Première livraison
Le Tour du mondeVolume 16 (p. 273-288).
Première livraison

Route du fort Napoléon. — Dessin du commandant Duhousset.


EXCURSION DANS LA GRANDE KABYLIE,
NOTES ET CROQUIS RECUEILLIS ENTRE LA MÉDITERRANÉE ET LE DJURJURA,


PAR LE COMMANDANT DUHOUSSET.


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Avant-propos. — Les Kabyles. — Le fort Napoléon. — Tizi-Ouzou.

Je sais trop combien il est difficile de faire un travail complet sur la Kabylie pour avoir la prétention de n’omettre ou de heurter, dans ce que je vais dire, à propos de l’origine des peuples de cette contrée, aucune des opinions émises sur le même sujet.

Malgré les recherches les plus sérieuses, l’histoire de la Kabylie est demeurée incertaine et confuse jusqu’au jour où il nous a été possible d’en réunir quelques parties, grâce aux anciens documents et à la découverte de certains points de repère que la connaissance exacte du sol nous a permis d’établir comme indiscutables.

Quant à moi, je parlerai seulement des choses que mes différentes fonctions dans la Kabylie m’ont forcé d’étudier consciencieusement, et que j’ai fixées dans ma mémoire à l’aide de notes ou de dessins pris sur place. En faisant connaître l’agriculture et l’industrie des habitants de l’important massif compris entre la mer et le Djurjura (mons Ferratus des anciens), je m’efforcerai d’atteindre à la clarté sinon au pittoresque, et je m’estimerai heureux si je puis parvenir à intéresser mes lecteurs.

Personne n’ignore que le Kabyle n’est point un Arabe, mais bien un Africain possesseur originaire du sol, un Berbère[1], en un mot, l’homme du sol, que les différents peuples qui ont tour à tour occupé le littoral de la Méditerranée ont un peu modifié peut-être, mais dont ils n’ont jamais complétement changé les mœurs, et qu’ils ne se sont jamais assimilé.

Cependant, de cette possession à peu près constante du sol par le Kabyle, on aurait tort de conclure à la perpétuité de son langage conservé presque sans altération depuis les temps les plus reculés, pas plus que l’indomptable indépendance de son caractère ne doit faire supposer son sang pur de tout mélange étranger. Il est facile, aujourd’hui encore, de constater des dissemblances remarquables dans la couleur de la peau, des cheveux et des yeux, et l’on peut aisément suivre la gradation du blond clair au noir foncé. Néanmoins, malgré les barbes rousses et les cheveux dorés apportés dans cette contrée d’abord par les Romains et les déserteurs de tous pays que contenaient leurs armées, puis ensuite par les Vandales, l’élément arabe lui-même, qui a dû laisser le plus de traces visibles, a été absorbé par la race berbère fixe et tenace.

Les récits des historiens les plus anciens, surtout ceux de langue latine, parlent des Quinquagentiens, envahisseurs de l’Afrique septentrionale, comme ayant été forcés par leurs ennemis de se concentrer dans les montagnes, où l’on n’osa pas les poursuivre. Théodose lui-même échoua contre Firmus quand il ne parvint pas à l’attirer dans la plaine, où quelques-uns de ses succès furent encore douteux.

Sur ce littoral de l’Afrique que nous appelons aujourd’hui la Kabylie, toute la fin du quatrième siècle fut désastreuse pour la grande nation. Elle avait sur les côtes, on le sait, des établissements considérables dont on retrouve encore la trace ; mais prospérèrent-ils toujours ? On l’ignore. Et quelle fut leur durée exacte ? On l’ignore également, quoique l’occupation romaine, à dater de la fondation de l’empire, ait pu durer plus de quatre cents ans.

La principale fonction des chefs qui se succédaient alors en Afrique, était de suffire aux besoins de Rome, cet insatiable gouffre, et de pourvoir aux largesses que le gouvernement impérial faisait au peuple. Ils n’avaient nul autre but que d’arriver strictement à ce résultat.

Les Romains ne demandaient aux pays conquis que des esclaves et des laboureurs. Ceux des vaincus qui ne voulaient pas accepter leur joug leur abandonnèrent la plaine ; ils se retirèrent, en gravissant les hauteurs, jusqu’à ce que les bois et les ravins leur offrissent un abri inaccessible aux cruautés des centurions, aux exigences du fisc ; et, de ces forts naturels ils s’enhardirent plus tard à descendre, sous la direction de chefs audacieux, pour attaquer et refouler l’étranger.

N’ayant pour le moment à retracer que l’état actuel des Kabyles, nous devons commencer par décrire sommairement leur organisation.

L’ensemble des individus d’une même famille, notre clan celtique, s’appelle kharouba ; chacune des kharoubas qui composent le village ou déhera choisit parmi ses membres un dhaman qui doit la représenter aux réunions du conseil municipal, défendre ses intérêts, en un mot, être pour elle responsable ou répondant. Cette dernière acception est la vraie : un Kabyle qui prête une somme à échéance exige que son débiteur lui présente un ou deux dhamans ou cautions.

L’ensemble de plusieurs déhera prend le nom d’arch.

Dans chaque village, l’autorité est exercée par un amin, choisi à l’élection et à tour de rôle dans chaque kharouba. Ce chef est chargé de veiller à l’exécution des lois écrites, classées sous le nom de kanoun et ne sont que l’énoncé des coutumes en usage de temps immémorial en Kabylie.

L’amin ne peut prendre aucune décision, frapper aucune amende sans la réunion (djemâa) de ses adjoints ou dhamans toujours pris parmi les notables. Ce tribunal choisit un secrétaire (khodja) chargé de tenir à jour le registre de ses délibérations et de faire toute la correspondance avec l’autorité française. Ces fonctions de khodja sont rémunérées par des rétributions en figues, olives, etc., etc.

Le commandement de la tribu est donné par l’autorité française à un amin-el-oumena, qui a pour fonction principale la surveillance de sa tribu, au point de vue de l’ordre public. Il ne doit s’immiscer en rien dans les affaires des villages, qui se gouvernent chacun suivant son khanoun.

Chaque village est divisé en deux partis ou soff qui sont généralement ennemis héréditaires. On comprend facilement à quelles extrémités regrettables pour la tranquillité publique en arrivaient ces voisins irréconciliables, quand leurs intérêts se trouvaient en jeu.

Les élections étaient une source constante de trouble ; les armes à feu se mettaient de la partie, et, en un mot, pour me servir d’une expression locale : la poudre parlait.

La disposition des villages, dont les constructions se dominent presque toujours les unes les autres, rendait ces rixes sanglantes. Quelques maisons élevées étaient crénelées ; les autres étaient percées de meurtrières, et la djâma (mosquée) devenait, en raison de l’importance militaire de son premier étage, une véritable forteresse, dont la possession assurait le succès.

La djâma possède une caisse municipale, déposée entre les mains d’un oukil (homme d’affaires, gérant). Cette caisse est alimentée par les amendes qu’infligent le conseil municipal et l’autorité indigène, et par les droits perçus pour les mariages, les naissances et les morts.

