli et arrangé en petits paquets (moulak) formant chapelets ; on suspend ces chapelets aux branches des figuiers femelles, vers la fin de juin dans la plaine et à la fin de juillet dans la montagne. Chacun de ces dokhars, lorsqu’il est desséché, laisse échapper par l’ombilic une multitude de petits insectes ailés qui s’introduisent dans les fruits de l’arbre auquel il est attaché, leur donnent la vie et les empêchent de tomber.

Ces insectes, sortes d’agents de fécondation, prennent naissance et grandissent avec le fruit du dokhar, et en sortent, après leur complet développement, pour se porter sur le figuier femelle. Leur corps est velu comme celui de l’abeille, qui, on le sait, remplit une mission analogue pour certaines fleurs.

Ces insectes sont de deux espèces, les noirs et les rouges ; les premiers, plus petits que les seconds ne portent pas, comme ceux-ci, un appendice en forme de dard à l’extrémité postérieure. Les indigènes prétendent que l’insecte noir seul joue un rôle utile dans la caprification du figuier (le rôle du vent, de l’oiseau ou de la main de l’homme dans la fécondation du dattier) ; une longue expérience lui attribue le privilége de préserver les figues du dépérissement et de la chute avant la maturité. C’est ce qui a fait naître ce proverbe connu de toute la Kabylie :

« Qui n’a pas de dokhar, n’a pas de figues. »

L’abondance des figues, quelles que soient les localités et les circonstances atmosphériques, est en rapport avec celle du dokhar ; il arrive cependant que ce dernier, si nombreux qu’il soit, ne donne naissance qu’à un petit nombre de ces insectes préservateurs, comme en 1863, où la récolte a été faible, le dokhar n’ayant produit qu’une très-petite quantité d’insectes.

Les Kabyles sont convaincus qu’un seul de ces insectes suffit pour préserver quatre-vingt-dix-neuf figues, mais que la centième devient son tombeau. Cette opinion n’est peut-être que le suite d’un préjugé populaire, mais il serait injuste de l’omettre : chez les peuples primitifs, quelques vérités se conservent parfois sous le merveilleux qui a sa place marquée en toute chose.

On opère la caprification au moins une fois par an. Quand le dokhar est abondant, il convient de la répéter plusieurs fois de suite à peu d’intervalle, et il est de la plus haute importance que cette opération soit faite en temps opportun, à l’automne ou au printemps, si l’on ne veut voir la récolte gravement compromise et en partie perdue.

Beaucoup de gens sceptiques, par ignorance ou par système, ne voient dans la caprification que matière à plaisanterie et la traitent de préjugé, d’absurdité. Aussi beaucoup d’Européens du Fort-Napoléon ont-ils eu plus d’une fois à déplorer leur aveuglement par la perte de leur récolte, quand les Kabyles, leurs voisins, en faisaient de très-abondantes. N’est-ce pas là un fait concluant et patent ? Pourquoi nier la fécondation artificielle du figuier, quand on ne fait pas difficulté d’admettre celle du palmier-dattier ? Nul n’ignore que les habitants des Ksours ne l’abandonnent pas aux caprices du vent.

Aristote, Théophraste et Pline ont parlé de la caprification comme d’une opération essentielle à la fructification du figuier ; Tournefort a appuyé leurs récits de son témoignage. Il affirme qu’un figuier caprifié donne jusqu’à deux cent quatre-vingts livres de fruits, tandis qu’on en obtient à peine vingt-cinq s’il ne l’est pas.


Travaux des femmes : Meules à moudre le blé. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.

Le dokhar ne vient pas partout. Il est extrêmement rare sur les bords de la mer et jusqu’à plusieurs milles dans l’intérieur du littoral ; s’il en existe quelques pieds dans cette zone, ils sont de qualité inférieure.

Les cercles qui en sont privés s’approvisionnent, coûte que coûte, sur les lieux de production les plus renommés : tels sont ceux de Bougie, de Sétif et autres qui se rendent annuellement par convois de trente, quarante et soixante mulets, à Djema-Sahridj, aux Ouardhia, aux Beni-Aissi, dans les tribus Maatka, Bétrouna. Ce commerce donne lieu à un mouvement d’affaires de plusieurs milliers de francs par an.

