Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/17

XVII.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 280-283).
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XVII

Une élection. — Chez Joseph Turenne. — Manière de faire de l’ordre avec du désordre. — Deux cents et tant d’électeurs métis. — Une harangue du Français de France. — Une horloge intelligente. — Reil est élu. — Au presbytère de Saint-Norbert.


Le 13 octobre étant le jour fixé pour l’élection du comté de Provencher, élection d’où pouvait sortir, suivant l’expression consacrée, la paix ou la guerre entre les partis religieux et nationaux du Nord-Ouest Canadien, je n’avais garde de manquer à la cérémonie. Depuis quelques jours d’ailleurs il y avait du trouble dans l’air. On parlait d’individus embauchés à Winnipeg pour aller en armes influencer l’élection. La pratique n’était pas absolument nouvelle, elle n’était même que trop conforme à certains précédents datant d’une ou deux années à peine. À Saint-Boniface, les « Orangistes » avaient envahi, pistolet au poing, un bureau de vote présidé par un métis français, Émilien Genton. Le vieux chasseur de bisons, un hercule carré, était froidement demeuré à son poste en dépit des décharges de revolver, malgré la déroute de ses assesseurs ; il se contentait de répéter, avec un flegme imperturbable : « Nous commencerons à compter les votes quand ces messieurs auront fini leur sabbat. »

Cette fois, ce n’était pas dans la banlieue de Winnipeg que se faisait l’élection, mais à une vingtaine de kilomètres, non loin de Saint-Norbert, dans la maison de Joseph Turenne. Le matin, en partant de Winnipeg, en compagnie d’un négociant notable, Anglo-Saxon que ses sympathies rattachaient au parti français, j’avais remarqué, stationnant dans la rue principale, devant l’hôtel Davis, rendez-vous habituel des Orangistes, une vingtaine de petits chars à bancs suspendus ou buggies dont le rassemblement eût été certainement qualifié de suspect par un détective quelque peu perspicace. Mon compagnon de voyage me confia que, d’après le bruit courant, Île procureur général Clarke avait fait louer ces voitures pour transporter sur le lieu du vote une centaine de gaillards préalablement assermentés en qualité de constables auxiliaires, non, comme on pourrait le croire, pour assurer l’ordre, mais pour le troubler, suivant les formes les plus hypocritement légales dont il serait possible de se prévaloir. Ce qu’on voulait surtout, paraît-il, c’était gagner du temps. D’après un usage anglais importé au Canada, c’est seulement dans l’assemblée des électeurs, au jour fixé par l’ordonnance de convocation, que les candidatures sont officiellement proposées et discutées. Cette formalité s’appelle « la mise en nomination ». Lorsqu’un seul candidat est ainsi présenté au suffrage populaire, on le déclare séance tenante « élu par acclamation », sans passer par la formalité du vote individuel. Si, au contraire, deux ou plusieurs candidats ont été « mis en nomination » par leurs partisans respectifs, l’assemblée se sépare en renvoyant à une date ultérieure le scrutin qui doit décider de l’élection, en un seul tour et à la majorité relative.

On savait ou l’on prétendait savoir à Winnipeg que l’assemblée des métis de Provencher ne permettrait pas la mise en nomination d’un rival de Louis Riel. Les « constables » devaient mettre bon ordre à ces velléités vraies ou prétendues, et assurer la présentation de Clarke par quelque compère plus ou moins électeur dans la circonscription. L’élection définitive étant ainsi ajournée, et profitant de la position particulière de Riel, réputé fugitif de la justice, on pourrait entre temps dénicher, dans l’inextricable fouillis des lois anglaises, une clause d’incapacité légale qui, écartant de la lutte l’ex-chef du gouvernement provisoire, assurât le mandat de député fédéral à son adversaire. N’oublions pas, pour bien comprendre la portée de cet expédient, que dans les pays de droit anglais, à l’inverse des usages admis chez nous en matière d’annulation d’élections, la « disqualification » ou incapacité du candidat qui a réuni le plus grand nombre de suffrages n’entraîne pas nécessairement une nouvelle convocation des électeurs. Les suffrages exprimés en sa faveur sont souvent considérés comme non avenus, et le premier en tête des concurrents éligibles se trouve investi du mandat disputé.