En voyant que nous travaillons pour leur bien, les Kabyles s’habituent peu à peu à céder, dans leurs élections, à une impulsion plus centralisatrice. Nous devons profiter dans ce sens du fâcheux résultat des prises


Carte de la Kabylie.

d’armes peu parlementaires dont elles sont souvent la

cause.

Rien n’a plus efficacement agi sur les Kabyles, pour les amener à capituler en 1857, que la promesse de respecter leurs coutumes et leurs élections communales. Nous y trouvions notre intérêt, parce que la défense du pays les avait tous réunis dans une même cause ; et les divisions intestines devaient servir plus tard à la consolidation de notre conquête, jusqu’à ce qu’une connaissance plus approfondie de la contrée nous permît de diriger nous-mêmes ces élections pour amener la pacification complète du pays, tout en laissant, en apparence, l’honneur du résultat aux Kabyles.

Durant l’été de 1864, le calme régnait dans la grande Kabylie. Je voulus profiter des loisirs qu’il nous faisait pour compléter, par une excursion d’une vingtaine de jours, mes études commencées sur la contrée et sur ses habitants. Parmi les officiers de mon voisinage, je rencontrai quelques amis poursuivant le même but, les uns venant des bords de la mer, les autres descendent du fort Napoléon. Nous choisîmes la position centrale de Tizi-Ouzou pour lieu de rendez-vous et pour point de départ.

Et maintenant, quelques mots sur ces deux localités, qui jouent un rôle capital dans l’histoire moderne de la grande Kabylie.

Le fort Napoléon, le plus important de nos établissements militaires dans cette région, a été élevé pendant l’expédition de 1857, au centre même des Beni-Iraten, qu’on n’avait pu comprimer jusqu’alors. Le maréchal Randon en posa la première pierre le 14 juin 1857, et le relia en vingt jours à Tizi-Ouzou, par une route carrossable. Cinq mois suffirent pour tout terminer. Si l’on songe que tout était à créer, on ne saurait trop admirer l’intelligence de nos officiers ainsi que le courage et l’activité de nos soldats quittant le fusil pour
Tombeau romain près du fort Napoléon. — Dessin du commandant Duhousset.
la pioche et la truelle. Le fort Napoléon est placé sur un plateau fortement accidenté, élevé de plus de huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer, au lieu dit en arabe Souk-el-Arba, d’après un grand marché qui s’y tient le mercredi. Son enceinte de deux mille mètres, flanquée de dix-sept bastions, renferme une aire de douze hectares, coupée de rues larges et bordées par tous les bâtiments militaires qui constituent l’installation et le bien-être d’une forte garnison. L’activité coloniale y est déjà assez développée pour y avoir construit une centaine de maisons particulières, élevées sur les deux côtés de la rue centrale de la citadelle.

Du haut des remparts, on domine au loin le bassin de l’oued Sébaou, qui arrose, par son cours principal ou par ses affluents, la partie centrale, le cœur pour ainsi dire de la grande Kabylie. Tandis qu’au nord, l’œil est borné par la chaîne maritime qui longe la Méditerranée, de Dellys à Bougie, au sud, il suit les arêtes des contre-forts du Djurjura, plonge dans les profondes ravines qui découpent les plateaux des Zouaouas et remonte le long de leurs versants jusqu’aux crêtes chenues qui bornent l’horizon.

Une route de voitures relie aujourd’hui le fort Napoléon au poste militaire de Tizi-Ouzou (le col des Genêts). Ce nom est porté à la fois par un village de deux à trois cents habitants, et par un bordj ou fort situé au sommet d’un col de trois kilomètres de largeur environ, encaissé entre deux hautes chaînes de montagnes. Il a été bâti par les Turcs sur des ruines romaines ; de fortes murailles forment ses remparts, et dans leur épaisseur sont ménagés quelques réduits casematés servant de chambres à la garnison ; la porte ouverte sur la vallée est pratiquée sous une large voûte qui en défend l’accès. Au milieu de la cour, se trouvent un puits et une koubba.

Tel était ce bordj au temps des Turcs et lorsque sa garnison ou nouba comptait trois seffra d’artillerie, soixante-dix hommes environ, commandés par un kaïd qui gouvernait le pays d’alentour et présidait les marchés à l’aide de son khodja. Le moyen d’action le plus efficace de ce chef consistait dans l’emploi de colonies militaires ou smalas habilement placées dont la plus remarquable, la tribu Mar’zen des Amraoua, formait une excellente cavalerie, grâce à sa position au centre d’une plaine renommée pour sa fertilité. Elle interceptait les relations commerciales des Kabyles et rasait leurs moissons lorsqu’ils ne payaient pas l’impôt. Aussi, après la chute des Turcs, les Amraoua furent exposés aux vendettas des tribus voisines. Sous les Français ils ont conservé leur réputation d’excellents soldats ; ils forment un goum infatigable, et fournissent aux spahis ou aux tirailleurs indigènes des recrues qui se font remarquer par leur fidélité et leur intrépidité.

En 1854, on a ajouté quelques constructions au bordj que nos troupes occupèrent définitivement en 1855 et où elles jetèrent dès lors les bases d’un établissement qui prend chaque jour un sensible développement. Le village, bâti au-dessous du camp, est peuplé, comme tous les centres européens, de cabaretiers, de petits marchands ou de cultivateurs. L’ancien bordj turc et les
Halte à la fontaine. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.
constructions nouvelles constituent un solide établissement militaire : une ligne à crémaillère, transversale à la vallée, protége le fort et le village contre tout coup de main et vient se relier au bastion sud-est des fortifications. L’enceinte bastionnée du fort renferme des bâtiments qui, suivant les circonstances, peuvent servir de magasins, d’hôpitaux ou de casernes. Une garnison de mille hommes avec tout son accessoire en personnel et en matériel y serait facilement installée[2].

« Tout cet ensemble de constructions se trouve sur un des points culminants du col ; le village et le fort ont pour trait d’union le jardin des zouaves, ainsi nommé parce que les pioches de ces militaires, leur sueur et leur intelligence l’ont fait ce qu’il est aujourd’hui. Sous le canon de la place se tient tous les samedis le marché du Sebt, très-fréquenté et abondamment pourvu de tout ce qui peut intéresser les populations environnantes : bestiaux, chevaux, mulets, étoffes, armes, fers, laines, cuirs, etc., tout s’y trouve, jusqu’aux aiguilles et aux petits miroirs de juif ambulant. Le mamelon de Tizi-Ouzou, comme tous ceux que soulève en vagues la plaine du Sébaou jusqu’au djebel Faraoun, est nu comme un nid d’hirondelle. Pas un arbre, pas un arbuste, à peine une rare broussaille servant de limite à deux champs ; mais, en revanche, le massif du djebel Belloua s’élève majestueusement entre Tiz-Ouzou et le Sébaou, comme pour protéger le fort contre le vent du nord. Ses flancs boisés, verdoyants et broussaillés reposent l’œil lassé de la monotonie de la vallée ; la riche et vaste smala de Tizi-Ouzou étale ses nombreux gourbis sur les premières pentes du Belloua. Si vous avez un jarret de zouave ou de chasseur de chamois, montez ces pentes rapides et vous serez dédommagé en arrivant au sommet[3] ! »

À sept ou huit kilomètres à l’est de Tizi-Ouzou, nous trouvâmes le village ruiné de Sikhou-Meddour, après avoir traversé à gué les trois bras de l’oued Aïssi, lequel, à l’époque actuelle, apporte très-peu d’eau au Sébaou, dont il est en hiver un des plus considérables affluents. Notre première étape ne dépassa pas Djema-Sah’ridj, village des Beni-Fraoucen, dans lequel Mac-Carthy croit retrouver la Bida-Colonia des Romains. Son nom actuel (la mosquée du bassin) semble faire allusion à son site concave, arrosé de sources abondantes, et son aspect, quand on l’aborde du côté de l’est, est parfaitement en rapport avec les idées que peut susciter la connaissance de son passé.