Une règle, généralement suivie aujourd’hui dans les villages qui possèdent du dokhar, est que nul, sous peine de cinquante francs d’amende, ne peut en vendre à l’étranger, même à un allié, avant que les jardins de la localité ne soient abondamment pourvus du précieux préservatif.

On sait qu’avant notre domination les tribus kabyles étaient sans cesse en hostilité les unes contre les autres ; la vente du dokhar était alors suspendue et même interdite de tribu à tribu. Comme la figue est l’aliment principal et indispensable des populations, cette mesure prohibitive était le plus sûr moyen d’affamer l’ennemi ou au moins de lui causer un grave préjudice. Il n’est donc pas inadmissible que, plusieurs fois, des tribus en soient venues aux mains pour se procurer, par la force


La moisson et le dépiquage. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.

et au prix de beaucoup de sang, ce qu’elles ne pouvaient

obtenir avec de l’argent.

Toutes les variétés de figues n’ont pas le même besoin de l’intervention des insectes du dokhar pour ne pas tomber. Ceci étant, on peut se demander pourquoi les Kabyles ne cultivent pas ces espèces exclusivement. Mais il faut observer qu’elles ne sont bonnes que fraîches et ne se gardent que quelques semaines ; tandis que les autres, une fois sèches, servent à la nourriture de l’année, se vendent facilement et sont les seules recherchées pour l’exportation en pays arabes.

Il est fâcheux que les Kabyles ne sachent pas donner à ces produits un aspect plus avantageux ; ils en trouveraient l’écoulement à des conditions plus rémunératrices. Leur commerce et le nôtre n’auraient qu’à y gagner.

Notons en passant que la coutume réglementaire des bans contre laquelle commencent à protester les agriculteurs français, est rigoureusement observée en Kabylie. Ainsi la cueillette des fruits ne peut avoir lieu qu’à une époque fixée par la Djemâa. Avant cette époque, nul ne peut manger du fruit (figues, raisins, etc.) sous peine d’une amende de soixante centimes à cinq francs. Cette défense ne peut être enfreinte qu’en faveur des femmes enceintes ou pour un hôte de distinction. Mais alors on doit s’arrêter à la stricte satisfaction des besoins et ne pas les dépasser.

Lorsque cette interdiction est sur le point de cesser, la Djemâa se réunit de nouveau et fait jurer sur le koran à tous les habitants du village, que ni eux ni leurs enfants n’ont contrevenu à la défense. Tous ceux qui ne jurent pas ou qui, par scrupule de conscience, n’osent pas répondre de leurs enfants payent l’amende. Il arrive encore que, malgré l’infraction commise par les enfants, la Djemâa prend en considération la franchise de leur famille et fait remise de l’amende encourue ; c’est alors une preuve que la récolte est abondante.

Les figues se récoltent à l’époque du khérif, c’est-à-dire pendant les quelques jours qui précèdent et qui suivent l’équinoxe d’automne. Les tribus de la plaine les font ensuite sécher sur des claies en roseaux, les tribus de la montagne sur des nattes. Au bout de quinze ou vingt jours, elles peuvent être conservées sans inconvénient. On les renferme alors dans des sacs, des jarres, des paniers ou des peaux de bouc.

Il semble qu’au moment de la récolte, les Kabyles mangeant d’énormes quantités de figues, les cerveaux sont plus exaltés qu’à aucune autre époque de l’année. La figue est-elle de nature à produire cette excitation extraordinaire ? Ce n’est guère explicable que par la fermentation des principes sucrés qu’elle recèle. Toutefois, cette observation a été confirmée par un dicton populaire : « Ivre comme un Kabyle gorgé de figues. »

Les figues sont de deux sortes, les blanches et les noires ; elles se subdivisent en variétés ayant toutes un nom particulier ; mais toutes ont la peau très-épaisse, particularité qui ne nuit pas au bon goût du fruit.