L’édifice choisi pour lieu de vote était un simple rez-de-chaussée de deux pièces, précédé d’une cour assez spacieuse, entourée par l’inévitable « fence » ou barrière en troncs d’arbres. Les électeurs, presque tous métis français et au nombre de plus de deux cents, autant que je pus en juger, formaient cà et là des groupes fort animés. Tous étaient en costume de route : chapeau large, mocassins, ceinture de couleur serrant la taille. Le type dominant était bien celui des aborigènes Cris et Saulteux, dont le sang entrait certainement pour les trois quarts, quelquefois pour les sept huitièmes, dans la complexion de la grande majorité des assistants. Toutefois la filiation européenne se révélait dans la barbe, remarquablement forte chez le métis à n’importe quel degré de mélange, tandis qu’elle est, comme on sait, très-peu fournie chez l’Indien pur. Ils avaient dû faire, pour la plupart, un assez long trajet, car les circonscriptions électorales, dans ce pays encore si peu peuplé, dépassent de beaucoup l’étendue d’un département français. Les montures de ceux qui étaient venus à cheval étaient réunies à peu de distance, sous la garde de quelques jeunes gens. Point d’armes apparentes : ainsi l’exigeait la loi ; mais il n’aurait pas fallu aller bien loin pour trouver tout un arsenal soigneusement dérobé aux yeux des profanes, dans un petit bois de trembles, près des berges de la Rivière Rouge.

« Vous comprenez ben, m’sieu, » me disait un vieux chasseur aux longs cheveux couleur d’aile de corbeau, encadrant une physionomie plus qu’à demi indienne, avec son air de bonhomie narquoise et son accent bas-normand, « dans cette saison cite (sic), il y a tout plein de poules de prairies, et faut ben avouère (avoir) un fusil pour se distraire en route. »

En attendant, ce n’était pas précisément pour signaler l’arrivée d’une compagnie de ces pauvres gallinacés que trois ou quatre guetteurs interrogeaient des yeux la route de Winnipeg.

La mise en nomination devait être réglementairement terminée à deux heures précises, et jusqu’à ce moment aucun nom n’avait été présenté en opposition à celui de Louis Riel. Circonstance digne de remarque, le premier « parrain » de la candidature de l’ex-président métis avait été un Écossais protestant, l’un des plus riches, des plus notables et des plus anciens habitants de Winnipeg, M. Bannatyne, lequel, en s’excusant de ne pouvoir s’exprimer avec toute la pureté désirable dans l’idiome de la majorité des assistants, leur rappela en fort bons termes qu’à défaut de l’accent, il avait du moins le cœur d’un métis canadien. Des applaudissements bien nourris avaient accueilli l’orateur, ainsi que les principaux chefs du parti français à Manitoba, MM. Royal, Dubuc, Larivière, etc., lesquels avaient pris ensuite la parole pour « seconder » la motion. Dans un langage moins châtié, mais éloquent et vigoureux à la fois dans sa simplicité naïve, deux électeurs métis exposèrent les griefs de la vieille population du pays contre les fanatiques d’importation récente, vrais perturbateurs de la paix publique. Puis M. Royal fit à l’auteur de ces lignes l’honneur de le présenter à l’assistance comme un « Français du vieux pays », passionné pour l’avenir et la prospérité des Français de la Rivière Rouge ; mais, pour prix de cette gracieuseté, il eut la cruauté de réclamer un discours. Il fallut s’exécuter et servir aux électeurs du comté de Provencher la harangue demandée. Mon improvisation fut-elle bonne ou mauvaise ? Je ne sais ; mais le « vieux pays » fut chaudement acclamé dans la personne de son très-humble représentant.

Sur ces entrefaites, un certain mouvement se manifeste au dehors. Les voitures suspectes du matin sont signalées ; l’ « officier rapporteur » du bureau électoral, un franc Bourguignon transplanté depuis une dizaine d’années en ces lointains parages, demande si personne ne propose un autre candidat. Pour toute réponse un tonnerre de hourras en l’honneur de Louis Riel ; l’horloge de céans marque l’heure réglementaire. La séance est close, et Louis Riel déclaré élu « par acclamation » à la Chambre des communes du Canada pour le canton de Provencher. Il me semble que le temps a passé bien vite ; mais il faut croire que l’horloge de céans est une horloge intelligente, désireuse de protéger le bon droit contre l’intrigue et la violence ; car, il faut bien l’avouer, ma montre, moins soucieuse des intérêts manitobains, retarde de trois bons quarts d’heure.