On aperçoit tout d’abord un grand emplacement jonché de débris antiques et entouré d’habitations d’un assez bon aspect ; là se tient le marché, sur un sol où de nombreux réseaux de murs à fleur de terre attestent l’occupation romaine. À gauche, on côtoie le bassin en grandes pierres taillées auquel Djema-el-Sah’ridj doit son nom : tout autour se dressent un grand nombre de blocs d’environ un mètre de hauteur sur une largeur et une épaisseur moindres de moitié. Plusieurs blocs sont aussi encastrés dans les maisons voisines. Sur l’autre côté du marché s’élève la mosquée petite et basse, appuyée à un minaret de modeste apparence, mais pourtant
Djema-Sab’ridj. — Dessin du commandant Duhousset.
d’un bon effet dans le paysage. En poursuivant vers l’est, on rencontre deux autres fontaines, également construites en pierre de taille. On arrive enfin à l’extrémité orientale de la ville, vers une petite butte sur laquelle se détachent, au milieu des tombes, plusieurs pans de murs éboulés. Cette butte domine Djema-Sah’ridj et supportait probablement une citadelle.

La route, presque toujours en plaine, offre peu d’iotérêt jusqu’à cet endroit ; un souvenir pourtant s’y rattache : c’est de là que, en 1857, nos colonnes partirent des trois camps de Sekh ou Meddour, d’El-Hamis et d’Abidchamlat, pour enlever les contre-forts du Djurjura, dont on voit les petits villages se détacher en blanc sur les crêtes escarpées, à la hauteur du dernier de ces camps, un peu à l’ouest du Tleta.

Là, je quittai mes camarades pour ne les rejoindre qu’au rendez-vous du déjeuner, au village de Mahmoud. Je partis avec un guide pour explorer quelques sentiers dont les bords m’offraient la luxuriante végétation de la plaine : une forêt d’aloès et de cactus, mêlant leur feuillage épineux à la verdure un peu plus pâle des énormes oliviers au milieu desquels se cachent Souk et Tleta. Je constatai en passant près de l’endroit où se tient le marché, l’existence de quelques vestiges romains de peu d’importance.

Comme je ne tenais pas à retourner au campement du soir, je couchai au Tleta, et me remis en route le lendemain de bonne heure, pour rejoindre mes compagnons au rendez-vous de midi. Je savais le pays que j’avais à parcourir accidenté et d’un difficile accès, j’étais cependant bien loin de me douter des obstacles de toutes sortes que m’opposerait la petite chaîne qui sépare les Beni-Fraouçen des Beni-Khellili et dont les crêtes atteignent une altitude de mille mètres. Après avoir traversé l’oued Ntalglough je commençai à m’élever dans la montagne par des pentes plus ou moins douces ou accidentées, mais toujours en progression. À Taourirt-Aden, on compte déjà quatre cent soixante-quatre mètres ; à Ait-Yaich, nous en trouvâmes sept cent vingt cinq ; passant par Ait-Mansour, et Tizi-Terga, nous constatâmes à Igoulfan neuf cent quarante-huit mètres, et enfin neuf cent quarante-trois à Mahmoud. On voit à Tizi-Terga un canon de bronze à six pans, long de deux mètres cinquante centimètres, avec un calibre
Maison des marabouts et mosquée, à Koukou. — Dessin du commandant Duhousset.
de huit centimètres. Il porte une double croix incrustée, sans inscription. Ce curieux spécimen d’artillerie est probablement à la même place depuis la fin du dix-septième siècle, époque où, suivant la tradition, un bey turc l’abandonna après avoir attaqué en vain les Beni-Fraouçen, et échoué dans une tentative contre Koukou.


Élections à Koukou (grande Kabylie). — Dessin du commandant Duhousset.

Dans un grand nombre de passages, la route, très-peu praticable pour les hommes, est d’autant plus périlleuse pour les chevaux. Mon guide, piéton de la montagne tenait fort peu compte des résistances que m’opposait ma monture dans d’étroits sentiers coupés de grosses racines et de crevasses, et semés à l’improviste d’accidents à pic de près d’un mètre de hauteur. Je n’atteignis Mahmoud qu’à dix heures. Mon homme se félicitait d’avoir pris la traverse ; pour moi, j’étais rompu et je ne me réconfortai que grâce à un bon déjeuner champêtre, qui se ressentait de l’abondance de provisions que l’on possède toujours au lendemain d’un départ.

Dans la pleine liberté d’un voyage de plaisir, les choses les plus simples deviennent intéressantes. J’avais envoyé mon guide un peu en avant, pour qu’il tâchât de découvrir si mes compagnons, avec les bagages, étaient déjà au rendez-vous, dont on apercevait les rares maisons à une demi-lieue, et je m’étais arrêté à l’ombre de quelques arbres pour faire souffler ma monture, lorsque j’aperçus une jeune fille, jouant avec trois ou quatre enfants, près d’une fontaine. Son premier mouvement, à ma vue, fut de prendre la fuite avec ses petits compagnons ; mais, comme je demeurais parfaitement tranquille, elle se rassura bien vite, et la curiosité d’examiner le roumi l’emporta sur la crainte. Je poussai mon cheval sur la rigole où s’écoulait le trop-plein de la fontaine, afin qu’il pût aspirer quelques gorgées d’eau, et j’indiquai par un geste que
Retour du marché. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.
moi aussi j’avais soif. La jeune fille eut d’abord un tressaillement d’effroi ; mais, après avoir regardé aussi loin que sa vue pouvait porter, n’apercevant personne, elle grimpa sur la margelle du puits et se baissa pour y puiser de l’eau dans ses deux mains, dont elle forma une coupe que je dirigeai vers ma bouche ; puis j’humectai de salive une piécette d’argent et l’appuyai sur le front de la jeune et sauvage Hébé, qui, ouvrant de grands yeux effarés, s’enfuit à toutes jambes, sans qu’une parole eût été échangée entre nous, et pour cause.