Notre petite caravane devait se séparer à Achouba ; mes compagnons voulaient regagner en une seule journée Tizi-Ouzou ; quant à moi j’avais l’espoir d’atteindre Dellys avant la nuit, tout en visitant les vestiges romains de la côte. Notre séparation eut lieu à cinq heures du matin. J’avais pour escorte mon domestique et un spahi, et pour provisions un poulet avec deux bouteilles de vin, afin de subvenir aux besoins de ce que je croyais ma dernière étape.

J’ai toujours remarqué que la chose à laquelle on devait le moins se fier en Orient, c’était l’appréciation du temps nécessaire pour parcourir les distances. Lorsqu’on demande son chemin aux indigènes, ils vous répondent toujours, et sans doute pour vous faire plaisir, de manière à vous donner lieu de le croire moins long qu’il ne l’est en réalité ; et, quand vous estimez avoir deux ou trois lieues à parcourir, ils vous laissent tranquillement en faire dix, au bout desquelles ils vous avouent leur ignorance ; souvent même ils sont plusieurs au départ qui renchérissent à qui mieux mieux sur des affirmations aussi tranchantes qu’erronées.

Toujours est-il que j’avais le projet d’arriver au cap Tedlès vers dix heures, d’en repartir à midi, après avoir visité les ruines, de longer la mer pour m’arrêter à Tagzirt, et de gagner de là Dellys, où j’espérais être rendu à huit heures du soir au plus tard.

D’Achouba, je commençai par descendre au sud-ouest, et je gagnai une très-belle crête de montagne, parallèle à la ligne des côtes et qui envoie tous les petits affluents de droite au Sébaou ; son piton le plus élevé à l’est est le Tamgout, qui a douze cents mètres. De cet observatoire, où j’étais dès huit heures du matin, j’avais une vue magnifique du panorama du Djurjura, dont les cimes blanchâtres limitaient ma vue, et de ses contre-forts dont je suivais les sinuosités sur cet immense plan en relief de la nature qu’on est toujours heureux d’admirer. Je me rappelai alors ma course récente au col de Tirourda, le petit campement solitaire et pittoresque de l’officier du génie chargé du pénible travail de pratiquer le sentier qui, lentement, vous conduit au sommet du col d’où l’on jouit, les pieds dans la neige, d’un horizon qui n’a de limite au nord que la mer, et au sud que les plateaux des Beni-Mansour et les Portes de fer. Un peu moins loin, j’apercevais les villages des Beni-Yenni, où s’exerce surtout l’industrie des armes et des bijoux ; ils étaient anciennement très-habiles faux-monnayeurs.

Un peu à l’est, non loin de Koukou, sur le même contre-fort, apparaît le village des Ait-Aïchen, où j’ai vu les travaux actifs de la récolte des olives, les lourdes meules mises en mouvement par des femmes, et l’atelier du tourneur dont l’instrument est bien primitif pour confectionner ces énormes plats en bois qui servent à tous les usages en Kabylie : on y constate surtout, avec surprise, l’absence de toute espèce de tour horizontal pour fabriquer les poteries.

Le village de Taskenfout dont les petites maisons blanches se détachent de la brume, me rappelle encore un détail de mœurs locales. Là j’ai dû prendre part à un repas mortuaire, dans la maison même du défunt, pendant que les femmes faisaient chauffer l’eau destinée à la dernière ablution de sa dépouille avant de la rendre à la terre.

Plus près de moi, en suivant toujours la crête des Beni-Raten, se trouvait Ichériden, de glorieuse mémoire pour nos armes ; puis le fort Napoléon qui se détachait imposant et blanchâtre : depuis plusieurs mois, j’ai parcouru, autour de ce point central, une circonférence d’un rayon assez étendu ; de bien loin, aujourd’hui, ma lorgnette me permet de retrouver avec un certain plaisir son site imposant et ses remparts, garantie d’ordre et de paix, encore plus que menace permanente pour les Kabyles.