Deux ou trois minutes plus tard, vingt voitures, contenant environ quatre-vingts gaillards de fort mauvaise mine, armés de revolvers et de gourdins, s’arrêtent devant la barrière ; le policeman D*** et deux de ses « constables volontaires » se détachent du groupe, pénètrent sans obstacle dans la salle, fort surpris de ne rencontrer aucune résistance, et plus surpris encore d’apprendre que tout est fini sans qu’ils aient eu l’occasion de s’en mêler. Pour se donner une contenance, ils prétendent avoir mission de rechercher le candidat placé sous le coup d’un mandat d’arrêt. Mais Riel, sans être bien loin de là, s’était pourtant gardé de mettre un pied dans la souricière. Aussi laissa-t-on nos gens chercher tout à leur aise. Quelques mois plus tard, Riel se présentait à Ottawa, en dépit d’un déchaînement inouï de la presse haut-canadienne, et faisait acte de présence au Parlement, en signant son nom au registre de la Chambre. Mais, l’inviolabilité des députés n’existant pas au Canada, ses amis le firent promptement repasser aux États-Unis. Son but d’ailleurs était atteint, la discussion si longtemps ajournée sur la liquidation définitive des « troubles du Nord-Ouest » ne pouvait plus être évitée. Riel fut, il est vrai, déclaré exclu de la Chambre, tandis que Lépine était condamné par le jury de Winnipeg ; mais le nouveau cabinet canadien dut ouvrir une enquête sur les promesses d’amnistie faites aux métis par le ministère précédent. Quinze mois plus tard, le gouverneur général du Canada, lord Dufferin, obtenait de la reine une ordonnance d’amnistie, complète pour tous les acteurs secondaires de la petite révolution de 1869-1870, partielle pour trois personnes seulement : Riel, Lépine et O’Donohue, frappés d’un bannissement de quelques années.

Au sortir de la salle de vote, les métis s’étaient dispersés, s’en retournant par petites troupes de piétons et de cavaliers, et fredonnant, sur de vieux airs normands, des chansons de « voyageurs », composées pour la plupart par des poëtes du cru. De son côté, le P. Ritchot, mis en bonne humeur par l’issue de la journée, emmenait les principaux acteurs, orateurs et invités de la cérémonie, y compris l’auteur, à son presbytère de Saint-Norbert, où ses deux nièces nous avaient préparé un dîner à la hauteur de la circonstance. On en était au potage, la fameuse soupe au lait et aux huîtres, en haute faveur, comme on sait, dans toute l’Amérique du Nord, quand tout à coup on signala derechef les « buggies » orangistes qui s’engageaient dans l’avenue de trembles et de bouleaux conduisant au presbytère.

Nous n’en avions pas encore fini avec ces indiscrets. Furieux de leur déconvenue au « poll » et fortement imbibés de mauvais whisky, ils prétendaient prendre leur revanche en dénichant l’indénichable Louis Riel parmi les invités du curé de Saint-Norbert. L’amphitryon fronçait les sourcils : « Il y a un bout à tout, disait-il, même à la patience d’un curé patriote ; » pour un peu il « ferait sauter en l’air tous ces maudits-là comme des grenouilles, » grâce à quelques barils de poudre restés en sa possession depuis l’époque du gouvernement provisoire. Ce fut l’élément laïque représenté par le secrétaire provincial, M. Royal, qui dut prêcher le calme et la conciliation. Finalement, l’un de nous se détache en parlementaire et conduit les enragés perquisitionneurs dans tous les coins et recoins du presbytère et de ses dépendances, église, logement des sœurs, etc., etc. Pas plus de Riel qu’à l’assemblée électorale. Finalement, les hommes de Clarke et de notre peu estimable compatriote D*** regagnent bredouilles leurs véhicules, non sans proférer quelques menaces assaisonnées des plus beaux jurons de l’idiome saxon du Far-West, langue d’une richesse exceptionnelle sous ce rapport.