Je m’éloignai en songeant au parti qu’un artiste eût tiré de cette scène aux couleurs bibliques. Rien n’y manquait, ni le type, ni le costume de la jeune Kabyle, ni la source jaillissant d’une petite excavation creusée dans le rocher, ni les effets d’ombre et de lumière sur la rude végétation des cactus et des aloès.

À partir de Mahmoud, le chemin devenait si mauvais


Passage d’un gué. — Dessin de Stop d’après un croquis du commandant Duhousset.

que nous montâmes tous à dos de mulet. Nous atteignîmes

ainsi, en marchant vers le sud, jusqu’à la hauteur de onze cent quarante-cinq mètres ayant à l’est les Beni-Raten et les Beni-Menguellet, à l’ouest le village de Taka, placé dans une belle position, et asile bien connu de tous les mécontents ; ses habitants, d’un naturel belliqueux, ont été la terreur de tous les villages voisins jusqu’à la conquête définitive du pays par les Français.

C’est par cette même route que l’expédition de 1854 s’avança jusqu’au Sebt des Beni-Yahia. Nous descendîmes un peu pour nous rendre à Koukou par le contre-fort qui remonte à l’est et dont les dernières pentes vont mourir au Sébaou.

Des débris de pierres de taille et une citerne en brique dans le style romain ont fait soupçonner à M. Mac-Carthy que Koukou est le Turaphilum des géographes de l’empire ; il est aujourd’hui habité par les Beni-Yahia. J’y avais été accueilli à une première visite par une tempête de neige. Cette fois, le manteau de frimas était remplacé par le tableau d’une moisson en pleine activité. Pour ce travail, les Kabyles se couvrent la tête d’un immense chapeau de paille de forme pointue aux bords larges d’une quarantaine de centimètres et rayonnant autour de leur visage. Leur costume se compose d’une chemise ou gandoura, qui laisse nus les bras et les jambes, et d’un tablier en peau, comme celui de nos forgerons. Ils moissonnent avec une faucille le blé et l’orge par petites poignées et fort près de terre. Le dépiquage ainsi que le vannage se font assez grossièrement avec des bœufs.

La coiffure des femmes, de même que la forme des poteries, est en rapport avec l’habitude qu’elles ont de porter sur la tête des cruches, d’un très-grand poids. Elles les maintiennent en équilibre en cambrant fortement les reins. Elles se font une large ceinture avec de grosses cordes en laine, dont elles entourent vingt fois leur taille. Quant à leur vêtement, c’est toujours un simple morceau de laine, retenu par deux épingles au-dessus du sein.


II


Un marché. — De Koukou à Bougie. — Moknéa. — Aspects du Djurjura. — Le bassin du Sahel. — Bougie.

Par une belle matinée de printemps, rien n’est aussi animé que les sentiers kabyles qui conduisent à un marché en renom : tout s’agite derrière le feuillage, tout est en mouvement dans les endroits guéables de la rivière, qui paraît habitée, tant les hommes, les femmes, les bestiaux y circulent et se pressent. Le chef de la famille s’aventure d’abord, les plus petits enfants sont portés sur les épaules ; il est rare qu’un Kabyle fasse la gracieuseté à sa femme de lui céder son âne ou son mulet, pour lui éviter la peine de se mouiller quelquefois jusqu’aux genoux. J’ai pourtant été témoin de la scène dont je donne un croquis page 281 : c’est peut-être parce que la femme qui y figure, à peine âgée de dix-sept ans, avait à porter deux très-jeunes enfants, que son maître consentit à la placer sur l’animal, lequel, toujours tiré en avant malgré sa résistance, décide du passage du reste du troupeau : les moutons d’abord, puis à leur suite le gros bétail.

Cette caravane allait au marché des Beni-Menguellet, l’un des plus importants de la grande Kabylie, et qui se tient sur la rive droite de l’oued Djemâa. Il occupe un vaste plateau dominé par des hauteurs couvertes de beaux oliviers. Toutes les tribus voisines de Drà-el-Mizan y amènent leurs produits.

On trouve là tous les spécimens de la fabrication industrielle et kabyle :

Les Juifs y apportent les bijoux algériens, et les cotonnades dont quelques indigènes font leur vêtement de dessous, en forme de chemise.

La plaine de l’oued Sahel y envoie ses grains, pour les échanger contre l’huile d’olive et les figues.

Les Beni-Janni s’y rendent avec leurs armes et leurs bijoux.

Les Beni-Aïssi y vendent leurs poteries ; les Benibou-Youcef leurs burnous et leurs haïks de laine, de couleurs diverses ; les Beni-Abbès leurs burnous rayés, jouissant à juste titre d’une haute réputation ; les Beni-Ouassif y amènent des mulets, dont ils font principalement le commerce.

Beaucoup de femmes, âgées pour la plupart, y vendent du beurre, du miel, des œufs, des fruits, quelques chétives volailles et des épices.

Ce marché, ordinairement très-animé, compte parfois jusqu’à quatre mille personnes. La surveillance y est le plus souvent exercée par un officier du bureau arabe, escorté de quelques cavaliers ; mais, en temps ordinaire, l’Amin el Oumena de la tribu sur le territoire de laquelle a lieu le marché, veille au maintien du bon ordre. Il a sous ses ordres les M’Khaznis, agents indigènes du commandement.

La rivière de l’oued Djemâa, que l’on peut presque traverser à pied sec en été, devient en hiver, à l’époque des pluies et des fontes des neiges dans un pays aussi accidenté, un véritable torrent roulant des troncs d’arbres avec des pierres, qu’il faut néanmoins traverser, bêtes et gens, pour se rendre au marché.

De nouvelles pertes étant signalées chaque année, les Beni-Menguellet, menacés de voir leur marché déserté par toutes les tribus de la rive gauche, firent à l’autorité la demande d’un pont, dont ils s’engageaient à fournir, sous notre direction, les matériaux et la main-d’œuvre. En conséquence il fut décidé à Alger qu’une section de pontonniers, sous les ordres d’un lieutenant, construirait ce pont, avec des bois abattus, dégrossis et apportés par les tribus sur le lieu du travail.

Un officier du bureau arabe, de concert avec le chef des pontonniers, était chargé de mener cette œuvre à bonne fin.

Il est curieux de voir comment les indigènes s’y prennent pour abattre et transporter en peu de temps les arbres les plus gros, sans autre outil que leur gadoum, petite hachette, qu’ils manœuvrent avec une activité remarquable : en quelques instants le pied de l’arbre est entouré d’une entaille profonde ; on dirige sa chute au moyen d’une corde, puis on le dégrossit en le dépouillant de ses plus fortes branches.

Il s’agit maintenant de l’enlever, sans aucune machine, du fond d’un ravin où, même sans le moindre fardeau, l’on ne descend que très-difficilement, et de lui en faire gravir des pentes abruptes ; tout cela seulement à la force des bras. Voici comment on s’y prend :

On passe en travers sous le tronc de l’arbre de gros madriers, que l’on fixe avec de forts liens ; on le soulève de terre, et dix ou douze hommes viennent placer leurs épaules sous chacun des madriers ; d’autres s’attellent avec des cordes à l’avant de cette lourde masse, et ceux qui restent disponibles supportent l’arbre lui-même ; on monte lentement et péniblement, chacun des travailleurs encourageant ses voisins et lui-même par des cris gutturaux qui n’ont rien d’humain.