Mon guide ne connaissait pas le chemin : nous allions donc à l’aventure, par un terrain accidenté, qui me montrait de temps en temps la première halte espérée, dans un lointain violacé peu rassurant. Enfin, vers une heure, chauffé à blanc et l’estomac creux, je descendis un instant sous le premier ombrage qui m’indiquait un peu d’eau. De là, je voyais l’endroit où je devais m’arrêter et dont j’étais encore séparé par deux heures de marche environ. J’avais rencontré peu de villages dans ce parcours, mais toujours des enfants blonds et des femmes très-sales. Le seul homme qui eût paru sur tout ce trajet était un cavalier qui nous portait, à Zeffoun, un ravitaillement de pain et de légumes. Il s’était égaré. Je le remis sur son chemin, en lui faisant
Poteries et ustensiles kabiles. — Dessin de Stop d’après le commandant Duhousset.
tourner le dos à la route, et lui indiquant la plaine au lieu de la mer ; malheureusement il ne put, en échange, me renseigner sur la route que je suivais, n’étant jamais venu de ce côté.

Mon déjeuner fut très-frugal : la chair du poulet semblait avoir été tissée avec de la filasse, je le donnai à mon troupier avec lequel je partageai mon pain, dont je me réservai seulement un morceau que je trempai dans un peu de vin sucré, et je me tins pour satisfait de ce repas d’ermite, car je n’en étais pas à mes essais de sobriété en voyage.

Quant au spahis, je lui avais recommandé la veille de se munir dans la diffa de viande et de galette, de manière que je n’eusse pas à m’occuper de lui ; mais il est souvent très-diffcile de se faire obéir de ses inférieurs, même dans leur propre intérêt : celui-ci ne m’avait point écouté, de sorte qu’il fut obligé de se contenter d’un très-petit morceau de galette, assaisonné d’un oignon qu’il trouva au fond de sa poche. Pour dernière ressource, les muletiers tirèrent quatre ou cinq figues de je ne sais où, et cela leur suffit. J’avais heureusement fait mettre de côté une outre remplie d’orge pour nos bêtes, qui furent ainsi mieux traitées que nous tous. Je m’en réjouis pour elles, et depuis quelques heures, bien persuadé que je n’arriverais pas le jour même à Dellys, je remis au hasard le soin de mon dîner et le choix du gîte où je pourrais passer la nuit. Comme je n’y pouvais rien faire, je pris le parti de ne m’en pas tourmenter ; j’étais venu pour voir les ruines, je ne m’inquiétai pas d’autre chose. Mais il y avait huit heures déjà que nos mulets nous portaient ; leur corvée semblait devoir se prolonger ; je leur fis servir une double mesure d’orge, tant pour le passé que pour l’avenir.

Je ne tardai pas à donner le signal du départ, et à trois heures nous étions sur le monticule dont les bords, en s’affaissant jusqu’à la mer, forment le cap Tedlès. Le chef du village arriva et je lui fis expliquer par mon spahis, qui parlait un peu français, que je désirais visiter sa localité. Il se mit à ma disposition et me conduisit tout d’abord à un tombeau : sorte de tour qui me parut avoir environ dix mètres de hauteur sur six de diamètre ; il en reste encore une espèce de façade tournée vers l’est qui devait être le côté de l’entrée, à ce que semble indiquer une porte placée entre deux colonnes qui s’appuient à de grosses pierres.

Le centre de ce monument est rempli d’une maçonnerie très-serrée, faite avec de petites pierres et du ciment. La porte est encombrée, ainsi que la place d’une inscription qui paraît avoir été enlevée tout d’une pièce. Une grande auge en pierre est au pied de cette ruine ; c’était probablement le cercueil qu’on a extrait dans une fouille. On trouve encore là beaucoup de restes de murs et de fondations de monuments ; presque toutes les maisons du village kabyle de Taksebt sont construites avec ces grosses pierres taillées, sur lesquelles il n’y a pas à se tromper comme provenance.


Kabyles bijoutiers-armuriers. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.