Pour ce genre de travail, les hommes portent une chemise en coton ne dépassant pas le genou, et serrée par une ceinture de cuir ; leurs pieds sont couverts de la peau fraîche d’un animal, et leur tête est presque toujours nue.

Grâce à ces travaux, poursuivis sans relâche et bien dirigés, les deux rives furent promptement reliées par un petit pont, qui mit un terme aux obstacles que chaque crue des eaux apporte à ces réunions. Le pont achevé, les Kabyles fournirent encore quelques travailleurs, et bientôt un chemin carrossable facilita l’accès du marché aux tribus de la rive gauche. — Un mois suffit à l’achèvement de ce pont.

Au retour du marché, l’on rencontre des Kabyles portant à la main des morceaux de viande enfilés à une tige d’herbe, ou de diss, ou bien encore à une jeune pousse d’arbre. Ces petits lots de viande, préparés par les indigènes qui en font le commerce, se vendent à raison de 1 fr. à 1 fr. 50 c. Un seul suffit au repas d’une famille.

Les Kabyles mangent beaucoup plus de viande que les Arabes, aussi la quantité de bêtes livrées chez eux à la boucherie est-elle considérable. Sur le marché des Beni-Menguellet, j’ai vu égorger en quelques heures une quarantaine de bœufs ou de vaches, et le double de moutons et de chèvres. Le tout était coupé et arrangé en parts étalées sur du feuillage.

Rien ne reste comme déchet, sauf les intestins, dont la curée est bientôt faite par les chiens et les vautours, lesquels ne se trompent jamais sur la date des marchés. Dès le matin, on voit ces oiseaux voraces, perchés longtemps d’avance sur les arbres d’alentour, s’abattre sur le terrain, à peine évacué, et commencer le repas qu’ils savent bien leur appartenir ; après eux, mais seulement à la nuit complétement close, arrivent les chacals et les hyènes.

L’office de boucher est généralement rempli par de grands et forts nègres ; ils ont à leur service un enfant dont la fonction est de les fournir abondamment d’eau pour laver les morceaux de viande à mesure qu’on les dépèce. Les calebasses, ou énormes gourdes, qui contiennent cette eau, égalent souvent en volume une caisse de tambour.

Les parts faites, l’industriel a bientôt plié bagage ; il remet ses couteaux dans leurs gaînes d’un cuir épais et grossièrement travaillé, puis il va chercher gîte pour la nuit non loin du marché du lendemain, afin de pouvoir se mettre à l’œuvre dès l’aube.

Je rencontrai un jour un de ces robustes nègres dont la démarche et la tenue tournaient presque à l’idylle ; il marchait en cadençant son pas sur le son plaintif et monotone qu’il tirait d’un roseau percé et tenu en manière de flûte. Les trous, que ses doigts débouchaient successivement, variaient peu ce rhythme primitif qu’accompagnait son petit porteur d’eau. La main agile de celui-ci faisait résonner en mesure une peau tendue et servant de fond à un petit vase en terre. Le jeune artiste paraissait tout entier à l’harmonie de son chef de file, et ne tenait aucun compte de l’énorme gourde, vide, il est vrai, qui ballottait disgracieusement à son côté. Un montreur de singes s’était joint à eux ; il lançait de temps en temps un cri aigu en manière d’accompagnement, et paraissait disposé à s’associer à la bonne ou à la mauvaise fortune de ses compagnons pour la nuit ainsi que pour le souper. Celui-ci était suffisamment indiqué par les deux têtes de mouton suspendues à la ceinture du chef de la bande. Ils avaient tous trois l’air insouciant et heureux. Je les suivis des yeux jusqu’à ce qu’un détour de la route me les fît perdre de vue ; puis peu à peu, avec les dernières lueurs du jour, la flûte, le tambour et la voix s’éteignirent graduellement aussi ; le seul vol lourd d’un oiseau de proie repu anima pendant quelques instants encore le crépuscule, en coupant d’une ombre blanchâtre les dernières teintes de l’horizon qui rayaient de rouge les cimes brunes et dentelées des montagnes.

Le marché de Beni-Menguellet, devenu complétement silencieux, était retombé pour huit jours entiers dans la solitude, car il ne consiste qu’en un lieu de réunion sur lequel ne s’élève aucune habitation.

Partis à onze heures du matin de Mahmoud, nous arrivâmes à sept heures du soir à Souhama, où nous devions camper, ce qui me fut assez agréable après une journée d’environ seize heures de marche sous un soleil de juillet et d’Afrique. Les habitants de Souhama sont industrieux et commerçants ; ils voyagent volontiers et font l’exportation ; leurs habitations sont généralement bien construites.

Le lundi 18, nous quittâmes notre campement à sept heures. Le temps était beau, et le Sébaou, qui porte en cet endroit le nom de Boubehir, n’avait que très-peu d’eau à nous opposer. Aussi le traversâmes-nous en une enjambée pour remonter de l’autre côté, à Figha, où nous déjeunâmes. Un Kabyle vint poser respectueusement devant nous un panier très-hermétiquement fermé avec des feuilles : c’était de la neige que ce brave garçon était allé chercher au Djurjura ; il avait marché toute la nuit pour nous donner la jouissance de prendre notre café frappé de glace, par une température de quarante degrés.

De ce lieu, dont l’altitude ne dépasse pas cinq cents mètres, notre regard embrassait toute la riche vallée du Sébaou, et, en remontant au sud-ouest, rencontrait la ligne des cimes du Djurjura bien connue de chacun de nous.

À un quart d’heure de notre station, nous visitâmes une très-jolie fontaine, bâtie à la manière turque par un maçon de Souhama. Son entourage de rochers et d’arbres offrait aux regards un motif que n’eût pas dédaigné Salvator Rosa.

De là, nous nous engageâmes dans un terrain boisé, pour monter jusqu’à mille mètres sur un plateau ceint d’une forêt et terminé, à cinquante mètres plus haut, par le monticule de Moknéa. De son sommet, que domine le village, je jouis d’une vue très-étendue de toute la Kabylie, par un coucher splendide de soleil. Le rocher sert à la construction des maisons qui s’y appuient ; sa pierre se fend avec facilité, et assez régulièrement. Cette opération a été faite devant moi. Trois coups d’un lourd instrument pointu en fer, donnés régulièrement dans la même direction, déterminent une fente dans la masse rocheuse, qui s’ouvre comme les feuillets d’un livre. Cette manœuvre, répétée plusieurs fois, procure d’assez grandes dalles, que l’on peut employer immédiatement.

Les enfants de Moknéa sont presque tous blonds, surtout les filles dont la chevelure frisée n’est jamais coupée, tandis que les petits garçons ont la tête entièrement rasée. Les femmes sont assez laides et fort malpropres, quoique le haïk, leur seul vêtement, soit plus joli que celui des femmes des autres villages.


Chemin traversant le Djurjura au col de Tirourda. — Dessin du commandant Duhousset.

J’ai eu toutes les peines du monde à dessiner une petite fille qui, après m’avoir curieusement regardé quand je ne m’occupais pas d’elle, m’a obstinément tourné le dos dès que j’ai cherché à faire son portrait. En dépit de mes instances, généreusement appuyées par l’offre de quelques piécettes, je ne pus décider la farouche petite montagnarde à poser, et je dus me contenter de la placer dans un groupe.

Nos tentes étant établies sur la lisière d’un bois, nous fûmes assourdis, tant que dura la nuit, par les cris des chacals et des hyènes, dont les lugubres clameurs témoignaient énergiquement de leur désir de prendre part aux reliefs de la diffa que le village avait servie, comme de droit, aux cavaliers de notre escorte.

Nous étions arrivés à trois heures et demie à Moknéa, que nous quittâmes le lendemain, 19, à sept heures du matin.

Une plaine couverte de buissons et de lentisques nous conduisit, en appuyant un peu au nord-est, à une clairière où se trouvent des ruines romaines. C’était, à n’en pas douter, un poste fortifié, une redoute carrée de soixante pas de chaque côté, ayant eu probablement une tour ronde sur chacune de ses faces et à chacun de ses angles ; ainsi du moins semblent l’indiquer les quelques pierres à coins arrondis qui gisent sur le sol aux places dont nous venons de parler.

À neuf heures, nous reprenions notre direction sur Chêbel, après avoir cheminé quelque temps sous une forêt de chênes-liéges. Nous étions depuis la veille chez les Beni-Ghoubri.

Ici les matériaux de construction sont des éclats de rochers, et de grands morceaux de liége servent à la toiture, que l’on charge de grosses pierres pour empêcher le vent d’avoir trop de prise sur ces tuiles énormes et si légères. Nous campâmes en pleine forêt, à quatre heures du soir. Le site où nous nous trouvions était grandiose comme la haute futaie de Fontainebleau ; on y éprouve une fraîcheur très-sensible. Le village d’Icouren se montrait à notre droite ; j’y montai, et fus récompensé de ce surcroît de fatigue par l’imposant aspect de l’immense étendue qui se déroulait à mes pieds. J’apercevais au nord, le Tamgout et la mer ; à l’ouest, la vallée du Sébaou, qui se perdait dans les brouillards ; au sud, le grand profil du Djurjura ; enfin à l’est, des arbres et un inconnu montueux, vers lequel je projetais de me diriger le lendemain. Je croisai en chemin quelques femmes assez jolies, et des enfants toujours blonds.

La nuit, le thermomètre descendit à vingt degrés, c’est-à-dire à cinq ou six degrés plus bas qu’à l’ordinaire.

Depuis Mokuéa, on nous avait parlé de la présence assez fréquente de panthères dans la contrée.

Dès mon arrivée, j’avais demandé à voir le tueur de panthères du village ; car le métier de Nemrod, fort honorable chez les Beni-Ghoubri, y forme une fonction spéciale. N’ayant besoin que de peu de sommeil, j’ai l’habitude de sortir de très-grand matin, et de faire une petite promenade qui me montre sous un nouvel aspect ce que j’ai vu au coucher du soleil et me permet d’assister à tous les détails, souvent intéressants, du lever de notre petite expédition. Le chasseur était arrivé pendant la nuit : je l’interrogeai ; il m’apprit qu’il avait déjà tué trente-six panthères, et que son père en avait pour sa part détruit soixante-quinze. Il ajouta qu’il espérait bien arriver au même chiffre.


Panorama du Djurjura. — Dessin du commandant Duhousset.

C’est un jeune homme de vingt-huit ans, de taille moyenne, d’une constitution nerveuse et d’une figure intelligente, avec des traits fins. Je le dessinai de face et de profil. Il habite un village où nous devions déjeuner le lendemain. Sa manière de chasser est bien simple : il place un appât auprès d’un arbre sur lequel il monte ; puis, lorsque la bête se présente, il l’ajuste et a le talent de ne la pas manquer, bien que son arme, simple fusil kabyle, à silex, ne puisse inspirer beaucoup de confiance.

Mon cheval, très-surexcité au moment du départ, peut-être par suite des clameurs nocturnes dont il n’avait pu se rendre compte, profita du voisinage d’un autre cheval, que l’on tenait en main, pour se livrer avec lui à un combat furieux, et finit par s’échapper, emportant, en dedans de la cuisse, une large entaille qui saignait goutte à goutte, et il ne pouvait plus s’appuyer que sur trois pieds ; ce fut ainsi qu’il arriva à Tighil-Bouk-bair, où je dus le laisser.

Ce village gît, à près de six cents mètres d’élévation, absolument comme une aire d’oiseau de proie dans un creux de rocher. La perspective rappelle celle dont on jouit à Icouren ; seulement on aperçoit un peu plus la mer, et l’on découvre la vallée de l’oued Hammam. J’y fus accueilli par un joueur de flûte et deux tambourins. Comme le son criard de ces instruments m’est fort peu sympathique, surtout quand l’aspect du pays satisfait et occupe entièrement mes regards, je priai les musiciens d’aller m’attendre auprès de notre cuisine. Ils ne se firent pas répéter cet ordre qui flattait leurs penchants. Mis à l’épreuve le soir, leurs instruments me parurent tout à fait semblables, tant pour la forme que pour le son, à ceux de la Géorgie ; les airs qu’ils nous firent entendre me rappelèrent un concert absolument du même genre auquel j’avais assisté à Tiflis. Pour que la ressemblance fût complète, il n’eût été besoin que de déshabiller jusqu’à la chemise les gens du Caucase.

Avant de nous remettre en route nous changeâmes de montures. Le tueur de panthères, qui était devenu mon ami depuis le matin, voulut absolument me céder sa mule, ce que j’acceptai. Je fis un petit pansement à mon cheval, que je fis reconduire à petites journées à Tizi-Ouzou, et nous partîmes par une route assez insignifiante et même assez triste, jusqu’à la limite du cercle de Tizi-Ouzou. Le soir nous étions à Tarourt, ou Tabarourt, où nous attendait une abondante diffa.

Notre campement fut établi sur une pente douce, dans une sorte de grand entonnoir ; un vent d’ouest furieux vint y tourbillonner à minuit, arrachant les piquets et renversant les tentes, sans respect pour le paisible sommeil des voyageurs fatigués. Heureusement nous en fûmes quittes pour une seule rafale ; tout fut bientôt réparé, et notre petite troupe était prête à partir à cinq heures. Nous avions un interprète qui cumulait, avec ses fonctions de linguiste, celle de pourvoyeur de notre bouche, autrement dit : de chef de popote. Le mot est consacré. Il avait sous ses ordres immédiats mon cuisinier et un domestique ; l’administration des cantines contenant nos provisions ; enfin trois spahis nous servent d’escorte.