Voyant que j’y prenais goût, c’était à qui me ferait voir quelque chose, et me mettrait sur la trace de nouveaux vestiges ; enfin je fus conduit devant une pierre qu’un indigène avait heurtée en labourant. Je la dégageai des obstacles qui la recouvraient à moitié, et je découvris un bas-relief assez grossier, qui représente, dans un cadre arrondi de cinquante-cinq centimètres de haut sur quarante de large, un individu à barbe, vêtu d’une grande chemise et donnant la main à son fils, habillé de la même manière que lui. Ce dernier porte dans sa main gauche un objet qui ressemble à un gâteau de Savoie, et le père tient dans ra main droite le bout d’une écharpe qui lui passe par-dessus l’épaule gauche. Ces deux personnages sont entourés d’une sorte de cadre qui forme à son sommet une pointe, dans laquelle est sculpté un oiseau, dont les ailes tombantes à demi étendues recouvrent leurs deux têtes. Le relief de ces figures est de cinq centimètres, celui de l’oiseau n’est que de deux. Cette pierre était probablement destinée à être placée verticalement ; elle se termine à sa base par un tenon qui devait entrer dans une autre pierre de forme rectangulaire et placée horizontalement. La stèle que nous venons de décrire est haute de quatre-vingt-dix centimètres sur cinquante de large. À partir de soixante centimètres elle va finissant en pointe comme un toit ; son épaisseur totale est de vingt centimètres. J’en ai dessiné exactement tous les détails, et je suis, au dire des habitants, le premier qui l’ait vue et copiée, puisque c’est depuis peu de temps qu’elle a été déterrée ; on ne vient pas souvent à Taksebt. Les ruines s’étendent jusqu’à Sidi-Khaled, qui est le port de ce petit endroit.

Loi le dépiquage des grains de la moisson était très-actif, et l’on y employait même les femmes dont les unes, assises en cercle, frappaient en mesure sur les épis avec des maillets ronds à peu près de la forme d’une bouteille, tandis que d’autres jetaient au vent, avec de forts tamis, la paille et les grains, pour ne conserver que ces derniers qui retombaient en pluie autour d’elles. Un homme aussi noir qu’un nègre, n’ayant presque pour vêtement qu’un tablier de cuir et un grand chapeau de paille, balayait à mesure le terrain avec un faisceau de brandilles de lauriers-roses.

Encadrons cette scène champêtre d’un rideau d’aloès en fleurs et de cactus, reculons à une dizaine de lieues l’horizon de caps plus ou moins bleuâtres dont les pointes viennent se perdre dans la mer, et nous aurons un tableau de moissonneurs dont les guérets de la Brie ou de la Beauce ne peuvent donner la moindre idée (voy. p. 297). À cinq heures je descendis jusqu’à la mer par
Meule à broyer les olives. — Dessin de Stop d’après le commandant Duhousset.
un bois de figuiers et d’oliviers. — Mais avant de m’éloigner des ruines romaines, je dois faire une réflexion sur les amphores en général et sur celle de Taksebt en particulier.

Le mot amphore, dans son origine, veut dire chose à porter par les deux côtés, c’est-à-dire que l’on peut saisir par deux anses, probablement en raison du poids qu’on doit enlever. — Il y avait les amphores sessiles et les amphores non sessiles ; la signification du mot sessile est : « qui peut s’asseoir, se reposer. » Les vases kabyles des Beni-Raten se terminent tous par une pointe ou sorte de cône qui ne leur permet pas de se tenir d’aplomb sans être appuyés à autre chose ou fichés en terre.

J’en avais un de cette forme, comme ceux que l’on voit toujours sur le dos des femmes qui vont à la fontaine ; j’eus la curiosité de le remplir d’eau et de le peser : contenant et contenu formaient un total de vingt-sept kilogrammes ; assez beau poids pour un fardeau de femme. Si l’on réfléchit que, dès l’âge de douze ans, les femmes kabyles sont obligées de descendre deux fois par jour des hauteurs sur lesquelles sont placés tous les villages, dans les ravins où coulent généralement les sources, pour y remplir leurs cruches, et par conséquent de remonter ces mêmes rampes avec un faix de cinquante-quatre livres, on n’aura pas besoin d’être galant pour trouver que c’est trop. La partie la plus large de ce vase repose sur leur dos ; sa pointe s’appuie sur leur ceinture, à la hauteur des reins ; elles le soutiennent le plus souvent d’une seule main qu’elles accrochent à l’une de ses anses en ployant fortement le bras. Il est vrai que, ne portant jamais de chaussures, les pieds profitent des moindres aspérités des sentiers pour maintenir en équilibre le haut du corps, extrêmement penché en avant.

En passant des Beni-Raten chez les Menguellet et en se rapprochant du Djurjura, on trouve des amphores sessiles. Leur forme est moins arrondie et plus élégante, leur base est plane, et les femmes les portent sur la tête au moyen de bourrelets qui modifient leur coiffure. Je n’ai aperçu, dans mon dernier voyage, aucun vase non sessile, à la forme allongée, à la silhouette en losange, dont une des diagonales serait la moitié de l’autre. Tous ceux que j’ai vus ont le profil d’un cœur. C’est ainsi que sont ceux de Taksebt. Les femmes en inclinent un peu la base en les portant sur la tête, et font obliquer la partie renflée qu’elles soutiennent dans cette position en tenant une des anses. Du côté d’Arbalou et de Bougie les vases pourraient se poser d’aplomb, mais comme leurs anses sont très-rapprochées du col, on les attache avec une corde qui passe sur la poitrine, resserre les épaules et maintient verticalement sur le dos le vase plein, de la même manière que nos pêcheurs du Nord de la France fixent sur leurs épaules les paniers remplis de poissons.

Un médecin, ou même un simple moraliste, signalerait tristement les modifications funestes que doivent exercer sur l’organisme des femmes kabyles ces lourds fardeaux auxquels on les soumet depuis l’adolescence jusqu’à la mort. Quant à moi je veux seulement comparer les amphores actuelles aux amphores romaines. On conservait au Capitole une amphore comme étalon ou mesure officielle, laquelle équivalait à la contenance de 25 litres 89 centilitres. Je crois qu’on pourrait rapprocher cette mesure du poids de 27 kilogrammes que j’ai trouvé moi-même aux vases de la Kabylie en 1864.

Mais il me faut reprendre mon récit au moment où, en descendant de Taksebt, le mulet qui me portait marcha pendant une heure sur la grève humide, que baignaient les dernières lames. À six heures je montai sur un amas de rochers, et je me trouvai au centre d’un grand espace de verdure, dont, sur une étendue d’environ une lieue, chaque buisson recouvre un chapiteau, ua tronçon de colonne ou un cercueil ; champ désolé de ruines éparses, que doraient les derniers rayons du soleil couchant. Je m’assis au pied d’un portail carré, probablement un tombeau, mais ayant l’air du vestibule d’un plus grand édifice. Sa façade était soutenue par des colonnes encore entières ; il doit certainement à la simplicité de sa construction d’être demeuré debout (voy. p. 289).

Ma petite troupe avait suivi le sentier, sans s’occuper de moi : j’étais seul : la mer, un peu houleuse, fouettait de ses vagues irritées les robustes pierres que je contemplais et qu’elle usait sans les désunir. — Combien d’années encore, me demandais-je, lui faudra-t-il pour effacer les traces de cette jetée construite depuis des siècles ? — Et me laissant aller à la rêverie, je me sentis saisi d’une grande tristesse. Dans ces moments-là mon regard va toujours chercher la Méditerranée, dont les flots baignent la France… Je m’oubliais dans cette pensée, tandis que les dernières lueurs empourprées du ciel s’éteignaient à l’horizon et que le crépuscule jetait sur tout le paysage un voile uniforme. Tout à coup je me levai, il était tard : j’avais à ma gauche des taillis, par conséquent une route fort peu indiquée ; à ma droite la mer, dont il était impossible de suivre le rivage : il fallait monter et redescendre toutes les collines qui venaient s’y perdre, et, grâce à tous ces méandres forcés, j’étais encore au moins à cinq heures de Dellys. L’obscurité allait croissant ; il m’importait de gagner du terrain ou tout au moins quelque village où je pusse bivouaquer, car, la nuit une fois venue, je courrais grand risque de me perdre en errant jusqu’au matin sans direction et à jeun. J’étais sur une trace, je la suivis jusqu’à la nuit noire. À huit heures et demie, j’envoyai le spahis faire une reconnaissance. Nous étions dans les environs d’un petit village dont il m’amena le caïd auquel j’exposai ma situation. Mon récit éveilla sa générosité ; j’en obtins six œufs et une tasse de lait.