Il n’est guère de lecteurs qui ne connaissent le sens du mot diffa : c’est la redevance des indigènes envers tout chef voyageant, dans la limite de son cercle, pour le service de l’État. Chaque village participe à cette fourniture de vivres, dont la dépense est réglée en commun par les plus hauts fonctionnaires de l’endroit. La diffa se compose généralement de couscoussou, de viande de mouton, de poulets cuits à l’eau, de lait aigre et de miel. On apporte le couscoussou sur des plats en terre ou en bois, ressemblant à des coupes à champagne qui auraient cinquante centimètres de diamètre. Cet aliment, dont chaque grain de la grosseur d’une forte tête d’épingle est composé d’un peu de froment humecté avec de l’eau, offre l’aspect d’une grosse semoule. Il est d’autant plus blanc qu’il a fallu plus de soins pour le confectionner, et comme choix de céréale et comme finesse de manipulation. Toutes ces victuailles s’étalaient alignées devant nous, qui n’y touchions guère, à la grande satisfaction de nos gens. Ceux-ci en prenaient la meilleure part, qu’ils partageaient pourtant avec les notables ; les autres plats étaient répartis selon l’importance des individus, et passaient de groupe en groupe jusqu’à ce que le dernier os fût complétement nettoyé.

Le couscoussou s’assaisonne avec du lait caillé, ou avec du meurga : c’est de la graisse mêlée à beaucoup de poivre et de piment. Chacun creuse son trou devant soi dans le plat, pour y faire son mélange à sa guise avec une petite cuiller de bois, et déchire sa viande tout simplement avec les doigts. L’eau est la seule boisson en usage dans ces repas, que nous trouvions toujours prêts à chaque étape. Le village fournissait en outre, à l’heure du déjeuner et du dîner, de l’orge et de la paille à nos bêtes.

Au delà de Tarourt nous n’avions plus droit aux égards dont nous avions été l’objet jusqu’alors, car nous allions entrer dans la province de Constantine ; par conséquent plus de diffa pour les hommes ni pour les chevaux. Force nous était donc de réduire notre train de voyage, et de faire à l’avance quelques provisions pour notre nourriture et notre coucher. Nous nous séparâmes du gros des bagages qui devaient nous précéder le lendemain de quelques lieues plus au nord, à un endroit où nous ne pouvions manquer de repasser trois jours après, en revenant de notre pointe sur Bougie.

Non loin de Tarourt on trouve des eaux thermales. Le pays, légèrement boisé comme un pare, selon l’expression anglaise, offre une assez belle végétation, que tache malheureusement en trop d’endroits la croûte charbonnée qu’y laisse l’incendie que l’indigène ne se fait pas scrupule d’allumer pour défricher le moindre coin de terrain. Ainsi pour planter un hectare de figuiers, il en dévaste dix de chênes-liéges. Et ce mal gagne loin de diminuer, la surveillance étant difficile à exercer aux extrémités des cercles, où le manque de routes garantit l’impunité des coupables.

La course du lendemain fut très-longue. Nous marchions perpendiculairement à la direction de tous les petits ravins dont les eaux vont se jeter dans la mer. Il fallait perpétuellement descendre et monter, en nous dirigeant sur une grande montagne bleue qui bornait notre horizon, et au pied de laquelle nous devions camper le soir. Après six heures de marche à dos de mulet, nous nous arrêtâmes, pour déjeuner, dans les environs du petit village appelé Cheurfa. À six heures du soir nous arrivâmes à Toudja, au pied du mont Arbalou, dans la plus délicieuse oasis que l’on puisse imaginer. La terre, parcourue en tous sens par des sources fraîches et limpides jaillissant en abondance des rochers qui forment la base de la montagne, y est d’une admirable fertilité. Il y a là plus d’une lieue carrée de verdure touffue, formée en grande partie d’orangers et de citronniers, auxquels se mêlent, avec quelques palmiers, d’énormes caroubiers. Les maisons y sont bien bâties et ont même un certain air de coquetterie ; des vignes, aux énormes grappes, relient les arbres entre eux, et étendent jusqu’aux branches les plus élevées leurs festons de pampres et de fruits. Il n’est pas rare de voir les rameaux d’un seul cep, gros comme le corps d’un homme, s’étendre assez loin pour enlacer quatre ou cinq frênes. Leurs grappes sont généralement d’un rouge fauve, leurs grains très-gros et très-sucrés. Les Kabyles, qui en tiraient autrefois très-peu de profit, en ont, je crois, vendu l’année dernière pour vingt mille francs au fort Napoléon et dans les environs. Depuis deux ans on en fait du vin, avec un résultat assez satisfaisant. On a obtenu 300 bordelaises de 220 litres ; c’est une industrie nouvelle dans le pays. Quelques colons s’efforcent de la perfectionner, mais jusqu’à présent la liqueur n’a pas entièrement répondu aux promesses du raisin, qui est surtout délicieux à manger.

Nous nous établîmes dans un champ nouvellement moissonné, à six lieues environ de Bougie, sans que personne pût nous dire le temps que nous devrions mettre pour y arriver.

Je constatai ici que plusieurs indigènes avaient des goîtres. Je croyais cette maladie un des tristes résultats de l’habitation des contrées froides et humides, telles que les parties élevées des Alpes et du Valais, où l’eau potable n’est autre que la neige fondue. Mais la Kabylie est dans de tout autres conditions ; peut-être ses rochers contiennent-ils des sels de magnésie, comme on en trouve partout où il y a des goîtres.

Cette observation faite, je reviens au charmant paysage qui limitait ma vue au sud-est par la vallée du Sahel et les collines qui la bordent. Tout était resplendissant de lumière et de vie, la moisson occupait tout le monde ; peu à peu cependant les ombres descendirent, les femmes vinrent puiser l’eau dans des amphores dont l’orifice est fermé par une touffe de feuillage, et qu’elles portent sur leur tête en tenant les anses dans leurs mains. Les troupeaux de chèvres rentrèrent alors dans les habitations ; l’appel à la prière fit retentir sa voix sonore, puis tous les bruits s’éteignirent avec le soleil : il était nuit.

Le jour suivant, nous étions à cheval dès six heures du matin, et nous quittions notre campement suivis de deux spahis seulement. Après vingt minutes de marche nous rencontrions les restes d’un aqueduc romain, unissant deux petits monticules. Vingt de ses piliers sont encore debout ; le plus élevé paraît avoir à peu près dix mètres de hauteur. Ses voûtes et son canal n’existent plus, mais quelques assises marquent sa trace encore assez loin. La route est une petite chaussée qui descend rapidement à mi-côte. Nous touchions évidemment aux derniers contre-forts d’une chaîne qui semble être le prolongement du Djurjura depuis le col d’Akladou jusqu’au cap Carbon, et qui limite au nord le bassin de l’oued Sahel.