J’avais emporté mon fusil, presque toujours suspendu, non chargé, à l’arçon de ma selle ; négligence grave dont je m’étais bien vite repenti ; car à peine avais-je quitté Tagzirt qu’au débouché d’un taillis, dans une clairière à une vingtaine de pas, j’avais vu arriver roulant, grognant et fouillant la terre de son boutoir, un énorme sanglier, qui se mit bientôt à trottiner doucement devant moi comme s’il eût voulu me servir de guide. Il était sans doute, ainsi que moi, en quête de son souper, car il ne tarda pas à jeter son dévolu sur un champ de bechna, dans lequel il disparut en fuyant. Je déplorai vivement alors l’état pacifique de mon fusil, et je me promis de le recharger pour le lendemain, devant traverser ce jour-là des endroits boisés dans lesquels, depuis la veille, je regardais, bien malgré moi, de l’œil indifférent d’un homme qui n’est point chasseur, s’ébattre lièvres et perdrix.

À la vue de l’arme en question, l’œil du caïd brilla d’un éclair de satisfaction dont je m’empressai de lui faire demander la cause. Bono ! répondit-il, en désignant mon fusil, et il me raconta que depuis plusieurs jours une panthère inquiétait les habitants du village, forcés, pour la tenir à distance, d’allumer des feux partout où reposaient leurs chèvres. Il ajouta qu’elle était venue la veille boire dans le petit ruisseau près duquel nous étions campés et avait effrayé de ses cris les femmes et les enfants. Je me fis conduire, ma lanterne à la main, à l’endroit qu’il m’indiquait, et je distinguai effectivement les empreintes de pattes d’un chat qui aurait eu la taille d’un veau. Comme ma petite tente était dressée, le feu allumé, et mes six œufs en bonne voie de cuire avec de la graisse dans l’assiette de fer battu qui forme en voyage toute ma batterie de cuisine, et comme, par-dessus tout, je comptais me mettre en route à deux heures du matin, je ne me dérangeai pas davantage ; seulement je coulai une balle dans chaque canon de mon fusil ; cela produisit un excellent effet sur la galerie, ainsi que l’ordre de rapprocher autant que possible nos quatre mulets des maisons.

Mon soldat, qui avait eu lieu d’exercer assez convenablement son talent culinaire pendant le voyage, se désolait à la pensée de la maigre pitance qu’il avait à m’offrir pour dîner. Je jugeai à propos de lui montrer combien j’y tenais peu et, pour distraire son attention, je lui fis des compliments sur la manière intelligente et active dont il savait s’acquitter de ses fonctions en confectionnant pour plusieurs personnes, et souvent en moins d’une heure, des plats fort présentables, malgré toutes les difficultés d’une cuisine faite à la hâte en plein vent ; j’ajoutai qu’on voyait qu’il en avait une certaine habitude. — Il me répondit que c’était La première fois qu’il se trouvait livré à lui-même pour ce genre d’emploi. — « Alors, lui dis-je, vous avez servi comme valet de chambre dans quelque bonne maison, car vous vous entendez aussi très-bien aux soins de l’intérieur. Que faisiez-vous avant d’être soldat ?


Réception dans la maison d’un mort. — Dessin de Stop d’après le commandant Duhousset.

— J’étais, me répondit-il, cocher de l’omnibus de la barrière du Maine au chemin de fer du Nord depuis trois ans ; après avoir été préalablement pendant trois autres années valet d’écurie dans la même administration. » — Il m’avait probablement voituré bien des fois à Paris, sans se douter qu’un jour il ravauderait mes chaussettes dans un bivouac quelconque de la Kabylie.

Je mangeai deux de mes œufs, lui abandonnai le reste, et me jetai tout habillé sur ma couchette. De son côté, étendant une couverture à terre, il s’établit en travers de l’ouverture de la tente. Quant au spahis, je n’en étais nullement inquiet : il avait trouvé moyen de se faire faire du couscoussou. Du reste, je devais être bien gardé ; des masses blanches aux formes indécises, mais entrevues, à intervalles égaux, dans le cadre de ma porte, me l’indiquaient suffisamment.

Les chacals et les chiens firent bientôt un sabbat d’enfer, mais, grâce à l’habitude des derniers jours, je n’en tins aucun compte, et je m’assoupis aussi profondément qu’au sein du plus profond silence. Vers une heure du matin, je fus réveillé par le bruit que faisait un être quelconque en grattant les parois de ma tente. Je toussai, ce qui est toujours une contenance, et me mis sur mon géant.

« Commandant ! me dit le spahis, écoute, c’est la bête. »

J’entendis alors un miaulement vague et assez lointain, dont mon imagination grossissait peut-être le son.

« Où est-elle ? demandai-je.

— Loin encore, mais elle va venir. Apprête ton fusil.

— Eh bien ! regarde de son côté, et si elle s’approche du nôtre, tu m’avertiras. Bonsoir. »

Et je me disais, en moi-même : « Il s’imagine vraiment, je crois, que je vais aller chercher à tâtons l’animal qui l’effraye. Ce serait très-intéressant peut-être pour un dompteur, ou pour ceux que les lauriers cynégétiques empêchent de dormir. Je ne les imiterai pas, je veux prendre le repos dont j’ai grand besoin. » Et sur ce monologue philosophique, je me rendormis. Mais la bête ne vint pas, et on n’interrompit point mon sommeil. Voilà tout ce que ce voyage me permet d’offrir de panthère au lecteur. Cependant, je suis persuadé qu’il y en a près de Dellys, dont je n’étais qu’à cinq lieues, et qu’on peut les y aller chasser. Ceux qui seraient tentés de le faire, ou qui simplement voudraient avoir sur la felis pardus de l’Algérie, plus de renseignements que je ne puis leur en donner de visu, n’ont qu’à consulter le livre de mon ami Bombonnel, le tueur de panthères. Ils y trouveront plaisir et profit.


Tourneur kabyle. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.

Décidé à partir de manière à profiter du clair de lune, j’éveillai mon monde un peu avant trois heures, et nous nous mîmes immédiatement en marche. Il nous fallut traverser d’abord un fouillis très-serré, qui devait offrir un abri propice aux bêtes fauves. Un terrain un peu plus praticable, au grand soulagement de nos mulets, nous mena ensuite dans des champs de bechna. Cette plante est une sorte de millet cultivée pour sa fécule, et dont les oiseaux sont très-friands ; aussi les Arabes sont-ils obligés d’installer, avant la moisson, dans les champs de cette céréale des guetteurs chargés d’éloigner les effrontés parasites, à grands renforts de cris et de frondes[4]. Ces gardiens se tiennent sur une petite plate-forme, de deux mètres d’élévation, légèrement construite en roseaux. Sur la dernière que je rencontrai, je ne vis qu’une flûte et une gourde liées ensemble. Certes, devant ce redoutable appareil, les oiseaux n’avaient qu’à se bien tenir.

À sept heures, j’entrais à Dellys.

Duhousset.



  1. Suite et fin. — Voy. page 209.
  2. Cet officier, commandant supérieur de Bougie, fut assassiné par les Kabyles en 1836.
  3. Le général de Barral, blessé mortellement en 1850 chez les Beni Immel, et mort deux jours après à Bougie, fut inhumé dans le fort, qui changea contre son nom celui de Moussa qu’il avait porté jusqu’alors. Le cercueil du général repose sous la voûte même de la porte du fort, dans une niche pratiquée dans l’épaisseur de la muraille.
  4. Ce système de surveillance pour les moissons est en usage dans la plupart des pays nègres. Les frères Lander l’ont retrouvé sur les bords du Niger, au centre de l’Afrique.