Nous ne tardâmes pas à descendre dans la belle plaine ouverte sur le golfe de Bougie. À neuf heures, nous rencontrions une route carrossable assez bien entretenue, mais qui, malheureusement pour le pays, n’est pas assez longue, et dont les embranchements, laissés à l’état de sentiers à mulet, sont trop escarpés pour permettre des communications régulières, surtout dans la mauvaise saison, qui est cependant moins marquée en ces lieux que dans la haute Kabylie.

Un petit massif d’arbres nous servit de réduit pour réparer le désordre de notre toilette. En un clin d’œil nous changeâmes de bottes, de pantalon, et nous eûmes l’air de citadins rentrant chez eux après une promenade. Nous gagnâmes ainsi un hôtel de Bougie, où notre premier soin fut de nous occuper du déjeuner, auquel notre grande course du matin nous avait vaillamment disposés. Ce repas, que nous trouvâmes très-bon, nous eût paru meilleur encore si la température de la salle à manger eût été moins élevée. Toutefois la chaleur, excessive partout, ne nous empêcha pas de visiter la ville, qui est charmante et de beaucoup supérieure à Dellys. Comme cette dernière, Bougie est bâtie en amphithéâtre, mais sur une plus grande échelle. Si l’on voulait créer en Afrique un beau port militaire, je crois qu’il a sa place marquée ici. La baie de Bougie est très-grande, trop profonde, sur ses rives accores, mais possède des recoins très-sûrs. À l’espace que couvrent les nombreux vestiges romains, on voit que cette ville est le débris d’une grande cité. Des mains des Vandales elle passa dans celles des Sarrasins, qui en furent dépossédés par les Espagnols. Ceux-ci l’occupèrent pendant quarante-cinq ans, après quoi, une capitulation la livra au dey d’Alger, et elle resta au pouvoir des Turcs, jusqu’à sa prise par le général Trézel, en 1833.

Dès cette époque, et pour mettre Bougie à l’abri des attaques journalières des Kabyles, des Mazaïa et des Bou-Messaoud, on résolut d’occuper militairement les hauteurs qui se détachent du Gouraïa et dominent la vallée de l’oued Soummam.

Dans ce but, on construisit des redoutes ou blockhaus se protégeant réciproquement de leurs feux croisés. Les Kabyles, qui savent par expérience tout le profit qu’on peut tirer au point de vue militaire d’une hauteur dominante, s’opposèrent par tous les moyens possibles à l’achèvement de ces travaux. Les attaques à main armée ne pouvant leur offrir des chances suffisantes de succès, ils employèrent la ruse.

Pendant la nuit, ils se glissaient en rampant, sans bruit perceptible pour une oreille européenne, jusqu’au milieu des broussailles qui environnaient les travaux ; puis, au point du jour, nos travailleurs étaient assaillis par une grêle de balles, envoyées par des tirailleurs invisibles qui, en raison de leur parfaite connaissance du terrain, échappaient facilement à toutes les recherches.

On eut l’idée d’employer pour les dépister des chiens européens : ces animaux, en effet, sont toujours disposés, nous avons pu maintes fois nous en convaincre, à déchirer à belles dents le burnous d’un indigène ; sur ce point ils sont payés de retour par les chiens arabes et kabyles. Cette chasse à l’homme donna de si bons résultats que nos chiens furent répartis par compagnie et que la nourriture, m’a-t-on affirmé, leur fut assurée par les soins de l’administration militaire, dont le contrôle s’exerçait régulièrement, sur ces étranges auxiliaires, par des appels hebdomadaires.

Bougie n’a du côté de la terre qu’un débouché : la route de Sétif, c’est trop peu : Bougie n’acquerra l’importance à laquelle elle a droit par sa position exceptionnelle, qu’au moyen de voies et de communications faciles et nombreuses. C’est alors seulement qu’elle deviendra, bien plus qu’aujourd’hui, le débouché principal des céréales, des huiles et des fruits de la Kabylie. Jusqu’à présent, son plus considérable revenu a été la cire ; encore la domination musulmane a-t-elle paralysé ce commerce pendant très-longtemps.

À quelques kilomètres du cap Carbon, s’élève, du sein de la Méditerranée et non loin de la côte, un rocher d’environ cinq cents mètres de longueur. Son sommet, aride et nu, forme un plateau légèrement incliné vers l’ouest ; ses flancs seuls sont mouchetés d’une maigre végétation. C’est l’îlot de Djeribia, auquel les Arabes, qui remplacent toujours l’histoire par la légende, ont rattaché la tradition de la grandeur et de la décadence de Bougie. Nous en empruntons la substance à une intéressante monographie de cette ville due à M. Féraud, interprète de l’armée française.

« Moula-en-Naceur, le fondateur de Bougie, emmena un jour dans une promenade au milieu du golfe, Sidi-Mohammed-el-Touati, un saint personnage qui vivait dans l’ascétisme le plus absolu. « Admire, lui dit-il, les progrès de mon entreprise et la splendeur dont brille aujourd’hui Bougie… » Sidi-Touati blâma son ambition et sa passion aveugle pour le luxe et la manie des créations. « Tu oublies, disait-il, l’instabilité des choses humaines ; apprends donc que les monuments que tu
Col de Tirourda. — Dessin du commandant Duhousset.
t’obstines à élever à grands frais tomberont en ruine, seront réduits en poussière ; et la renommée que tu espères fonder sur leur durée, s’écroulera comme eux, avant le temps. » Moula-en-Naceur paraissant sourd à toute exhortation, le marabout ôte son burnous, le déploie devant le sultan, lui cachant ainsi la vue de Bougie. À travers ce rideau improvisé et devenu transparent, En-Naceur aperçut la Bougie des temps modernes, ruinée et presque inhabitée. En-Naceur, vivement impressionné et comme frappé d’aliénation mentale, renonça aux honneurs, abdiqua en faveur de son fils Moula-el-Aziz, et, à quelque temps de là, disparut une nuit. On fit pendant quatre ans les recherches les plus minutieuses pour découvrir sa retraite. Enfin une barque de pêcheurs aborda un jour, par hasard, l’îlot de Djeribia (l’île Pisan) au nord de Gouraïa. Les marins bougiotes trouvèrent sur ce rocher un anachorète presque nu et réduit à un état prodigieux de maigreur : c’était Moula-en-Naceur. Comment avait-il vécu pendant quatre ans sur ce roc aride et solitaire ? C’est ce que la légende explique en ajoutant que chaque fois qu’En-Naceur plongeait la main dans la mer, un poisson venait s’attacher à chacun de ses doigts. Moula-el-Aziz et tous les grands de son empire se rendirent à l’îlot de Djeribia pour ramener le sultan fugitif. En-Naceur, inébranlable dans sa résolution, persista dans son isolement et mourut sur son rocher. »

Duhousset.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Berbères. — Barbari en latin, barbaroi en grec, beraber et berabra en arabe. Tous ces mots semblent venir du sanscrit warwara, appellation hostile appliquée à l’étranger.
  2. Voy. pour plus de détails l’Itinéraire historique et descriptif de l’Algérie, par Louis Piesse, dans la collection des Guides-Joanne.
  3. Revue africaine.